« Je n’aime pas rêver, mais quelquefois, je ne peux l’éviter. »
Pedro Almodovar, « Auto-interview », Patty Diphusa, la Vénus des lavabos
En 1992, sur l’île Seguin, les derniers véhicules sortaient des usines Renault. A quelques kilomètres de là, dans la capitale, la mairie fermait à tour de bras les squats, les lieux de concert et les ateliers d’artiste, dératisait, confisquait, aseptisait des quartiers entiers. Un étudiant en architecture, Nicolas Ledoux, et un jeune universitaire, Mathieu O’Neil, ont alors eu l’idée d’investir le spectaculaire vaisseau de guerre déserté par le constructeur automobile, et de le transformer en arche de Noé immobile, où pourrait se transposer et s’amplifier l’effervescence alternative parisienne, émancipatrice, festive et créative. Intitulé du projet : Utopia, Inc., l’Ile des Plaisirs. Rencontre avec Nicolas Ledoux, au moment où l’intervention de l’architecte Jean Nouvel pour sauver l’île Seguin pose la question de la conservation de la mémoire ouvrière et des moyens les plus appropriés de revaloriser le patrimoine industriel.
En mars dernier, l’architecte Jean Nouvel relançait le débat sur l’avenir de l’île Seguin, siège des anciennes usines Renault. Il s’opposait à la destruction totale de ces bâtiments chargés d’histoire, caisse de résonance de toutes les grandes luttes politiques et ouvrières du siècle, haut-lieu de conquêtes sociales : ici furent acquises la quatrième semaine de congés payés, ou la possibilité d’élire des délégués du personnel étrangers - le premier fut un Sénégalais, Diony Preirat. Parmi les différents projets d’aménagement aujourd’hui en présence, il en manque un, sans aucun doute le plus fou : Utopia, Inc., l’Ile des Plaisirs, imaginé il y a sept ans par un étudiant en architecture, Nicolas Ledoux, et un jeune universitaire, Mathieu O’Neil. Leur idée : profiter de l’identité radicalement singulière de l’île Seguin pour en faire un immense pôle d’activités créatives et festives, « un perpétuel chantier, un lieu en mouvement, où régnerait une émulation extraordinaire ». Y seraient pratiquées pêle-mêle toutes sortes de disciplines : danse, théâtre, architecture et urbanisme, édition, musique, photo, vidéo, art plastique, design, cinéma 3D, production, arts martiaux, basket, brocante, gastronomie, spectacle de rue... Cassant le mode de consommation classique de la culture, les clivages entre les loisirs de classes et les domaines de création, l’île serait reliée à Paris par des vedettes et des vaporettos circulant sur la Seine, et chacun pourrait venir y flâner, « pour une heure ou pour un mois, du quartier d’à côté ou des quatre coins de la planète », « acheter un disque ou un tableau », boire un verre, écrire un roman, se poser pour lire sur les berges ou dans un bar à l’atmosphère propice, s’abandonner aux rencontres de hasard, « claquer ses derniers francs aux courses de lévriers »...
Ensemble, Nicolas Ledoux et Mathieu O’Neil ont dessiné et décrit un complexe inextricable divisé en différents quartiers, accueillant des ateliers, des studios, des aires et des salles de répétition et de représentation, des bureaux pour des maisons de production ou des publications, des galeries, des librairies, ainsi que des structures d’accueil pour que « les jeunes gens, lycéens, étudiants, chômeurs, puissent apprendre à s’exprimer et à transformer leur environnement » en participant aux ateliers, aux expériences, aux activités ludiques, « afin de s’intégrer utilement à la société, en tant qu’acteurs d’une existence librement consentie ». Lieu d’un hédonisme débridé, l’île proposerait « des bars sur le modèle des “bars bruns” d’Amsterdam », des restaurants corses, libanais, philippins, des concerts, des raves, des happenings, des bals populaires au son de l’accordéon avec « ambiance des guinguettes de la Marne »... Sans oublier le « quartier rouge », rassemblant sur dix niveaux cabarets, boîtes de nuit, bordels, fumoirs, boudoirs, parcourus de passerelles, de « robots rabatteurs et de vendeurs de préservatifs », où le sexe « deviendrait un élément créatif et ludique ».
D’où vient cet éclectisme ahurissant, ce désir de rassembler et de concilier des ambiances et des activités aussi diverses ?
