Le jour où le Père Noël est descendu sur le Faubourg de Béthune, le jour où Rubens écrase le nez de Modigliani, le jour où l’autochtone se fâche d’une confusion courante, le jour où l’aveugle est monté en carriole, le jour où un volet s’est fermé, le jour où autre chose s’est fait jour.
Dans tout le quartier, il règne une odeur de soupe. Mais alors, de soupe, comment dire, de la soupe au cresson, oui, c’est ça, une odeur de soupe au cresson et réchauffée. Un petit coup sur la porte de l’école Trulin, histoire de vérifier qu’on y organise pas un concours de cuisine de cantine. Non, tout est fermé. D’où.
Derrière l’école, dans les jardins Verhaeren, pas plus de traces de cuistot manieur d’herbes fraîches. Il y a juste le local des aînés.
Trois associations y ont installé un marché de Noël. A l’intérieur de la baraque, le parfum tourne. Fumet de vin chaud et de cannelle. Dans un coin, deux bonnes dames échangent d’aimables propos sur la peinture flamande. Elles parlent, sans fausse pudeur, de leur embonpoint naissant. On est des Rubens, on est des Rubens, clament-elles. Tout est lié. Et hop !, par ici, les gâteaux. C’est drôle. Elles se marrent et, allègres, s’asseyent sur Modigliani.
Plus loin, face aux monceaux de pacotille, un jeune couple, bon genre bon chic, hésite entre un étui à mouchoirs en forme de divan et un bougeoir phallique. Tout est à 25 francs, et il n’y a pas de psychanalyse qui tienne. Fini de rire.
Marie-Pierre surgit. D’elle, on peut dire qu’elle en a gros sur la patate. ça n’est pas vulgaire, c’est comme ça. Marie-Pierre est secrétaire de l’association Libre Expression des Arts. Et elle est remontée. Vous êtes journaliste, c’est ça ? Heu... Bon. Ici, on en a assez. Marre d’être confondus avec ceux qui brûlent des voitures à Lille-Sud. Ras-le-bol d’être pris pour un sous-quartier de je sais pas trop quoi. Au journal de France 3, ils nous ont appris qu’on n’existait pas. Ils nous ont inclus dans Wazemmes. Moi, je suis désolée, le Faubourg de Béthune, il existe. Y a une mairie de quartier. Il y a une identité propre ici.
Dents serrées, Marie-Pierre martèle. On a une identité. On ne veut plus être considérés comme des assistés. Voilà tout. La dame, mental de fer, désigne des pots en terre cuite. Ces objets, on les vend pour financer les camps de neige des gamins. On se prend en main. Marie-Pierre marque la pause. C’est bon ? Vous avez assez pour faire un bel article, non ? Non. L’identité du Faubourg de Béthune ne se paie pas de mots. Parce qu’il ne suffit pas de dire pour que les choses soient. Là, Marie-Pierre s’arrête, circonspecte. Notre identité... Un bonhomme rougeâtre débarque dans le petit local. Marie-Pierre souffle. Sauvée. Petit Papa Noël/ quand tu descendras du ciel/ avec des jouets par milliers/ n’oublie pas mon identité.
C’est une tornade. Un ouragan. De retour du boulevard de Metz, les chevaliers servants du Père Noël rechargent leurs batteries de clémentines et de friandises. En douce, la star du jour s’enfile quelques vins chauds. Dehors, les gamins virevoltent autour de l’âne. Le palefrenier joue les boucliers humains. Un petit futé s’enquiert. Monsieur, c’est vous qu’on voit dans la pub pour le roquefort ? Héhé, on ne désarçonne pas notre palefrenier si facilement. Il dit que non, et, dans le même mouvement, détourne de l’âne un autre gosse trop affectueux.
En coulisses, une femme organise le branle-bas de combat. Bon, on a fait Concorde et Verhaeren ; il reste juste le Vieux Faubourg et Baltique. Père Noël, t’as tes bonbons ? Oui ? Alors, en route ! Cette femme pressée est conseillère de quartier et, accessoirement, journaliste à La Voix du Nord. Elle fonce. Arrête les voitures. Alpague le chaland. Tempête, la gouaille du politique en campagne.
Les enfants, vous voulez des biscuits ? Y a le Père Noël. Et il a des biscuits. Donc, les bambins s’avancent, timides, ramassent le magot et foncent brandir le tout aux nez des parents, accoudés aux fenêtres des HLM.
Dans une impasse, un père stoppe le cortège. Son fils, aveugle, voudrait monter dans la carriole du Père Noël. Touche, touche. Le genou plus haut. Non, pas si haut. Voilà. L’âne emmène l’enfant alentour. Je suis dans mon chariot, et je n’ai pas de sabots, improvise-t-il. Heureux, trop heureux. La conseillère de quartier jubile. Et, fine tacticienne, glisse en off : Qu’est-ce qu’il faut pas faire pour faire bouger les gens dans ce quartier !
Sur la route, on croise un gamin. Lui, c’en est fini. Plus de rêves. Il a sa petite théorie sur le Père Noël. Père Noël, il est mort depuis hyper-longtemps. Moi, quand j’étais petit, ben il était déjà mort. C’est pour dire, quoi. Dans les parages, le Père Noël sent la soupe au cresson réchauffée. C’est pas dramatique.
Portrait du Faubourg de Béthune en éléphant (Impasse Verhaeren)