Périphéries

Un après-midi au centre commercial Euralille

Tout doit disparaître

C’est un énorme vaisseau d’acier posé à la lisière de la ville, juste avant la superbe gare TGV de verre et de béton. En ce samedi après-midi, des flots ininterrompus de badauds se dirigent vers le centre commercial Euralille, laissant derrière eux la ville. Ils ont traversé le quartier de la gare régionale, la bonne vieille gare primitive de Lille-Flandres, à laquelle font face ces maisons basses typiques du Nord, abritant des friteries et des hôtels de passe derrière leurs façades sales et surchargées d’enseignes lumineuses rouges, vertes, jaunes.

Lorsqu’Euralille apparaît au détour de la route, on change de siècle et de dimension. La vision de ces colonnes de fourmis pénétrant par en bas dans le ventre du monstre évoque un péplum futuriste. « Viens ici, c’est chaud ! », crie un gamin debout sur une grille de métro à quelqu’un qu’on ne voit pas. A l’intérieur, le spectacle des flâneurs et des acheteurs agglutinés sur des escalators vertigineux qui lentement montent, descendent, se croisent, est encore plus impressionnant. L’architecte a fait dans le démesuré, dans l’écrasant.

Des lumières constellent le plafond comme des feux de la rampe. Ça sent le sucre chaud, les musiques d’ambiance des différents magasins font la guerre à la fois avec la musique d’ambiance des voisins et avec celle de la galerie extérieure. D’énormes colonnes métallisées renvoient des rayons verts fluorescents comme des lasers. Chez Segafredo, des clients assis à des tables rouge vif conversent en savourant une pause-café tandis qu’en face d’eux, juste de l’autre côté du couloir ripoliné, sous l’éclairage sans fard des néons, le pressing 5 à Sec déborde d’activité. Plus loin, un célèbre pâtissier lillois a aménagé un salon de thé à l’ancienne avec lustres, tables et chaises en bois, tout l’attirail du boulanger traditionnel : corbeilles en osier et arrosoirs en fer blanc en exposition, gerbes de blé, fausse cheminée décorée de faïences...

L’empire du signe

Loisirs & création propose des fleurs, du fil à tisser, du matériel à dessin, de la terre à modeler, des ustensiles de pâtisserie, des perles pour fabriquer des bijoux, des bougies parfumées, du matériel pour fabriquer ses propres bougies... Tout est là, mais de moins bonne qualité que ce que l’on pourrait trouver dans des magasins spécialisés. Une décoratrice dispose dans la vitrine des bottes de foin, y perche de faux coqs, y niche de faux œufs, sous l’œil de faux lapins dans leur clapier. Bientôt Pâques. Si le vaisseau Euralille décollait, il serait une Arche de Noé volante, avec toutes ces tentatives dérisoires de reconstituer un paradis perdu que tout le monde n’a pas forcément connu mais dont tout le monde a la nostalgie. Ce serait pareil, d’ailleurs, si la rédaction du 13 heures de TF1 décollait, avec tous ses reportages sur les petits artisans de la France profonde.

Euralille n’existe pas, c’est un espace qui se veut neutre, pour que les commerçants y recréent, à coups d’échantillons évocateurs, un monde où tout s’achète, où rien ne distrait de l’acte d’acheter. Un centre commercial ressemble au métro, ce non-lieu qui tend désespérément vers l’abstraction, qui n’existe que pour relier d’autres lieux, et où les affiches publicitaires s’échinent à reconstituer un univers autonome, à se substituer au réel. L’énormité de l’enseigne Euralille qui barre - qui annule - la façade du bâtiment le dit : ce qui compte, ce n’est pas le réel, c’est la signification qu’on lui donne ; c’est le signe, c’est le discours.