Nicolas Ledoux : En 1992, année dont date le projet, il y avait une très grosse pression sur les squats, les lieux de concert. La mairie de Paris les fermait les uns après les autres, elle menait une politique dure, une politique d’aseptisation de la ville. Tous les espaces de vie marginaux disparaissaient, les conditions de création ou de production devenaient de plus en plus difficiles. De là est née notre idée de récupérer l’île Seguin pour y transférer tout ce qui disparaissait ailleurs. Cette île, je la connaissais depuis mon enfance : je la voyais régulièrement par la vitre de la voiture quand on passait devant, en rentrant de week-end par la porte de Saint-Cloud. Et puis, en 92, les usines Renault venaient de fermer, il y avait des articles dans la presse. Utopia, Inc. est sous-titré « Contre-projet pour l’île Seguin », mais c’est un « contre-projet » par rapport à une situation à Paris, pas par rapport à l’aménagement qui était prévu sur l’île. A l’origine, c’était le sujet de mon diplôme d’architecture. Il a été refusé deux fois par la commission ; à cause du nom, je crois : « l’Ile des Plaisirs », ça faisait un peu trop olé-olé... La troisième fois, je l’ai appelé « Projet d’aménagement » : c’est passé !
Ensuite, Mathieu et moi, nous avons retravaillé les textes pour un album que nous préparions à partir d’une revue que nous avions créée avec un ami graphiste : Out of nowhere. Cette revue parlait des choses qui nous intéressaient, qu’on avait envie de défendre, à une époque où elles n’étaient pas défendues. Elle parlait de musique - c’était le début des musiques électroniques -, de littérature, d’arts plastiques... C’était une sorte de catalogue des choses qui nous plaisaient dans des disciplines différentes. Avec le recul, c’est ça qui était intéressant, je pense : cette notion de mixage et d’interdisciplinarité, qui n’était pas encore très développée à ce moment.
« Aujourd’hui, les difficultés rencontrées dans la création artistique se sont encore aggravées. La différence, c‘est qu’il y a quelques années, on attendait encore une issue des structures existantes. Maintenant, on a compris, dans la musique, dans l’art, que ce ne sont pas les structures en place, qui datent des années 80, qui peuvent faire quelque chose pour nous. Il y a eu une grosse remise en question, les gens ont commencé à développer des systèmes autogérés. Les labels de techno en sont un bon exemple : il s’est créé des cellules comme Glassbox, Accès local, pour l’organisation de raves. A l’époque, des labels indépendants commençaient juste à apparaître, mais ils n’avaient qu’une politique de sortie de disques, ils ne prenaient pas en charge tout un processus de création. Les gens ont évolué. Ils sont devenus plus cyniques et donc, peut-être, plus organisés.
- Que pensez-vous du débat autour de l’île Seguin aujourd’hui, de cet enjeu de conservation de la mémoire ouvrière ? Certains estiment qu’il faut garder au moins l’essentiel des bâtiments ; d’autres, qu’il faut raser ce bagne où un million d’ouvriers au total ont trimé toute leur vie au rythme des cadences infernales...
N. L. : Ce qui manque, me semble-t-il, autant dans les projets qu’il est prévu de réaliser que dans la critique formulée par Jean Nouvel, c’est une réflexion à l’échelle de la Défense, à l’échelle de Paris, à l’échelle de toute la région, indispensable pour un site aussi unique, aussi particulier. La position d’île à côté de Paris est très intéressante, elle mériterait qu’on traite le site comme un élément complètement à part, mais elle n’est pas prise en compte : les propositions actuelles sont vachement « intégrées ». On met des bureaux, des appartements ; en somme, on refait un petit bout de quartier sur une île, mais on n’utilise pas l’île en tant qu’île, en tant que vaisseau et que tout ce que sa forme peut suggérer, en tant qu’objet complètement à part. C’est isolé et c’est grand : il y a donc moyen d’en faire quelque chose de symbolique, de visible. La position sur la Seine permet aussi d’imaginer des parcours en bateau, un changement dans les modes de déplacement, avec des navettes partant de Paris.
Pour ce qui est de l’appréciation des bâtiments... Prenez l’exemple du Grand Palais : toute la génération des architectes au pouvoir en ce moment détestait le Grand Palais, qui représentait la tarte à la crème de l’académisme ; ils auraient voulu le détruire. Et quand on le voit maintenant, il a un petit côté nostalgique, il s’intègre bien dans les arbres, c’est un édifice finalement assez beau. Cela dépend des modes, des courants d’idées... Ce qui compte, plus que le bâtiment, c’est le programme.
