Périphéries

Studio national des arts contemporains, Tourcoing

Mémoire vive

Six mois après l’accueil des premiers étudiants, le studio national des arts contemporains Le Fresnoy, installé à Tourcoing, ouvre ses portes au grand public à l’occasion du vernissage de sa première exposition. Alentour les voisins observent d’un œil tranquille la mue du bâtiment, longtemps pôle incontournable de divertissement transformé en vivier d’avant-garde artistique multimédia. Où tout le monde investit un brin d’âme dans le lieu hybride, habité par les fantômes réels du passé et les ombres virtuelles du présent.

Avec méthode, les invités se déploient dans le Fresnoy. Chacun son rôle. Il y a qui monte, il y a qui descend. Sur les passerelles qui surplombent le quartier, les convives s’extasient devant les jardins ouvriers des environs. Filiformes et fleuris de lilas. En bas, les visiteurs d’un soir s’agglutinent dans les étroits couloirs de l’exposition. Au passage, ils piétinent une phrase de Rilke écrite noir sur blanc à même le sol. « Nous vivons la disparition de toutes les choses visibles qui ne seront jamais remplacées. » Des traces de semelles salissent petit à petit la sentence prophétique. Dans les parages, la phrase n’en claque pas moins singulièrement. La baraque à frites de Mimile, envolée. Les quatre cafés pleins à craquer les soirs où l’Ange blanc écrabouillait la tête du Bourreau de Béthune, disparus. La boulangerie qui vendait des glaces le dimanche pour la séance de quatre heures, fondue.

Entre 1905 et 1984, à Tourcoing et alentour, tout gravitait autour du Fresnoy. C’était simple. Du lundi au vendredi, les ouvriers trimaient dans les usines de textile. Le samedi, c’était marché et lèche-vitrines. Et dimanche, après la messe, la foule se pressait de filer quatre francs cinquante aux caissières du Fresnoy pour tour à tour danser la polka, voir Les Temps modernes ou siffler les catcheurs de pacotille. Jusqu’à six mille spectateurs par dimanche. Puis, dans les années 70, les choses visibles ont commencé à disparaître. Sans être remplacées. On connaît la chanson. Des usines ferment, les boutiques de quartier font faillite et les lieux de loisir donnent leurs concerts d’adieu. Tout se concentre alors dans les complexes hyper-giga-commerciaux des périphéries.

Aujourd’hui, deux cafés se disputent la clientèle du studio national des arts contemporains Le Fresnoy, ouvert depuis novembre. Vingt-quatre étudiants et une trentaine de permanents. Parce qu’il nourrit son monde et qu’il l’alimente en presse nationale, c’est le Bayard qui l’emporte. Mais non loin, à l’angle de la rue, l’éponyme café Fresnoy fourbit ses armes : l’année prochaine, des chambres, avec vue imprenable sur la voie rapide Lille-Gand, seront proposées aux nouveaux étudiants, histoire de nouer des liens.

De l’autre côté de l’axe autoroutier, Jacqueline Michiel, mieux connue comme « Madame Jacqueline », garantie pur produit de l’ancien Fresnoy, quarante ans de caisse et de secrétariat, se tord les doigts. « Au début des travaux, quand je passais devant le Fresnoy, mon cœur se brisait littéralement. Pour beaucoup de gens dans le quartier, le Fresnoy était particulier, bien sûr, mais ça n’était que leur jeunesse... Pour moi, c’est toute une vie.  » D’un revers de main, Madame Jacqueline balaie sa nappe de cuisine. « Le jour où je suis allée voir ce qu’il se passait, j’ai été exorcisée. Dépossédée de mon démon. Le Fresnoy revit, et c’est très bien. Je crains juste qu’avec leur salle art et essai, ils ne programment que des films de la Nouvelle Vague. Nous, quand on le faisait, les gens sortaient en se disant qu’ils n’avaient rien compris... »

Devant l’école primaire du quartier, un ancien combattant zazou parle avec les mains. « Le Fresnoy, c’est... » Comment dire ? A côté de lui, son épouse gigote. « C’est merveilleux ! », complète-t-elle. Le couple parle au diapason et au présent. La mémoire reste vive. Leurs yeux pétillent. Dans le coin, on dit que trois rencontres sur quatre ont eu lieu au Fresnoy. Là, tout le monde se mélangeait. On venait en famille et, en douce, dans le dos de leurs parents, les ados flirtaient sous la grande horloge du petit dancing. Immuable. C’est sous cette enseigne que se jouaient toutes les histoires, d’une après-midi ou d’une vie. Aujourd’hui, un couple s’embrasse au présent, là-haut, sur les toits du Fresnoy. L’horloge a disparu. En face, à la fenêtre de sa petite maison, un gaillard se brûle les doigts avec sa clope. Les regards se croisent.

Dans le quartier, le Fresnoy demeure mythique. La réhabilitation de l’endroit et l’installation de l’école high tech n’ont rien gommé du passé. Au contraire. Comme l’architecte Bernard Tschumi a tenu à intégrer l’ancien Fresnoy et comme jusqu’ici, les nouveaux occupants, presque désincarnés, se sont montrés plutôt discrets, leurs voisins n’ont pas rangé leurs souvenirs. Entre les deux univers, la sauce n’a pas encore pris. Seul écart à cette coexistence aveugle : le bruit court qu’une matrone tourquennoise aurait rencontré une étudiante japonaise dans une laverie et que cette dernière se serait ouverte sur la chaleur des gens du Nord, opposés dans ce cas précis aux Parisiens que ladite étudiante japonaise aurait bien connus lors d’un séjour dans la capitale.

Signe encourageant. Les habitants actuels sont des êtres en chair et en os qui doivent parfois fréquenter les laveries.

Et déjà, dans les étroits couloirs de l’exposition « Transports de l’image », un bateleur, mains en alerte, cheveux en bataille, appâte le chaland. « Ces images, reportées sur écran, ont été réalisées à partir d’un film passé à l’acide et retravaillé en vidéo. Elles sont projetées sur cet écran cubique afin d’obtenir l’effet d’hypnose propre au dispositif cinématographique. Sans hypnose - il faut que le spectateur oublie l’écran - , pas de cinéma, pas de fiction, pas d’effet de réel. » Pas de doute. Le spectacle est total.

Thomas Lemahieu
Photos de Jean-Marc Vantournhoudt

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Périphéries, avril 1998
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