En Suisse, les cinéphiles lui doivent certains de leurs plus grands éblouissements. Distributeur voué à la promotion de « films du Sud » (Afrique, Asie, Amérique Latine), Trigon-Film s’efforce depuis treize ans de maintenir ouverte une brèche par laquelle, au milieu des blockbusters standardisés, se faufilent de véritables joyaux. Le Voyage, Un lieu dans le monde, Le collier perdu de la colombe, Le Sud, West Beyrouth, Aux guerriers du silence, La vie c’est siffler, Les yeux bleus de Yonta... : autant d’univers envoûtants, radicalement dépaysants, qui font toucher du doigt la richesse et la diversité du monde. Soudain, on entrevoit ce que pourrait être, très loin de la vision tronquée créée par l’hégémonie industrielle occidentale, une circulation des œuvres à la surface du globe qui laisserait à toutes les sociétés les mêmes chances de déployer leurs imaginaires.
Dans les choix de Trigon, aucune condescendance tiers-mondiste : « Notre seul critère est la qualité du film. Nous ne suivons pas forcément les modes, pas plus que nous n’essayons de remplir des quotas correspondant aux différentes aires géographiques. Nous ne sélectionnons que des films d’auteurs. Ce qui ne veut pas dire que certains, parfois, ne sont pas aussi des films grand public. Le Voyage, par exemple, de l’Argentin Fernando E. Solanas, nous est encore souvent réclamé pour des festivals de cinéma en plein air. En 2000, un film cubain, La vida es silbar (La vie, c’est siffler), de Fernando Pérez, a aussi été un énorme succès », dit Irène Fall-Lichtenstein, porte-parole de Trigon pour la Suisse romande, elle-même réalisatrice, journaliste (elle a publié un livre d’entretiens avec l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier, Routes et déroutes) et familière de l’Afrique - elle a notamment vécu au Sénégal.
Régi en fondation, Trigon-Film a été créé par un ancien journaliste, Bruno Jaeggi. Aujourd’hui, Jaeggi a passé la main à Walter Ruggle, et collabore au prochain film de Nacer Khemir. Trigon fonctionne avec des subventions de la Confédération suisse, mais aussi grâce à une association de soutien : chacun, en y adhérant, peut ainsi peser sur la programmation des cinémas dans son pays, dans sa ville. L’association compte trois cents membres en Suisse romande, et plus de mille en Suisse allemande, où Trigon est mieux implanté. L’enjeu n’est pas mince. Les œuvres distribuées par la fondation passent généralement dans de petites salles - « de même qu’à Paris, ce genre de films ne sort pas sur les Champs-Elysées ! ». Mais, en Suisse romande, le vivier parallèle des salles d’art et essai est très mal en point : « A Lausanne, les deux salles qui passaient nos films viennent de fermer en même temps, raconte Irène Fall-Lichtenstein. C’est un coup dur pour nous. Heureusement, on va pouvoir travailler avec un petit cinéma qui vient d’ouvrir, qui est tenu par de vrais passionnés. Mais il n’offre que quarante places... »
Non seulement des cinémas indépendants ferment, mais les propriétaires de multiplexes, qui achetaient parfois un film à Trigon - Les Silences du palais, de la Tunisienne Moufida Tlatli, par exemple -, ne le font plus. Ils se jettent sur les grosses productions, calibrées pour faire un tabac, de sorte que de plus en plus de salles, dans la même ville, se retrouvent à passer le même film, quitte à réduire l’offre globale. Pourquoi prendre des risques quand les rentrées sont assurées ? La daube assaisonnée de pop corn spongieux étend donc sensiblement son empire.