Quant au meilleur moyen de conserver la mémoire des ouvriers, il faut le leur demander à eux. Ont-ils envie de quelque chose de particulier ? D’un emplacement ouvert, à l’intérieur, où ils pourraient continuer à se retrouver et à discuter ? Bien sûr, le site est important, mais rien que sa forme, son nom, pourraient suffire à lui garder son identité.
Dans notre projet, on gardait seulement une partie des bâtiments, à l’extrémité de l’île, parce qu’elle nous semblait intéressante architecturalement et que cela avait un sens pour ce qu’on voulait faire. Une fois l’album publié, Utopia, Inc. - l’Ile des Plaisirs a fait la double page centrale du premier numéro du quotidien - éphémère - Le Jour, ce qui lui a évidemment assuré une énorme diffusion. Parallèlement, la Galerie de France nous avait contactés en nous disant, à propos d’Out of nowhere : « Vous avez fait le catalogue, eh bien maintenant, venez faire l’exposition. » C’est là qu’on a vu débarquer un retraité de chez Renault. Lui et ses collègues avaient vu le projet dans Le Jour, et il venait en émissaire nous dire : « Votre truc, c’est un truc de jeunes, mais ça nous fait bien plaisir. On a sué là toute notre vie, vous vous désossez tout ça et vous en faites un lieu où on s’amuse, on le prend comme un hommage. Ça ne nous choque pas, et même, on vient vous dire que c’est très bien. » Il avait apporté un parpaing de l’île Seguin, qu’il m’a offert. Il nous a dit qu’ils en avaient chouravé plein avant de partir... Depuis qu’il était à la retraite, il s’était acheté une carte orange, et il allait dans tous les musées. Il était allé à Beaubourg, c’était la première fois, ça lui avait fait un choc terrible.
C’est le témoignage qui m’a fait le plus plaisir. Il nous disait que si l’île devenait un lieu où ses enfants pourraient venir s’amuser, ça lui ferait plaisir. Ce qu’il n’aurait pas aimé, je crois, c’est que ce soit un lieu mort, avec des résidences sécuritaires pour les cadres de la Défense... ça, c’est violent. Les projets actuels sont très classiques ; installer des bureaux et un centre de recherche, comme il est prévu de le faire, c’est une très bonne manière de dénaturer complètement le site. La réponse apportée à cette grande question d’urbanisme est très sage. Triste, normale, banale. Peut-être parce que les enjeux financiers sont trop importants.
- Votre projet est très stimulant, mais est-ce qu’il serait réalisable ?
N. L. : Oui, certainement. Plus je vois les autres projets, plus je me dis qu’on n’est peut-être pas tout à fait à l’échelle : on est un peu petit. Mais ce n’est pas très grave. L’architecture était avant tout une proposition ; nous sommes surtout attachés au mode de vie - au programme. Et au niveau du programme pur, c’est jouable. Du point de vue financier, gestionnaire, même si c’est triste de commencer comme ça, les principes donnés sont tout à fait viables. Le problème serait d’obtenir une décision politique. Il faudrait que Renault et l’Etat acceptent de faire don du terrain. Après ça, il ne faut pas croire que les alternatifs ne sont pas capables de gérer un bâtiment. En région parisienne, ou à Berlin, de telles expériences sont tentées et cela fonctionne très bien. Aujourd’hui, surtout, les gens sont mûrs, ils se rendent compte de leur chance quand ils ont un lieu à disposition, ils font attention, ils paient leur loyer. Beaucoup d’activités implantées sur l’île seraient directement rentables : boîtes de nuit, restaurants, bars, bureaux pour des boîtes de production... Le plus gros problème ne serait pas d’ordre financier. Il consisterait à maintenir un équilibre, un quota précis d’activités, afin que jamais une ne l’emporte sur les autres, même si elle rapporte plus d’argent.
Pour le financement, on pourrait impliquer le ministère de la Culture, vu les activités accueillies sur l’île. L’argent des locaux serait avancé et remboursé par les gens qui les occupent, grâce à un emprunt sur 500 ans, et ce serait très bien [sourire...]. Et si ça se casse la gueule, ce ne sera pas pire que la ZAC rive gauche, qui a englouti des milliards et où il n’y a rien, où c’est triste. Prendre des risques financiers sur ce genre de projet, si on se plantait, ce serait moins grave que de prendre des risques sur des projets qui ne mènent à rien.
Notre idée n’est donc pas si provocante que ça ; elle aurait pu être au moins envisagée. Mais ce sont eux qui sont tellement sages dans leurs propositions que la nôtre devient provocante. C’est ça qui est terrible, ce nivellement par le bas qui ne tolère pas la moindre incartade...
