Chaque matin, France Inter, à grands coups de boutoir, crée des voies d’eau dans ma tête. Je suis en train de rêver lorsque le radio-réveil se déclenche, et en quelques mots prononcés par le journaliste, le monde qui étirait des images fantasmatiques dans mon imagination embrumée est réduit à sa réalité médiatique, froide, brute. Le procès Papon « devant les Assises de la Gironde », les agressions contre les chauffeurs de bus, les voitures qui brûlent à Strasbourg, l’effondrement à répétition des bourses asiatiques... En filigrane dans la plupart des sujets, quand elles ne sont pas évoquées directement, deux obsessions - qui le sont sans aucun doute à juste titre : le chômage et le Front national.
Je me demande parfois si des études ont déjà été réalisées pour déterminer l’effet que produit sur l’auditeur ou le téléspectateur le ressassement indéfini, pendant une période donnée, des mêmes sujets, traités en outre de façon beaucoup plus sommaire que dans la presse écrite ; les effets de la durée, de la répétition. Allumées d’un geste machinal, la radio et la télévision, qui impliquent ou permettent une certaine passivité - on peut s’informer en faisant sa vaisselle, en se brossant les dents - nous font subir un traitement que nous ne maîtrisons pas. La forme prend facilement le pas sur le fond. On apprend donc assez peu, mais on subit beaucoup.
Ce n’est pas que je n’aime pas être informée - bien au contraire. Je sais seulement que j’aurai besoin d’antidotes. Que j’attendrai avec impatience le mercredi et la sortie de Charlie Hebdo, pour les Couvertures auxquelles vous avez échappé et les brèves, qui font office de soupape en détournant les grands « hits » médiatiques de la semaine, en établissant des liens entre ceux qui en ont le moins. Rire avec les sujets les plus graves, ce sera ma vengeance pour l’enchaînement prométhéen à l’actualité que m’imposent radio et télévision.
Des antidotes, France Inter, puisque c’est la radio que j’écoute, en propose elle-même quelques-uns, mais il faut bien dire que ça ne prend pas tellement. La chronique de Philippe Meyer m’arrache un gémissement et me fait replonger sous mon oreiller plus sûrement que l’annonce de n’importe quelle catastrophe planétaire. Seule exception : à huit heures et demie, Nicolas Poincaré, dans sa revue de presse, s’écarte de temps à autre des grands thèmes du jour pour dénicher l’original paradoxal, l’insolite révélateur, et donner alors libre cours à un humour qu’il a irrésistible et terriblement attendrissant.
Reste que les journalistes nous donnent peu de mou dans la corde qui nous attache avec eux au piquet de l’actualité. Invité de Stéphane Paoli à Questions directes, l’auteur d’un livre intitulé Soyez heureux se voit demander d’entrée s’il ne pense pas qu’il insulte, avec un titre pareil, les millions de chômeurs et de RMistes que compte la France. Choqué, Stéphane Paoli, par ce titre indécent.
L’argument de l’indécence est l’arme d’un chantage un peu exaspérant. Il nous laisse pieds et poings liés, paralysés. Il ne nous autorise qu’à tourner en rond en répétant, tel un troupeau de moutons de Panurge affolés : « Chômage ! Chômage ! », ou : « Front national ! Front national ! » Il rappelle un peu le discours de monsieur Seguin à la chèvre du même nom (pardon pour cette accumulation de métaphores bêlantes), qui avait elle aussi bien peu de mou dans la corde et se voyait menacer de se faire à coup sûr dévorer par le loup si elle prenait la clef des champs. Or on n’est pas obligé de croire que la chèvre se fera forcément dévorer comme dans le livre. (Quand on réfléchit à la morale qui s’en dégage, c’est d’ailleurs du pur terrorisme mental que d’offrir un conte pareil à un enfant. Je me souviens d’avoir été moi-même été assez effarée, gamine, par cette fin totalement gore, et plutôt calmée dans mes envies d’exploration du bois devant ma maison.)
