Périphéries

Fatiha Damiche, femme d’ancien détenu

La double peine au cœur

Ses mots sortent en rafale. En un éclair, elle aligne côte à côte abus de pouvoir et déni de justice. Sans écart, en termes mesurés, Fatiha Damiche, grande sœur au Mouvement de l’immigration et de la banlieue (MIB), dénonce la double peine, cette mesure qui consiste à expulser, par une sanction pénale ou une décision administrative, les délinquants étrangers punis d’une peine de prison.

« Un type, condamné par un tribunal et ayant effectué sa peine, a payé sa dette », répète-t-elle. C’est ce qu’elle avait déjà dit lorsqu’au beau milieu de l’euphorie Black-Blanc-Zidane, en plein cœur de la Coupe du Monde, elle avait investi, avec quelques copains, un plateau de télé, réclamant « plus de justice en banlieue ». Aujourd’hui, à force de batailler contre les moulins, sa voix plie parfois, mais ne rompt pas.

« Je n’ai pas vu le film de Yamina Benguigui. Je ne sais pas ce qu’il vaut. Dans Mémoires d’immigrés, elle ne parle pas de la double peine parce que ce n’est pas propre, la délinquance. Un des journalistes qui travaillaient avec elle est venu nous voir, au MIB, mais ils n’ont rien repris dans le film. Pourtant ça compte, à mon avis, la délinquance et les lois françaises scélérates, quand on veut raconter l’histoire de l’immigration.

Un jour, il y a une catastrophe dans ta vie. Le malheur est là : ton mari se fait coffrer parce qu’il a fait une connerie. Là, la France, elle s’en fout ; elle oublie que moi, sa femme, pendant des années, j’ai voté. La carte d’électeur, à quoi elle me sert ? Pendant des années, le commissariat, la justice, on ne sait pas ce que c’est. Puis, un jour, au détour d’une bêtise, on découvre. Si on prend deux femmes, toutes les deux citoyennes françaises, mariée l’une à un Français, l’autre à un Algérien, la situation est très différente quand ils sont en taule. Celle qui est mariée à l’Algérien, c’est fini pour elle. Son mari, il a pas de permission ; ils ne se voient qu’au parloir avec plein de matons autour ; pas de relations sexuelles, rien. Ça explique que des gens pètent les plombs. Moi, au MIB, je reçois sept personnes par jour, toujours des femmes qui viennent répéter leur histoire, toujours la même. Mari renvoyé en Algérie, elle seule ici, etc. On leur dit : « Mais vous n’existez pas. Fichez le camp ! »

« A quarante ans,
quand mon mari va en taule,
on me dit qu’en fait,
je ne suis pas tout à fait française »

Moi, je ne parlais pas arabe ; j’ai appris l’arabe ces derniers temps. Toute seule. On m’avait anesthésié la mémoire ; mieux, la république française m’avait anesthésié la mémoire. Moi, j’ai longtemps cru que j’étais française. Normal, quoi. C’est l’école laïque et républicaine qui me l’a dit. A 40 ans, quand mon mari va en taule, on me dit qu’en fait je ne suis pas tout à fait française, que je ne suis pas française de plein droit. Mes parents nous parlaient en arabe et nous, on répondait en français. Aujourd’hui, je vais me rattraper. Je suis algérienne aussi et la prochaine fois que je vote en France, j’aime autant vous dire que le mec pour lequel je voterai, je l’aurai bien calculé. La France a volé nos vies. La seule chose qu’elle n’a pas pu nous retirer, c’est notre dignité et surtout la dignité de nos parents. Pendant des années et des années, mon père a balayé les rues de Montreuil. Aujourd’hui, il est mort et je ne lui ai jamais demandé ce qu’il avait fait de sa vie.

Propos recueillis
par Thomas Lemahieu

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Périphéries, novembre 1998
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