Périphéries

Avec l’APEIS et Ne Pas Plier (1/5)

« Nous ne sommes pas en trop, nous sommes en plus »

Ce sont nos invisibles, nos ombres, nos spectres. Dans nos sociétés du travail, où l’effort laborieux tient plus que jamais lieu d’étalon de la morale, dans nos pays de plein-emploi à l’horizon avec leurs plans d’aide au retour à l’emploi, avec leurs primes pour l’emploi, leurs corps fatigués errent, comme des âmes en peine qu’ils sont, pécheurs assistés parmi les pécheurs assistés. Aujourd’hui, en France, les entrepreneurs sont ceux qui prennent tous les risques, ceux qui choisissent, malgré les 35 heures, les taxes, les impôts, les retraites par répartition, l’Etat dispendieux, une fonction publique pléthorique et composée de privilégiés ou de nantis, de nourrir les bouches en donnant gracieusement le travail aux gens, plutôt que de graisser les pattes de leurs actionnaires. Le chômeur reste chez lui, attend l’oseille de la solidarité en père peinard, sans risque aucun. Des fois, nos invisibles, nos ombres, nos spectres, on les voit à la télé. Quand, à la mi-mars, la chasse aux locataires mauvais payeurs est ouverte et que les expulsions redémarrent sur les chapeaux de roue. Une voix qui dit dans un sanglot : « Faut payer, mais je peux pas », travelling sur la misère, papier peint fleuri en lambeaux et infographies statistiques avec évolution des ménages endettés en France entre 1990 et 2000. Quand, une fois l’an au début du mois de juillet, le gouvernement augmente leur pouvoir d’achat quotidien du prix d’une demi-baguette de pain. « Avec deux francs cinquante, on doit pouvoir acheter une pomme rouge aussi ; c’est bon pour la santé » et infographies statistiques sur l’évolution des minima sociaux et des allocations-chômage depuis 1990. Quand les profits des grandes entreprises explosent. Ah là, on ne montre pas de chômeurs ; ça n’a rien à voir. Les licenciements sont des accidents industriels.

Depuis quelques années, toutefois, nos invisibles, nos ombres, nos spectres font irruption dans l’espace public, cassent les pieds d’argile du pouvoir. « Galère », « fragilité », « victimes », « instabilité », « perdants », « détresse », « surnuméraires », etc. Longtemps, les registres de langage autour du chômage ont construit des êtres sans autres repères identitaires que celui du manque : des sans - sans emploi, sans lien social, sans domicile -, tous des sans et rien d’autre. Particules élémentaires en marge des comptabilités nationales, mises en quarantaine, contraintes d’hiberner plus ou moins longtemps dans l’attente et l’espoir d’un travail salarié fixe, les chômeurs n’ont, pendant des années, été que des « travailleurs sans travail ». Depuis quelques hivers, sorties de l’obscurité, des figures sont venues hanter nos rues, montrer l’autre, incarner le phénomène social d’habitude appelé « chômage ». En janvier 1998, lors de l’occupation de l’Ecole normale supérieure, Pierre Bourdieu parlait de « miracle social » à propos du mouvement des chômeurs. Le sociologue y décelait de très heureuses perspectives : « Il arrache les chômeurs et, avec eux, tous les travailleurs précaires, à l’invisibilité, à l’isolement, au silence, bref à l’inexistence. (...) Mais il rappelle surtout qu’un des fondements de l’ordre économique et social est le chômage de masse et la menace qu’il fait peser sur tous ceux qui disposent encore d’un travail. »

Désormais, nos invisibles, nos ombres, nos spectres font du bruit et pensent un autre monde. Et dès lors on voit bien, on entend bien qu’au fond, le danger, ce n’est pas le chômage du chômeur en lui-même, mais bien le chômage de l’image, du signe, le chômage de la politique, le chômage du désir, le chômage du savoir, le chômage de l’écoute.

C’est dans cet esprit que nous avons voulu rencontrer Philippe Villechalane, président, depuis 1999, de l’APEIS [association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs et des précaires, très implantée dans le Val-de-Marne, en Seine-Saint-Denis, dans le Val-d’Oise, dans le Cher, en Gironde et ailleurs en France] et Gérard Paris-Clavel, membre fondateur de l’association de gens de l’expression, Ne Pas Plier. Cela ne doit rien au hasard. L’APEIS et Ne Pas Plier manifestent ensemble depuis une dizaine d’années, sur le macadam des rues, sur le terrain des idées. Fondée en 1991 « pour qu’aux signes de la misère ne puisse s’ajouter la misère des signes », l’association Ne Pas Plier « met en œuvre , comme elle le dit très bien elle-même, mots et images, paroles et pensées, pour agir sur des sujets d’urgence humaine. Elle se place sur le terrain de l’éducation et des luttes populaires et propose, sur un mode expérimental, des moyens politiques et esthétiques pour exprimer des détresses, des révoltes, et des propositions pour une meilleure société. Fondée sur l’énergie d’un désir, Ne Pas Plier voudrait rassembler tous ceux qui, pour exister, résistent aux discours dominants et puisent dans l’utopie un autre regard. »

De la rencontre avec l’APEIS et Ne Pas Plier, on ressort gonflés à bloc. Des corps, de la chair, des sentiments, de l’amitié et de l’amour. De la politique, de l’urgence et de l’utopie. De la résistance et de l’existence. Des papiers, des signes et du savoir. De la culture, de la gratuité et de l’éducation populaire. De la vie, de la joie, du bonheur. « Nous ne sommes pas en trop, nous sommes en plus », disent les chômeurs de l’APEIS. C’est on ne peut plus vrai.

