Périphéries

Val-Nord, fragments de banlieue

Ceux de la Dalle

Les photos, dans ce livre, sont à l’image des textes : âpres et chaleureuses, intimistes et généreuses. Elles témoignent de l’histoire d’une banlieue, la ZUP d’Argenteuil, en région parisienne, baptisée successivement « la Dalle » et « les terrasses du Val d’Argent ».

Le photographe Gilles Larvor, lui-même né pas loin de là, à Saint-Gratien, s’y est immergé durant plusieurs années, y a noué des amitiés. Parti à la rencontre des habitants, il a saisi leur vie quotidienne, le battage de semelle et les rêveries sur les passerelles et dans les cages d’escalier, les graffitis sur les murs, les familles dans leur intérieur, l’œil rieur et la beauté des gamins, l’effervescence associative... Mais aussi les temps forts, les fêtes du quartier, les manifs, les jeunes en virée, la drague, les vacances sur la pelouse des parcs, les envolées de bonheur dans la grisaille. Son regard « de l’intérieur », comme l’écrit l’éditeur Mehdi Lallaoui dans son introduction, tantôt montre la zone dans toute sa crudité, tantôt en fait surgir une féerie bizarre. Son travail, qui s’étend des années 80 à 1995, témoigne, fonde une histoire, une mémoire. L’histoire, écrit encore Mehdi Lallaoui, de « ce quartier où tant d’enfants d’Argenteuil sont nés. Ce quartier où je suis né. Ce quartier où sous le béton il y a la terre... ma terre. »

L’écrivaine Leïla Sebbar, née en Algérie, est l’auteure de fictions parmi les toutes premières consacrées à l’immigration et à la banlieue. Elle s’est inspirée de ces photos pour écrire trois nouvelles « très dures, très sociales » - selon les mots de Gilles Larvor -, irrésolues, traversées de souvenirs qui s’obstinent, de rêves et de déchirements.

Nous sommes allés voir Gilles Larvor à Bezons, où il habite un HLM de rêve, tout de noir, de gris, de rouge et de lumière, construit par l’architecte Jean Nouvel (1). Il raconte son travail et commente quelques photos qui lui tiennent particulièrement à cœur.

Ramadan, ZUP d’Argenteuil, 1995. « Ce qui m’a frappé, avec le recul, c’est que dès que l’on passe le seuil des appartements, on est au Maghreb. A travers la façon dont c’est décoré, la musique... Et ça, on ne s’en rend pas compte, quand on voit les parents qui bossent, les enfants qui vont à l’école... J’ai grandi au milieu des enfants d’immigrés, mais avant de commencer à faire des photos, avant d’entrer chez les gens, je ne mesurais pas à quel point ils étaient imprégnés de cette culture. On se serrait la main quand on se croisait dans la rue, on se disait bonjour, mais ça n’allait pas beaucoup plus loin. Là, j’ai découvert les mariages, la fête du mouton, des choses très nouvelles pour moi... Je suis devenu ami avec beaucoup des jeunes que j’ai photographiés, on se voit toujours.

Ce qui m’a frappé aussi, c’est la misère. Je ne l’aurais pas imaginée. Pas partout, mais à la Cité Montigny, par exemple - la cité de transit, destinée à reloger les habitants du bidonville de Nanterre, et qui a été démolie à la fin des années 80.

J’ai commencé à faire des photos dans la ZUP d’Argenteuil en 1984. A l’époque, je n’étais pas encore professionnel, j’étais encore électricien. Mais j’avais déjà l’idée de passer à la photo, d’y consacrer une partie de ma vie. C’était une évidence. Je n’avais pas envie de passer ma vie à brancher des fils. On ne parlait pas de la banlieue de la même manière qu’aujourd’hui : c’était le moment de l’émergence du mouvement beur, des premières associations. J’avais toujours voulu travailler sur la banlieue, et plus particulièrement sur la deuxième génération de l’immigration. Je vivais à Saint-Gratien, mais comme je ne voulais pas faire un reportage près de chez moi, je suis parti au Val-Nord, dans la ZUP d’Argenteuil. Je travaillais la journée, et à partir de 17 heures, ou le week-end, j’allais là-bas faire des photos. J’y ai passé du temps, je suis d’abord venu sans appareil, j’ai pris des contacts. J’ai été bien accepté. Après quelques mois, je suis allé voir les agences : Gamma, Viva... Elles ont tout de suite accepté de me distribuer. A l’époque, il y avait très peu de photographes en banlieue. Ensuite, j’ai continué à faire des photos au Val-Nord. Pendant environ un an et demi, j’y allais presque tous les jours.