Calibrés, les films distribués par Trigon ne le sont pas. C’est d’ailleurs bien pour cela qu’on va les voir : pour être surpris. Le revers de la médaille, c’est que, la plupart du temps, leurs chances de succès ou d’échec sont totalement imprévisibles : « Djomeh marche très mal, alors qu’il a obtenu la Caméra d’or à Cannes... Le Cercle, en revanche, est un succès. Vraiment, il n’y a pas de critères auxquels on puisse se fier. » Les exploitants qui travaillent avec Trigon ne le font en tout cas pas pour le profit : souvent, ils y gagnent très peu d’argent ; parfois même, ils en perdent. « Du coup, quand un film arrive auréolé d’un certain prestige, ou porté par une mode, on leur en donne l’exclusivité. Yi Yi, par exemple, on aurait pu le sortir partout ; mais on l’a réservé à nos partenaires habituels. »
Trigon-Film n’est pas la seule structure du pays à se spécialiser dans les films du Sud : la fondation Montecinemaverità, basée au Tessin, et qui dépend du festival de Locarno, apporte des financements à des films du tiers monde. Elle est financée conjointement par la Confédération helvétique... et par Benetton. Il aurait été étonnant de ne pas trouver quelque part en embuscade l’une de ces firmes qui sont les fers de lance de ce que Naomi Klein, dans son livre No Logo - La tyrannie des marques (Actes Sud), appelle le « marketing de la diversité ».
Le concept mérite qu’on s’y arrête. La journaliste canadienne résume ainsi la question qui s’est posée aux grandes entreprises quand les politiques de dérégulation leur ont enfin permis d’envisager la conquête du marché mondial : comment « vendre des produits identiques à travers des frontières multiples » ? Au début, elles s’y prirent très mal : quelques campagnes arrogantes, suant la certitude de propager, avec le mode de vie occidental - et plus particulièrement américain -, les lumières de la civilisation, provoquèrent, ici et là, des ronchonnements chez les autochtones. La parade fut vite trouvée : il n’y avait qu’à célébrer, partout, la diversité des cultures. Ça ne mangeait pas de pain, et ça évitait de devoir concevoir une campagne publicitaire différente pour chaque pays.
Dernier avatar de l’impérialisme culturel, ce « multiculturalisme édulcoré », pour lequel Naomi Klein invente le terme bienvenu de « monomulticulturalisme », n’est évidemment que le « séduisant emballage » d’une gigantesque machine à uniformiser : « De par son caractère ethnique fluide, le mélange marketing a été présenté comme l’antidote au spectre affreux de l’homogénéité culturelle. En revêtant des identités commerciales radicalement individualistes et perpétuellement nouvelles, les marques veulent éviter d’être accusées de vendre, en fait, la similitude. »
Mais ces leurres ne font pas illusion sur les logiques de standardisation et d’assimilation à l’œuvre. Malgré les slogans peace and love de la nouvelle internationale consumériste, Walter Ruggle a bien sûr raison quand il écrit dans la note de présentation de Trigon qu’aujourd’hui « l’inconnu est davantage perçu comme une menace que comme un enrichissement ». D’où l’importance vitale de tous ces réseaux qui tentent, en organisant la circulation de l’art, de faire émerger une réelle diversité, en marge des circuits tenus par les mastodontes de la communication.
La défense des « films du Sud » en tant que tels est peu répandue en France, où on les distribue sans même y penser (dans le catalogue de Trigon, seuls une poignée de titres ne sont pas sortis sur les écrans français). La France raisonne plus volontiers en termes d’« exception culturelle », en ayant en tête, en bonne place, la production hexagonale. En Suisse, en revanche, le cinéma national, à la fois peu encouragé par le système et boudé par le public, est très peu développé : « Même les grands cinéastes suisses romands, Alain Tanner, Claude Goretta, Michel Soutter, ont été reconnus à Paris avant de l’être dans leur propre pays. Ici, il y a très peu de moyens pour le cinéma : la culture n’est qu’une préoccupation secondaire, loin derrière l’économie. » La Suisse, territoire infertile pour la fiction ? En dehors de quelques exceptions, ses écrivains les plus connus sont des écrivains-voyageurs : Nicolas Bouvier, mais aussi Ella Maillart, Blaise Cendrars, Isabelle Eberhardt, Annemarie Schwarzenbach... L’intérêt pour les cultures étrangères semble s’engouffrer dans ce vide laissé par la production nationale : « Pour un si petit pays, le public que rencontrent les manifestations culturelles, la musique, le cinéma d’ailleurs, est absolument énorme », souligne Irène Fall-Lichtenstein. Comme disaient les soixante-huitards locaux : « Rasez les Alpes, qu’on voie la mer ! »
Le site de Trigon-Film.
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