- Qu’est-ce qui lie l’APEIS et Ne Pas Plier ? Comment vous êtes-vous trouvés ?

Gérard Paris-Clavel (Ne Pas Plier) : On s’est rencontrés par hasard et par nécessité. Il y a des choix de vie et puis il y a des coïncidences. Moi, l’APEIS, je l’ai rencontrée en revoyant quelqu’un que je connaissais d’avant sur la ville d’Ivry : Richard Dethyre, président de l’APEIS [jusqu’au début de 1999]. C’était il y a dix-douze ans. J’étais en train de coller des images dans la rue et il a arrêté sa bagnole... « Qu’est-ce que tu fais là ? », il m’a demandé, « Qu’est-ce que tu deviens ? » Moi j’ai dit : « Et toi ? » Et il m’a emmené : il y avait des chômeurs enchaînés aux grilles de la préfecture à Créteil. Ça m’a ému de voir ces chômeurs. Ça m’a impressionné. J’avais pourtant un solide passé militant, mais je n’avais pas conscience de la forme visible des corps des chômeurs. Les chômeurs en fin de droits sont des gens abîmés par la misère, ravagés par les douleurs. Ça m’a fait un choc, parce que ces corps-là, je ne les avais pas vus, parce que je ne les voyais pas. A la suite de discussions, ça m’a donné envie de faire une image. Puisque, moi, ma manière d’ouvrir ma gueule, c’est de faire des images ; j’ai fait une image et à la suite de ça, on a commencé à se fréquenter.

- Quelle image était-ce ?

G. P.-C. : C’était cette image. Je réalisais qu’il y a une urgence sociale et que le chômeur, c’est un éclaté. Enfin, c’est en discutant que j’ai réalisé : le savoir m’a quand même été transmis dans les discussions avec les potes de l’APEIS et ça m’a nourri d’un sujet dont je n’avais pas une connaissance assez précise. Parce que trop souvent, on a des intuitions sur les choses, des idées définitives, mais toutes les choses, même la solidarité, doivent s’apprendre. A un moment donné, ces connaissances m’ont permis de faire une image qui a résonné dans ce mouvement de chômeurs. A l’APEIS, de leur côté, ils s’en sont emparés.

« Moi, ce qui m’intéresse,
c’est la vie tout court...
C’est l’art comme art de vivre.
Ce qui fait qu’à un moment donné,
on a bu des coups, on a milité,
on a rigolé »

Ensuite, c’est la vie qui a fait que se sont développées des amitiés. Comme toujours dans ces luttes, dans ces endroits, il y a toujours des actes, mais ils s’arrêtent assez rapidement, parce que souvent, ces actes sont subordonnés à des commandes, à des relations économiques. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la vie tout court... C’est l’art comme art de vivre. Ce qui fait qu’à un moment donné, on a bu des coups, on a milité, on a rigolé.

Philippe Villechalane (APEIS) : C’est le hasard qui a fait que la mayonnaise a pris. Il n’y a pas de décisions politiques, organisationnelles. On s’est plus, on a décidé de faire un bout de chemin ensemble...

- Les rencontres, d’habitude dans les mouvements sociaux, ça s’organise dur. Quelqu’un dit : « Faudrait voir telle ou telle association, tel ou tel groupe, ça ferait avancer la cause... »

Ph. V. : Quand je dis : « C’est le hasard », c’est le hasard de la rencontre, il n’y avait pas de volonté particulière au départ, pas d’arrière-pensée. Après, si ça perdure, c’est le contraire du hasard. On construit des choses ensemble. Il y a les liens d’amitié entre Gérard et moi, entre d’autres copains de Ne Pas Plier et d’autres copains de l’APEIS.

A chaque fois, les idées naissent des discussions, des témoignages, des morceaux de vie. L’APEIS est une association de chômeurs de longue durée, physiquement marqués, fracassés. Il n’y a plus de chômeurs indemnisés par les Assedic à l’APEIS, ce ne sont même plus des fin de droits, ils sont déjà au-delà des fin des droits - il faut comprendre ce que ça veut dire ça- ce ne sont quasiment que des RMIstes et des ASS [allocation spécifique de solidarité] à 2.500 balles par mois. Dans les manifs, depuis un certain temps maintenant, les copains mettent à côté de leur badge APEIS l’autocollant « Utopiste debout » que Ne Pas Plier a créé. Je trouve que, là, on recrée, on donne du sens aux choses. Aux gens qui sont le plus mal dans la société, le plus dans l’urgence, on rend cette part d’utopie en quelque sorte. Parce que ça suscite des débats, le fait qu’on porte, nous les chômeurs, un autocollant avec marqué dessus « Utopiste debout »... C’est quoi ? C’est qui ? Mais qui vous êtes pour l’avoir ? Ça permet d’expliquer ce qu’est l’utopie à des copains qui n’ont pas toujours l’entrée culturelle. Pourquoi cette image est née ? Pourquoi les utopistes marchent debout ?