L’idée du livre, je l’ai eue quelques mois après avoir commencé. En 1989, quand a éclaté la première affaire du voile à l’école, j’ai lu dans Libération une tribune de Leïla Sebbar que j’ai bien aimée. Je l’ai gardée. Elle m’a dit qu’elle avait changé d’avis depuis, mais bon... Quelques années plus tard, elle est venue présenter un de ses livres à la bibliothèque d’Argenteuil, au moment où moi-même j’exposais une commande de la ville. Je lui ai parlé des photos que j’avais accumulées, je lui ai proposé d’écrire des textes pour un livre ; je lui ai dit que je voulais des nouvelles. Elle m’a répondu : “C’est aussi comme ça que je vois les choses.” Ensuite, j’ai rencontré Mehdi Lallaoui, une figure importante du mouvement beur, à la fois militant, écrivain, éditeur et cinéaste. Je le connaissais déjà de nom, parce qu’il s’était présenté aux élections cantonales pour représenter les jeunes de l’immigration, et j’avais voté pour lui. Il m’a proposé d’éditer le livre. Pour les textes, il a eu l’idée de demander à Leïla Sebbar... Et je lui ai dit : “Je l’ai rencontrée il y a trois jours, elle est d’accord !” »

Six ans d’attente. « On a eu des difficultés énormes à financer ce livre : les livres de photos, en noir et blanc qui plus est, à part à Noël, ça ne se vend pas très bien - surtout si on n’est pas connu. Et puis la banlieue n’était pas un sujet vendeur - elle l’est devenue depuis, et comment !, mais c’est récent. Ça a pris des années, il y a eu des moments très durs. J’en ai souffert, parce qu’un livre, c’est aussi un moyen de se faire connaître. Début 1998, il était enfin imprimé, mais il n’a été distribué qu’un an plus tard, toujours pour les mêmes raisons... Aujourd’hui, on le trouve pratiquement partout. Même si les gens ne font que le feuilleter en librairie, au moins ils voient les photos, et c’est ce qui compte. Au fur et à mesure que le temps passait, je craignais qu’elles soient datées, et elles le sont effectivement : aujourd’hui, les jeunes de 17 ans ne s’habillent plus comme ça, ils sont pratiquement tous en survêtement. Ils ont aussi les cheveux plus courts, ou carrément le crâne rasé. Mais fondamentalement, les problèmes qu’ils rencontrent sont les mêmes. »

Les photos fantômes. « Pour écrire les trois nouvelles, Leïla Sebbar est partie de trois photos. Sur ces trois photos, seule celle qui lui a inspiré La vieille de la montagne figure dans le livre. Celle de La chambre du fils montrait un jeune homme en train de fumer sur son lit, avec le poste de radio, et toutes sortes d’objets sur la table de nuit...Il est mort d’une overdose, il y a un an et demi à peu près. Le livre lui est dédié. Ses parents n’ont pas voulu que la photo soit publiée. Mais son frère était d’accord, et je suis sûr que Mohamed l’aurait été aussi. C’est dommage, si le livre avait pu paraître plus tôt, il aurait été dedans... Je crois qu’il aurait été très content.

Sur la photo qui a donné naissance à la nouvelle La robe de la mariée, on voyait un couple de jeunes mariés, et, derrière eux, au mur, une photo de Gérard Philipe. J’aimais bien ce décalage : le romantisme à la française, et un mariage maghrébin... Mais on m’a averti de me méfier de cette photo, parce que c’était un mariage blanc.