Ce conte, les parents des adolescents portraiturés dans Stress à l’école, le documentaire de Maria Roche et Martin Blanchard diffusé sur Canal + le 21 novembre, ont dû le lire à leur progéniture tous les soirs, toute l’enfance. Journées de fous, courbes de résultats sur ordinateur... Reproches : « Tu te laisses vivre ! » Ces parents-là poussent leurs enfants, élèves au lycée Hoche de Versailles, au nom de « Polytechnique ou rien ». Mais on devine que cette attitude, encouragée par l’élitisme du système français, se retrouve dans tous les milieux, justifiée par la peur du chômage (chômage ! chômage !). Partout règne un même mot d’ordre : tenez-vous à carreau. Sinon...
Un mot d’ordre qui a été tellement intériorisé que souvent, les élèves n’ont même plus conscience de leurs manques. Ici, à l’Ecole de journalisme de Lille, on en est au point que certains intervenants reprochent aux étudiants leur excès de sérieux, les exhortent à se lâcher un peu, à tenter des choses, à faire preuve d’originalité. Mais la peur, le chantage à l’indécence (indécence dans un sens large : le non-conformisme est indécent), s’ils se font particulièrement sentir chez les jeunes en formation, exercent leurs ravages dans l’ensemble de la société. Dans le cas des journalistes, la maladresse des professionnels lorsqu’ils veulent offrir des « respirations » à leur public en dit long sur leur handicap dès qu’on les sort de leur domaine. Bien souvent, les os qu’ils nous jettent à ronger sont des anecdotes dénuées de sens, qui révèlent la fausseté de l’idée qu’ils se font de leur public ou le mépris dans lequel ils le tiennent plus ou moins consciemment. Ils dénotent surtout un manque crasse d’imagination, de convictions, d’une culture originale et vraiment personnelle. A cet égard, la période estivale est toujours le moment de vérité, celui qui révèle la superficialité ou au contraire la profondeur de la culture des journalistes, lorsque l’actualité ne vient plus à eux, mais exige qu’ils aillent la chercher, qu’ils la créent. Pour certaines rédactions, c’est l’occasion de sortir de son chapeau tous les sujets qu’on n’a pas le temps et la place de traiter le reste de l’année, de donner libre cours à sa fantaisie, et d’affirmer ainsi la personnalité d’un média. D’autres, la grande majorité, se retrouvent totalement démunies, et refont les couvertures de l’année précédente (« Les Français et la fidélité »...).
Ces manques ne peuvent être mis sur le compte de la rigueur ou de la fameuse « objectivité » journalistiques. On n’échappe pas à ses responsabilités : l’absence de parti pris est déjà en soi un parti pris. La perpétuation du statu quo dans la manière de pratiquer l’information, qui se voudrait une attitude modeste, en retrait, « décente », est à part entière un acte politique, ne serait-ce que parce qu’elle implique l’utilisation pour quelque chose d’un espace et d’un temps de parole qui pourraient être utilisés pour autre chose.
Manque de sens, manque de substance. Comment ne pas partager l’analyse du comédien Carlo Brandt, pour qui, aujourd’hui, « l’imagination, qui est le fondement même de la vie, est occultée » ? Et si le salut résidait dans une prise de distance par rapport à la réalité brute et à la ronde du ressassement dépressif ? Dans le fait de se dire que l’imagination n’est pas le loup qui va automatiquement nous manger dans la montagne si nous tirons trop sur notre corde ? Se tenir au courant de l’actualité est une attitude très valorisée socialement ; il n’y a qu’à voir les arguments utilisés dans la publicité pour les radios, de S’informer, c’est essentiel (RTL) à : - Et comme par hasard tu serais la seule à le savoir ? - Je l’ai entendu sur Europe 1. L’information est un rendez-vous obligé - la « grand messe du 20 heures », dit-on. Mais en même temps cette attitude, si elle est permanente et exclusive, nous met à découvert, nous rend vulnérables. Elle crée trop de voies d’eau dans notre tête pour nous permettre de rester à flot. « Il est bien agréable d’avoir ainsi en réserve, en arrière-garde quasiment, quelque chose qu’on aime bien. C’est comme si on possédait une maison, un endroit à soi chez quelqu’un, une retraite, un lieu magique, puisque décidément je ne peux pas vivre sans un peu de magie sous la main », dit Simon, le personnage du romancier Robert Walser, dans Les Enfants Tanner. Plus qu’agréable, ce refuge intérieur est indispensable. Novalis écrivait : « On ne peut comprendre le monde et faire les comparaisons que si l’on a déjà soi-même un monde formé dans la tête. »
Il ne s’agit pas de jouer à l’autruche, de fuir la réalité, mais seulement de reconnaître qu’un contact permanent avec les faits bruts ne nous laisse aucune chance, aucune marge de manœuvre ; de faire jouer un réflexe de survie, d’autopréservation. De prendre ses distances par rapport à la réalité pour mieux l’affronter. « Je veux reprendre mes billes ! », s’exclamait Frédéric, un personnage de L’Âge des possibles, le film de Pascale Ferran, dans un enthousiasmant discours-manifeste (auquel Robert Guédiguian a rendu hommage en le diffusant dans le poste de télévision que regardent les protagonistes de Marius et Jeannette). Nous connaissons et pratiquons toutes les formes d’individualisme, sauf celle-là, qui serait pourtant, peut-être, la seule bénéfique.