Cette image n’a pas été créée pour l’APEIS, et pourtant, c’est l’image que les copains se sont le plus appropriée.

Avec Gérard et Ne Pas Plier, il n’y a pas de commandes. Jamais je ne viendrais le voir en lui disant : « Tiens, regarde, j’ai besoin de ça. » On ne travaille pas comme ça ; les choses naissent, mûrissent sans commande.

- Qu’amène cette image « Utopiste debout » ? Comment comprendre son succès dans les rangs de l’APEIS où s’articulent les exigences immédiates, urgentes, d’une vie décente et l’utopie d’un autre monde ?

G. P.-C. : Quand on parle d’images, on en parle toujours en fonction d’un milieu qui a une pratique de l’image, avec des gens qui lisent les images comme on lit les lettres. Il faut bien comprendre qu’à partir du moment où on croise des gens, des corps, des couches sociales - ce qui ne se fait plus dans notre société -, on est face à des incompréhensions totales et chacun parle pour sa propre chapelle. Moi, j’ai appris de l’APEIS à surmonter ces incompréhensions.

« Le terrain de cette misère,
c’est ce que j’appelle
une avant-garde de situation.
Pour moi, l’avant-garde,
c’est là où il y a les plus grandes douleurs,
c’est là où forcément il y a les problèmes
et les sentiments les plus forts »

La démarche de l’APEIS, au départ, était relativement simple et radicale : ils accompagnaient les chômeurs dans leur vie quotidienne, dans leurs quêtes administratives. Parce que tu es doublement pénalisé quand tu es chômeur : d’une part, tu n’as plus de thunes, tu es dans la merde, tu n’as plus de repères ; et d’autre part, en plus, pour faire valoir tes droits, c’est un parcours de combattant quasi impossible, quand tu fais partie des gens assez démunis, quand tu fais partie de ceux qui ont été dégagés. L’APEIS accompagnait les gens et c’est la répression de cet accompagnement qui a soudé les résistances et qui a élargi le mouvement. Moi, j’ai appris qu’il fallait accompagner les idées et les images sur le terrain des luttes sociales. Le terrain de cette misère, c’est ce que j’appelle une avant-garde de situation. Pour moi, l’avant-garde, c’est là où il y a les plus grandes douleurs, c’est là où forcément il y a les problèmes et les sentiments les plus forts.

Si on travaille sur ces événements, sur ces pratiques, on est à même de mieux comprendre sa propre vie et ses propres recherches. Il ne faut pas avoir une vision angélique : les chômeurs, ce n’est pas une avant-garde de la pensée, c’est une avant-garde de situation. La plupart d’entre eux sont amochés, certains ont pleins d’idées.

Tout ce qu’on a constaté, c’est que ce sont des intellectuels à émouvoir, y compris le mec le plus fracassé, à partir du moment où tu le respectes, tu lui donnes une chance de ne pas le traiter comme un con, sous prétexte que, quelquefois, il ne serait pas instruit. Et tu lui parles avec respect, c’est-à-dire que tu oses montrer la complexité de ta singularité et tu ne lui parles pas en petit nègre sous prétexte qu’il ne va pas comprendre. Cela veut dire que des fois il ne comprend pas, mais il comprend qu’il ne comprend pas. Ce qui est la base de l’approche culturelle.

Dès lors, cela peut peut-être lui donner le désir d’affronter quelque chose qu’il ne connaît pas. Et ce mouvement-là, c’est à notre avis le mouvement d’éducation populaire qu’il faut faire au sein du conflit social. C’est ce qu’on fait en mettant des chars dans les manifs, en détournant des chariots de supermarché pour défiler avec : il y a une mise en confiance de l’autre, la personne ose alors déborder sa timidité par rapport à l’intellectualité, parce que c’est vrai que les chômeurs dont on parle sont essentiellement des gens issus des milieux ouvriers ou du tertiaire, ce ne sont pas des chômeurs cadres, intellos bac+7. Ça veut dire que ces gens-là sont déjà humiliés par une société qui leur laisse croire qu’ils sont une bonne fois pour toutes cons, qu’ils ne pourront jamais progresser. Alors que nous, on sait très bien qu’à condition qu’on se donne des vrais moyens, chacun peut accéder à la connaissance.

Ce n’est pas le cas aujourd’hui parce que tous les modes de diffusion qui nous encerclent, qu’ils soient ceux de la société libérale à travers la pub ou ceux des institutions dites publiques, manient, filtrent, suintent le mépris pour les pauvres qui ne pourront, d’après ces schémas, jamais comprendre. C’est pour ça que les publicitaires s’adressent à eux sur un mode de séduction, et jamais de raisonnement.

Suite de l’entretien
avec Philippe Villechalane
et Gérard Paris-Clavel

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Travail / Chômage
Périphéries, mars 2001
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