Nouvel, à part ça, je l’aime bien, je n’ai rien contre lui. C’est un type qui fait avancer les choses. Bien sûr, il est opportuniste, grande gueule, mais dans ce milieu, il est obligé de l’être. Parmi ceux qui construisent beaucoup, c’est un architecte pour qui j’ai plutôt du respect, c’est quelqu’un de bien. Au moins, il essaie d’être à l’écoute, et sa façon de regrouper des gens d’univers différents est intéressante.
- Aujourd’hui, vous travaillez dans l’architecture ?
N. L. : Non, je travaille comme plasticien et comme assistant à la décoration dans le cinéma. L’architecture, j’en ai fait un peu, pour gagner de l’argent, mais c’était très triste. Les conditions de travail sont telles, il faut dépenser tellement d’énergie pour rien... Le milieu est pourri, aberrant, extraordinaire d’hypocrisie et de magouille. L’architecture, c’est un des plus beaux métiers du monde, mais il est impraticable en France aujourd’hui. Alors j’ai laissé tomber. De temps en temps, je m’amuse, quand on me le propose, j’en fais pour des amis, mais depuis deux ans, j’ai complètement arrêté. Je préfère aller en chier dans les milieux du cinéma - au moins là c’est rapide, les gens sont clairs, il y a un objectif précis -, plutôt qu’aller faire semblant de réfléchir et travailler à l’heure dans une agence...
Les architectes ont perdu beaucoup de leur pouvoir dans les années 60-70. Il y a eu une protestation très forte, ils ont cassé le système académique, promu un nouveau type d’enseignement. Ceux de la nouvelle génération ont renié la pratique de la construction et le savoir-faire pour mettre en avant les idées, la théorie. Ils ont abandonné une partie de la technique, et se sont ainsi fait prendre une partie du gâteau, sans laquelle ils n’ont plus les reins solides pour gagner suffisamment d’argent et être puissants. Ils se sont fait reléguer par les bureaux d’étude et les décideurs. Ils se sont fait avoir. Ils ont courtisé l’argent, les politiques, et ils en sont devenus les esclaves.
Ils ont des responsabilités énormes, et ils sont les jouets, les pantins du système du bâtiment, qui est quand même la principale pompe à fric des partis politiques. On a beau faire des lois pour rendre les concours anonymes, ça ne sert à rien. L’Etat a lui aussi une grande part de responsabilité dans cet imbroglio politico-financier. Il s’est servi de l’architecture et du bâtiment pour récupérer de l’argent. Si un jour la loi passait, si tous ces maires, ces préfets, ces grosses entreprises qui squattent les projets, et même ces ministres, allaient en prison, ce serait réglé...
Notre génération, arrivée sur le marché du travail avec la crise, n’a aucun accès aux projets, elle est complètement coincée. Un jeune architecte n’a pas d’autre choix que de faire le nègre. Et comme même ça, ça ne rapporte plus, il est obligé de travailler tout le temps pour gagner juste de quoi vivre. Il n’a donc pas le temps de faire des concours de son côté et de se lancer lui-même. Sans compter que les magouilles commencent déjà au niveau des concours pour les jeunes... Tout ça est évidemment très dangereux pour l’avenir. La transition entre la génération des années 70 et la nôtre, je me demande vraiment comment elle va se passer. Ça va être terrible. C’est dommage, parce que c’est très important, l’architecture, pour la santé d’un pays...
- Mais vous ne devez pas être tout seul à faire ce constat...
N. L. : Non, mais les jeunes architectes n’ont pas beaucoup le réflexe de se regrouper, de s’organiser. Ils n’ont rien compris au système associatif, et la plupart du temps, ils n’ont envie de rien d’autre que de bouffer la place du mec au-dessus. Il n’y a donc pas de contestation - il n’y en aura pas. Parmi les gens avec qui j’ai fait mes études, beaucoup ont complètement arrêté - sans être aigris, parce que ce sont des études intéressantes, on apprend plein de choses. Tout ce que j’ai appris, je m’en sers ailleurs, et je suis très content aussi d’être là où je suis maintenant. Les architectes de la nouvelle génération, eux - comme ce sera encore plus dur pour eux que pour nous - seront peut-être obligés de bousculer le système... Mais moi, je ne veux pas perdre mon énergie. Un projet comme celui pour l’île Seguin, même s’il ne s’est pas réalisé, a suscité de l’écho, il s’est révélé gratifiant. J’en suis plus satisfait que si, pendant toutes ces années, j’avais réussi à rendre possibles cinq HLM...
Sur le(s) même(s) sujet(s) dans Périphéries :