Périphéries

Nadia Zouareg, militante associative

Marche arrière

À Roubaix, avec son association Voix de Nanas, elle travaille à huiler l’échange entre générations. Dans les années 80, elle a fait toutes les marches des Beurs pour réclamer plus de droits civiques et politiques. Charnière entre la première et la troisième génération, Nadia Zouareg observe que, depuis l’écrasement du mouvement des Beurs, la situation des enfants issus de l’immigration empire.

« Mémoires d’immigrés a été vu dans trois contextes très différents : en salles (tout public), dans les maisons de quartier (avec les associations) et en famille. Dans les familles, il s’est passé quelque chose : anciens et nouveaux ont échangé sur leur passé. Souvent les parents n’avaient pas raconté leurs histoires. Le regard sur les projets migratoires s’est prodigieusement éclairci. C’est une mécanique précise sur laquelle personne ne s’était jamais vraiment penché. L’impact du film est encore impalpable, mais on sent que ça bouge, que des consciences sont petit à petit prises. Aujourd’hui, dans les familles, il n’y a plus de tabou. On se parle. Les parents demandent avec beaucoup plus de facilité la nationalité française. Ma tante et mon oncle sont en train de faire la démarche. Par cet affichage médiatique des immigrés, par cette image nouvelle d’eux - loin des « Ils sont venus bouffer le pain des Français » -, le film a permis de dédramatiser.

« J’ai la chance d’avoir été éduquée
par des parents politisés.
Ils se passionnaient
pour les affaires locales ou nationales »

Sur la suite, sur l’engagement politique des immigrés, c’est plus difficile à estimer. Parce qu’il y a un certain manque de courage des hommes politiques. On est toujours en proie à des reculades de politicards calculateurs. Aujourd’hui encore, on ne reconnaît pas à cet électorat le droit d’exister : à Roubaix, par exemple, nous avons des listes ethniques. Oui, ethniques, mais pas comme on pourrait le penser. Les listes du PS et du RPR sont des listes « petit blanc ». Petit, oui, tout petit dans la tête. Aujourd’hui, on sent une volonté de changer les choses. Moi, c’est un combat que je mène depuis vingt ans. J’ai la chance d’avoir été éduquée par des parents politisés. Ils se passionnaient pour les affaires locales ou nationales. Ce sont mes parents qui m’ont formée. D’ailleurs, je crois que dans les années 60-70, on parlait beaucoup plus facilement entre générations. Aujourd’hui, les gosses de la troisième génération ont pris une grande claque en voyant le film de Yamina. Parce qu’ils sont déconnectés, et pour le comprendre, il faut remonter au gros échec de ma génération...

« L’angélisme de gauche
a récupéré toute notre énergie.
Ça a cassé le processus politique
ouvert par les Beurs »

Lors des marches des Beurs [entre 1983 et 1986], nous, les enfants d’immigrés, nous disions que nous ne voulions pas être les remplaçants de nos pères éboueurs ou balayeurs de rue. Ce n’était pas du mépris pour nos parents. Au contraire : ce sont eux qui nous ont poussés à faire des études. Ils voulaient que leurs enfants gravissent les échelons dans la société française. Pour casser les marches des Beurs, on a vu apparaître la petite main de SOS Racisme, avec Harlem Désir en tête du cortège. L’angélisme de gauche a récupéré toute notre énergie. Ça a cassé le processus politique ouvert par les Beurs. Les gens de SOS Racisme ont intégré les rangs des socialistes. Ils sont retournés d’où ils venaient. Et c’est Mitterrand qui a gagné. Les Beurs, ceux des marches, n’ont pas rejoint le PS ; nous aussi, on est retournés plus ou moins gentiment dans nos petites associations. SOS Racisme a fait l’éloge de la différence. Ils avaient raison : c’est vrai qu’on est tous différents, rien qu’au niveau de nos ADN. En fait, ils ont eu tort car, plutôt que de rassembler, ils ont creusé le fossé. Ça a servi le camp adverse. Ça a été négatif. Nous, les Beurs, on disait : « le mélange, c’est comme l’essence, ça fait marcher les mobylettes ». Et pas : « Nous, on est beaux ».

« Comment veut-on que des jeunes
à qui on dit qu’ils ont une identité différente
ne cèdent pas à d’autres sirènes ? »

Pour moi, Beur n’est pas spécialement beautiful. Aujourd’hui, on paye les pots cassés de cette idée. La chute a été très rude : avec le mouvement des Beurs, on avait laissé nos parents à l’écart, derrière nous. Ça a été une gifle. Il aurait fallu qu’on se serve de leur sagesse. Aujourd’hui, ceux qui ont cru en cet élan des marche des Beurs sont aigris. L’exemple de Toumi Djaïdja est frappant [un des meneurs lyonnais des marches, fils de harkis. Dans Mémoires d’immigrés, quand Azouz Begag et le père Delorme évoquent le mouvement des Beurs, il se trouve hors champ, au côté de Yamina Benguigui. “Ce qu’Azouz Begag et le père Delorme disaient, confie aujourd’hui la réalisatrice, c’est comme si Toumi l’avait dit. Rien ne se disait sans l’aval tacite de Toumi.] Comme d’autres meneurs ou simples participants, il s’est tourné vers des associations cultuelles, pour le dire pudiquement. C’est devenu un barbu. Nous qui avions été éduqués à l’école français, égalitaire, laïque et républicaine, nous avons perdu nos illusions. Certains sont devenus complètement désabusés ; d’autres ont été cassés, archi-cassés et ont été poussés vers des valeurs dites traditionnelles - mais qui, pour nous, je répète, élevés à l’école républicaine, n’avaient rien de « traditionnel » -, familiales et religieuses. Tous les déçus de la France se sont retrouvés dans les bras des uns et des autres. C’est une marche arrière. Et aujourd’hui, comment veut-on que des jeunes à qui on dit qu’ils ont une identité différente, ne cèdent pas à d’autres sirènes ? A l’école, dans toutes les voies de garage, il y a une sur-représentation des enfants de la troisième génération. Alors, comment peut-on éviter la casse ? Je parle de la casse de ces gosses qui sont formés pour devenir des épaves ambulantes.

Après les marches, nos enfants ont été un peu perdus, comme nous l’étions nous aussi. Les jeunes, aujourd’hui, qu’est-ce qu’ils sont ? Ils sont comme rayés de la carte de cette France du chômage, de ce pays où l’école ne forme plus de têtes bien pleines, où l’assistanat est devenu un mode de gestion politique. Les jeunes ont le sentiment de ne pas exister. Ils doivent attendre treize ans pour avoir la nationalité française ? Qu’est-ce qu’on leur laisse comme marge ? Tout casser. Il faut les former, ces jeunes, leur raconter leur passé, leur donner des clés pour l’avenir... On ne peut pas les laisser penser qu’ils sont des citoyens de seconde zone. Mon père, il répétait les mots de de Gaulle, en souriant : « la France de Dunkerque à Tamanrasset ». L’universalité et l’exemplarité de la France n’ont plus grand sens aujourd’hui. A 20 ans, je me disais française. C’était mon identité. A 40 ans, je relativise un petit peu et je me dis que c’est la planète entière qui est à moi.

Propos recueillis
par Thomas Lemahieu

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Périphéries, novembre 1998
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