La caverne enchantée

Recréer le monde ? « Le soleil se lève à dix heures. Il se couche à vingt heures. Eclipse totale le dimanche. » C’est ainsi que Nature & Découvertes indique ses horaires d’ouverture à l’entrée du magasin. CQFD... Ici règne une lumière irisée, dansante, presque liquide, assez faible pour qu’on se croie à l’entrée d’une grotte, d’une caverne mystérieuse. A l’intérieur brillent des gadgets phosphorescents, des cartes du monde illuminées par en dessous. Une fontaine ruisselle contre un mur entre deux plants de lierre. Murmure de ruisseau, chants d’oiseaux ou flûte de pan en fond sonore, tintinnabulements de mobiles-carillons... Au rayon CD, vous pouvez écouter la bande originale du film Microcosmos, le chant des baleines, Solitude, Ballade d’automne, Vent des Andes, Rossignol nocturne, A Celtic Tale, Oiseaux de votre jardin... (Qui a un jardin ici ?...) Au fond du magasin, on se sert à un robinet, dans un gobelet aux couleurs de la maison, une « infusion aux sept plantes » offerte gracieusement, dont la recette est détaillée sur un petit panneau au mur, avec explication des vertus de chaque plante. « Oh ! pas trop ! » fait une femme à son mari qui lui remplit son gobelet, effrayée à l’idée d’abuser de cette gratuité inhabituelle. On peut acheter des cahiers en feuille de bananier, en papier de cigare. Chaque page est enrichie de dessins, estampillée, histoire qu’on ne puisse jamais oublier qu’on écrit dans un cahier Nature & Découvertes. Au rayon bricolage, on trouve de la « Pâte de Lune », une pâte à modeler phosphorescente parfumée aux fruits, ou de petites figurines de dinosaures en plastique phosphorescent aussi. Et puis des boomerangs, des orgues à parfums pour enfants, des tortues en terre cuite sur le dos desquelles faire pousser des graines germées, des pierres semi-précieuses, des bijoux, des livres... Mère Nature ratisse large.

La fraternité entre les hommes aussi. A l’étage, la boutique J’ai rêvé d’un autre monde propose des aliments, de la littérature, des objets caractéristiques de toutes les régions du monde. Statuettes africaines fabriquées en série, dévideur de papier toilette aux couleurs de la Jamaïque, ponchos sud-américains, encens indien ou japonais, thé vert, confiture de mangue, boules tibétaines... Suspendue au plafond, au rayon « celtique », une immonde marionnette de sorcière sur son balai tournoie, menaçante. La maison fait dans la littérature, aussi ; plus précisément la littérature sexuelle, culinaire et spirituelle : Kama Sutra et Tao de l’amour, Pâtisseries du monde entier, Livre du thé, Bhagavad Gitâ, Paroles de Fraternité, Paroles de sagesse laïque, Sagesse juive, le Coran (dans la traduction de Jacques Berque...), Les droits de l’homme, Paroles de Chamans... Un livre du Dalaï Lama voisine avec un album de photos de Che Guevara et une biographie de Gandhi. Le logo de l’endroit : un cercle (la Terre) d’où dépassent un tipi, une pagode et une case africaine. A l’intérieur, on trouve aussi Les Carnets de route de Tintin, ce qui résume assez bien l’esprit de l’endroit : le monde, c’est Tintin en Amérique (le tipi), Le Lotus Bleu (la pagode) et Tintin au Congo (la case)...

La rupture avec le réel

A l’intérieur du centre commercial, qui a lui-même, déjà, une visée encyclopédique, les magasins thématiques instaurent une visée encyclopédique supplémentaire. Loisirs & Création se propose de couvrir - et donc de régenter - tous vos loisirs et toutes vos activités créatrices ; Nature & Découvertes, vos rapports à la nature, et également vos loisirs. J’ai rêvé d’un autre monde, vos rapports aux autres cultures. Ces magasins, surtout les deux derniers, vendent avant tout un discours. Discours qui, comme tous les discours publicitaires, prétend avec un aplomb confondant supplanter une réalité qui crève les yeux, vous faire tenir pour quantité négligeable tout ce que vous disent votre bon sens et vos perceptions propres. A Euralille, un salon de jeux vidéo, où on peut tirer avec de vrais flingues pour dégommer les méchants sur l’écran (un père et son jeune fils s’y emploient placidement), espace exigu bourré jusqu’à la gueule de machines à sous, étouffant, assourdissant, étourdissant, porte le nom charmant de La tête dans les nuages.