Les rapports garçons-filles, aussi, c’est quelque chose qui m’a sidéré. Dans ce domaine-là, certains sont bien barrés, ça il n’y a rien à dire. Ils se font des scénarios vraiment tordus. Ils ne touchent pas aux nanas, ou alors, quand ils y touchent, ils pensent que c’est des salopes ; ou encore ils sortent avec des Françaises et ils épousent des Maghrébines... Ils se voilent la face, mais je crois qu’ils souffrent beaucoup de ne pas pouvoir dépasser ces tabous. Ils s’enferment dans des situations aberrantes. Ils ont intérêt à prendre du recul, en tout cas, s’ils veulent vivre ici. Sans oublier les filles qu’on renvoie au pays pour les marier. J’en ai été témoin. On les mettait dans l’avion, et on ne les revoyait plus. Des gamines de 16 ou 17 ans... »

Khatir et Aoued, 1985. « Khatir, c’est quelqu’un qui m’a vraiment ouvert les portes de la cité. C’est très grand, la ZUP ; alors, Khatir et Abdellah m’ont guidé, chacun dans son secteur. Ils ont vraiment été des “clés”. Sans eux, au début en tout cas, je n’aurais pas pu faire des photos, même si c’était beaucoup plus facile à l’époque - maintenant c’est très dur de faire des photos dans les cités. Ils étaient tout le temps avec moi, ils m’emmenaient chez les gens, ils me présentaient...

Khatir, quelques jours avant cette photo, il m’avait dit : “On vit avec le béton dans la tête.” Effectivement, certains jeunes ont du mal à sortir de la cité. C’est un phénomène très étrange, et qui s’est encore accentué depuis. Avant, les jeunes sortaient, ils allaient à Paris. Maintenant, ils ont peur. Il faut dire que le regard sur ces jeunes, le regard des Français sur les Français, en somme, est devenu beaucoup plus dur. Le fossé s’est creusé. Le mouvement associatif s’est cassé la gueule à la fin des années 80, la relève des porte-parole du mouvement beur n’a pas eu lieu. On a laissé moisir les cités. Quand la situation s’est dégradée, ceux qui en avaient les moyens les ont désertées - je ne les condamne pas, j’en fais partie ! Là où j’habitais, il y avait trop d’embrouilles, ça devenait invivable.

Aujourd’hui, on assiste à un renouveau des associations, mais le mal est fait. Objectivement, les choses se sont dégradées, mais il y a aussi une paranoïa de la part des jeunes. Je dirais même que c’est 50-50. L’autre jour, à une réunion organisée dans le cadre du manifeste “Stop la violence” lancé par Nova Magazine, quelqu’un racontait qu’une enseignante, prise de soupçon, avait fait fouiller des jeunes d’une banlieue difficile qu’elle emmenait à Paris pour une visite. Sur 35, 22 avaient un couteau dans leur poche ! Ils lui disaient : “Mais madame, on va à Paris !...” »

Enfermés dans leur discours. « Ils sont échaudés, parce qu’ils se font refouler à l’entrée des boîtes... Ils n’arrêtent pas de répéter que les flics sont violents et racistes. Et certains le sont, bien sûr ! Je les ai suivis, les flics, je sais bien qu’ils ne sont pas cool - et encore : j’étais là. A Bezons, l’ancien commissaire, le soir, après son service, il prenait sa voiture et il venait discuter avec les jeunes dans les cages d’escalier. Mais d’autres n’en ont rien à foutre, c’est vrai, ils les plaquent contre le mur, ils les traitent de bougnoules... Les gens qui tirent sur les jeunes avec leur carabine, ça existe. Je ne le nie pas. Mais si tout le monde a peur de l’autre, on ne risque pas de s’entendre. La peur rend agressif. L’autre jour, Khatir, qui a aujourd’hui 33 ans, et qui est devenu responsable associatif, s’est fait contrôler et fouiller par la police, dans la rue. Il accompagnait des gamins de son association. Il a poliment demandé aux flics de faire vite, en leur disant qu’il avait une femme et un enfant qui l’attendaient. Le flic lui a répondu : “Si tu n’es pas content, tu n’as qu’à écrire au procureur de la République !” Khatir n’a pas insisté. Plus tard, il a dit aux gamins : “Si je l’avais traité d’enculé, ça n’en finissait plus... Il faut vous calmer, essayer de prendre un peu de recul.

Le problème, c’est que les jeunes se sont construit un discours dans lequel ils s’enferment, et dont ils sont les premières victimes. Ils en arrivent à ne plus être à l’aise qu’à l’intérieur des trois kilomètres carré de leur cité, et ça, c’est grave. Ils pensent que la culture française, ce n’est pas pour eux, ils refusent d’écouter autre chose que du rap... Ils se ferment à la culture en général. Khatir n’arrête pas de leur répéter : “Faites gaffe, vous êtes mal partis ! Sortez un peu de votre cité, vous aurez une autre vision du monde !” Mais avec certains, ça devient même difficile de discuter.