Il est curieux que les parents qui agitent à longueur de temps devant les yeux de leurs enfants l’épouvantail du chômage (chômage ! chômage !) ne comprennent pas qu’ils les rendent par là même plus fragiles face au fléau dont ils voudraient les protéger. Ils leur demandent en somme de s’amputer de tout ce qui, en eux, n’est pas le futur travailleur modèle. Ils ne leur laissent pas le temps de se découvrir, c’est-à-dire aussi de découvrir le domaine dans lequel ils seront heureux, c’est-à-dire talentueux. Ils les orientent vers les formations « sûres », celles qui, aujourd’hui, assurent des débouchés. Mais que feront leurs enfants si, plus tard, la situation change ? Comment résisteront-ils dans un domaine qui ne leur correspond peut-être pas, dans lequel ils se sentiront exilés ? Ils ne leur laissent pas le temps de découvrir le monde, de l’explorer, de relativiser le modèle dominant, de nouer des relations. Autant d’expériences qui font mûrir, construisent une personnalité, donnent un ancrage solide, une force ; le contact avec le réel, ce sont ces expériences seules qui peuvent le donner, et non le rappel incessant de l’inhospitalité du monde actuel. A leurs enfants, ces parents demandent paradoxalement de ne développer en eux que ce qui, aujourd’hui, est le plus vulnérable : le travailleur. Mauvais calcul. Si un jour le travailleur est touché, c’est la personne entière qui coulera.
Dans Les Arabes, l’Islam et nous, petit livre décidément merveilleux de Jacques Berque et Jean Sur aux éditions Mille et une nuits, Jean Sur prend la métaphore du mirage pour symboliser le rôle que joue le rêve dans notre vie :
« Lorsque le srâb [le mirage] miroite sur la plaine torride, l’horizon faux et l’horizon vrai y paraissent indissolublement liés. Ainsi les chimères et les réalités vivent-elles ensemble dans les sociétés humaines, pour la déception des hommes, mais aussi pour leur espérance. Comme alternent dans la nature marocaine “mah’ârem” et espaces cultivés, l’illusion et la vérité se mêlent à l’horizon de nos désirs, de nos projets, distincts et pourtant inséparables. Mais le marcheur affronté au “srâb” ? C’est la contemplation de la beauté qui le sauve, la contemplation de cela même qui pourrait le tuer. De longues traînées de brume de chaleur faufilent, dirait-on, le bord de la steppe avec celui du ciel, les lointains proches avec les lointains inaccessibles, le présent avec l’ailleurs. Des lacs illusoires, le reflet des palmiers dans l’eau se proposent à son implacable soif. Le marcheur risque ainsi de perdre sa route. Mais il n’irait pas loin s’il n’était guidé par cette fraîcheur des yeux. »
Le rêve n’est pas un luxe, pas plus qu’il n’est forcément ennemi de l’action. Il est nécessaire. Quant à savoir ce qui peut procurer cette « fraîcheur des yeux », vous en trouverez, j’espère, des illustrations au fil des pages de Périphéries - nous n’avons écrit, en tout cas, que sur des gens qui nous font, à nous, les yeux frais jusqu’à l’enrhumement
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