L’un des pionniers dans ce domaine du hiatus a été une chaîne de cosmétiques naturels qui déguise ses employés à l’identique à travers le monde et clone ses boutiques pour en baliser le globe, tout en vantant les produits ethniques et la sagesse des minorités menacées. Sous couvert d’idéologie baba, elle répand ainsi l’uniformisation aussi certainement qu’une vulgaire chaîne de restauration rapide. Drôle de paradoxe... De même, chez Nature & Découvertes, on veut vous faire prendre des gadgets pour des objets authentiques et indispensables ; on vous propose une vision idéalisée et boy-scout de la nature. Ce magasin qui vante les beautés de la nature est logé dans le lieu le plus anti-naturel qui soit, un lieu qui bannit toute nature et tout contact avec les éléments naturels, justement... Euralille vit en parfaite autonomie par rapport au monde extérieur, qu’il recrée en bribes disloquées.

« En coupant son cordon ombilical avec la nature, l’homme quitte un peu le terreau de son histoire » : « C’est le début d’une vie nouvelle, ou, plus exactement, le début d’une ère nouvelle, l’ère de l’information, caractérisée par l’autonomie de la culture par rapport aux fondements matériels de l’existence. » Telle est la thèse exposée par Manuel Castells dans son énorme livre La société en réseaux - L’ère de l’information, telle que la résume Jean-Baptiste Marongiu pour Libération. Et si les centres commerciaux ou les métros, attributs de modernité, participaient à cet élan vers le virtuel, tout autant que l’avènement d’Internet ? Reste à savoir si le réel se laissera faire comme ça. Et si la communication ne devance pas très largement l’information dans le virtuel, ce royaume si propice à tous les mensonges, puisqu’il supprime tous nos repères familiers.

Aujourd’hui, dans les couloirs, c’est la fête des enfants. Par endroit, on a jeté par terre une moquette rouge entourée d’une barrière basse, comme un enclos champêtre, à échelle d’enfant. A l’intérieur, les gamins s’égaillent dans un village de maisons en plastique coloré, placent des ballons dans des paniers de basket qui leur arrivent au menton, s’élancent sur des toboggans lilliputiens après avoir agité la main : « Maman, je suis là ! » Des adolescents amorphes les surveillent, payés pour ça, perdus dans des sweat-shirts blancs où dansent les lettres de Fête des enfants. Derrière l’enclos, les parents prennent des photos.

A l’étage, on a installé des tables de jeu avec des grilles de Puissance Quatre. Absorbés dans leur partie, des jeunes en blouson Adidas, veste de cuir ou anorak s’interrompent le temps de serrer mollement la main d’une connaissance qui passe. Juste à côté, dans la vitrine d’une parfumerie, de grosses fleurs en tissu rose pâle font la promotion du dernier jus de Guerlain, Champs-Elysées. A l’intérieur, dans un vaste décor clinquant et sophistiqué, parsemé de lumières aveuglantes, les vendeuses s’activent, déguisées de l’uniforme maison : robe-tablier noire, petit béret d’hôtesse de l’air assorti, maquillage de bon ton. Là aussi, des inscriptions sur les rayons balisent le parcours : senteurs champêtres, senteurs ensoleillées, senteurs gourmandes... La bonne blague ! D’écœurants effluves de parfum synthétique s’en échappent. Les jeunes qui voudraient les renifler de plus près se voient opposer une fin de non-recevoir par les deux vigiles postés à l’entrée, raides dans leurs costards sombres dont seul leur badge rompt la monotonie : un grand Black costaud et un petit type méditerranéen. Ils restent inflexibles, sympas mais fermes : « En semaine, vous pouvez entrer, mais pas le samedi. » Les jeunes discutent plusieurs minutes, plus par principe, semble-t-il, que par réel désir d’explorer le grand temple de la féminité assistée. « Il faut respecter notre boulot, aussi », plaident les vigiles. Les jeunes finissent par passer leur chemin.