Leïla Sebbar, elle, a toujours pensé que le Font national avait perdu d’avance. Quand elle rencontre des enfants d’immigrés qui lui disent que les Français sont racistes, elle leur dit : “Si vous en êtes vraiment persuadés, alors partez. Vous ne pouvez pas vivre dans un pays si vous pensez sincèrement que 80% de sa population ne vous aime pas.

Au moment de la photo, en 1985, Khatir et Awal avaient 17 ou 18 ans. On était montés dans un local associatif, et tout à coup je les ai vus de derrière la fenêtre, avec ce reflet sur leurs visages... Je leur ai dit ah ! ça c’est bien, bougez pas !, et ils ont posé. C’est marrant, parce qu’à l’époque, évidemment, ils ne savaient pas trop ce que serait leur avenir. Ils étaient un peu limite, ils ont fait quelques conneries, on va dire. Depuis, ils se sont beaucoup investis dans la religion, notamment à travers une association, “Lumière”, fondée avec l’imam de la ZUP d’Argenteuil. C’est une association de jeunes à qui la religion a permis de sortir du mauvais chemin. Ils s’y sont investis de manière naturelle, ils vivent la religion comme la vivaient leurs pères. J’insiste là-dessus, parce qu’ils ne sont pas du tout intégristes, ça n’a rien à voir avec ça. »

Gines, 1993. « Ce qu’on voit dans le fond, c’est l’entrée de la salle de prière du Val-Nord. Une mosquée va bientôt être construite, mais, jusqu’ici, il n’y avait que la salle de prière. Gines est d’origine espagnole. Il était membre d’une association qui travaillait sur le quartier, il s’occupait des enfants. Il était intéressant, ce gars-là - je ne l’ai pas vu depuis très longtemps -, parce qu’il n’était pas là uniquement pour pallier les problèmes de la vie quotidienne, pour assurer l’aide aux devoirs ou donner un jeu aux petits pour qu’ils s’occupent ; il avait vraiment envie de leur communiquer une philosophie, une vision de la vie. Une vision politique, au sens large. Il encourageait les gamins à réfléchir à ce qu’ils voulaient faire de leur vie, il les avertissait qu’il ne serait pas toujours là... Il avait une vraie démarche, avec des idées derrière. Il était très proche des gamins, et la photo est symbolique de ça. La petite Black lui tient la main, et, en même temps, elle est pensive et songeuse. J’aime bien cette photo pour ça. Ils baissent la tête tous les trois, même le petit est pensif, il tient son jouet mais il ne s’amuse pas avec... On sent qu’ils sont tous dans leur tête, là. »

Marc et Soraya, parc des Cerisiers, 1984. « Ça, c’est une des toutes premières photos que j’ai prises. C’était même peut-être bien la première journée que je passais à la ZUP d’Argenteuil. On s’était donné rendez-vous dans un café, au Val-Nord : “le Pub”. C’est toujours là qu’on s’est retrouvé par la suite. Il y avait trois filles, quatre garçons. J’avais une copine éducatrice qui avait tâté le terrain pour moi, je lui avais demandé si les jeunes autour d’elle étaient susceptibles de voir débarquer un photographe... J’y étais d’abord allé sans appareil, on avait discuté. Je leur avais dit, voilà, j’aimerais bien vous photographier, montrer un peu votre vie... On est allés au parc des Cerisiers, un très grand parc derrière le Val-Nord. En été, les jeunes se retrouvent là, ils amènent leurs postes, ils jouent au ping-pong, au ballon... Marc et Soraya, je ne sais pas s’ils étaient ensemble, mais ils se sentaient bien ensemble, en tout cas. Je ne suis pas un rapide, j’aime attendre qu’il se passe quelque chose, qu’il se dégage quelque chose de fort, pour déclencher. Je ne mitraille pas. A un moment donné, il l’a prise dans ses bras et il s’est mis à courir... Ils avaient seize ans, quelque chose comme ça. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. »

Propos recueillis
par Mona Chollet
Photos : Gilles Larvor/Agence VU

(1) Voir « L’utopie HLM de Jean Nouvel », septembre 1998.

Val-Nord - Fragments de banlieue, nouvelles de Leïla Sebbar, photographies de Gilles Larvor, éditions Au nom de la mémoire, 1998. 130 francs.

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Périphéries, avril 1999
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