Parfumerie : l’artillerie lourde

Au fond du magasin, les soins pour le corps sont regroupés sous des étiquettes évocatrices qui empruntent aux champs lexicaux usuels de l’industrie cosmétique, la sensualité, l’ésotérisme. « Être pure et simple », « Être de lumière », « Être sans paraître »... Il y a là tout ce qu’il faut pour « dissimuler », « gommer », « purifier », « nettoyer », « corriger », « réparer ». Les grands moyens. L’armada américaine dans le Golfe, à côté, c’est une plaisanterie ! Autant dire qu’au naturel, on est des verrues sur pattes, nous les femmes ! Sans rire. En réponse à cette agressivité, la charge de Dario Fo et Franca Rame dans leur monologue Alice au pays sans merveilles ne paraît pas disproportionnée :

« Les faux cils, le vernis à ongles, le brillant à lèvres, le fard à joues, le violet à paupières, la feuille de saule pour les cors aux pieds ! Deux gouttes de parfum... pastiche, chanel, gentry, carven... à ton goût !
Voilà, c’est fini, madame est prête ! Tu es belle, tu es libre, tu es jeune, moderne, adorable, désirable, aseptisée, stérilisée, sexuée... Une belle pute !
 »

Mais d’autres, à Euralille, ne s’encombrent pas d’états d’âme. Il ne s’épuisent pas à faire rêver le chaland, à lui titiller les cordes sensibles avec des évocations de paradis perdu ; soit parce qu’ils visent une clientèle jeune qui s’en fout - c’est le cas de Promod, Pimkic, Celio, Naf Naf, Tie Rack, Morgan... -, soit parce que leurs bas prix sont des arguments de séduction suffisants. Chez Kitchenette, le nain de jardin est en promotion à 39 francs. Chez Eram, on s’éclaire au néon, les présentoirs sont simplement alignés sur un carrelage blanc, et quelques ballons tentent sans conviction d’apporter une note de gaieté. Même carrelage immaculé et aseptisé chez Grand Optical, et chez Glup’s - allié aux couleurs flashy des bonbons. A l’étage, au-delà de l’aire délimitée par la moquette rouge où les jeunes jouent autour des tables, un vigile fait les cent pas. Le carrelage assez propre pour qu’on puisse s’y mirer est désert. Il mène aux ascenseurs, aux parkings. Aux confins de la galerie, là où s’arrête la grande foire du divertissement pascalien, Euralille montre son vrai visage, le visage du néant, de l’inhumanité.

En 1994, dans un entretien à la revue Autrement dans son numéro intitulé « Confort moderne », Jean Nouvel disait, à propos du logement social : « Si on veut sortir de l’esthétique de l’urgence, on doit penser le logement en termes d’échelle, d’appropriation d’un territoire, d’usages et de plaisirs qui n’existent pas si on n’a pas cette sensation de liberté liée à une taille correcte de ce territoire. C’est une question de dignité. Le petit logement a souvent été symbole d’oppression. Ne faut-il pas en sortir ? »

Faites-nous plaisir, Jean Nouvel, construisez donc des centres commerciaux tout petits, et des HLM immenses...

Mona Chollet

Post scriptum en forme de mea culpa (septembre 1998) : L’utopie HLM de Jean Nouvel.

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Périphéries, mars 1998
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