Périphéries

Le refus de consommer est encore un mode de consommation

Marketing Zen

« Notre société, “matérialiste” dans son existence, ne serait-elle pas coupée de la société savante parce que celle-ci, justement, ne s’est pas donné les cadres de pensée adéquats à la réflexion sur l’objet ? Cette société savante est très largement orientée et structurée sur la philosophie du sujet et de la conscience, sur la transcendance... Or, où sont les écoles de pensée sur l’objet, où sont les philosophies de “l’objectivité” ? Les gens de pensée se détournent de l’objet, celui-ci reste le territoire conceptuel exclusif des gens du “faire”, de l’action, de la création, de l’art - inventeurs, ingénieurs, gens de marketing, entrepreneurs, publicitaires, designers, architectes - et de certains artistes, poètes, écrivains, peintres, plasticiens. »
Claudette Sèze, « Le parti pris des choses », in « Confort moderne », revue Autrement no 10, janvier 1994

« Zen » : les rédactrices de mode, les designers, les publicitaires, n’ont plus que ce mot à la bouche. Dans les magazines féminins, le dépouillement est devenu le comble du chic. Une grande marque japonaise, Muji, qui vend des accessoires de rangement, de la papeterie, de la vaisselle et des vêtements d’une extrême sobriété, a ouvert à Paris une boutique littéralement prise d’assaut.

Fondé sur le principe des articles sans marque, Muji est devenu une marque-culte. En France, le designer-star des années fric, Philippe Starck, s’engouffre dans la brèche de la consommation soi-disant bridée, minimaliste, civique et écologique, avec un catalogue d’« objets honnêtes » édité à la Redoute. Si les produits sélectionnés dans ce catalogue, présentés par leur concepteur comme des « non-produits pour des non-consommateurs » (jamais, sans doute, on n’aura poussé si loin l’art du foutage de gueule éhonté), se voulaient discrets - « humbles », dit carrément Starck -, c’est assez raté. On les a vus en vedette dans les pages « consommation », « tendances » et « cadeaux » de tous les journaux, et Starck a écumé les plateaux de télé et les studios de radio, son mea culpa sous le bras - en substance : « D’accord, je le reconnais, on a déconné, dans les années quatre-vingt, moi le premier, je vous ai bien arnaqués en vous vendant des gadgets laids et inutiles, mais c’est fini, bien fini, j’ai été touché par la grâce... » Il a poussé si loin l’autoflagellation que c’en était parfois gênant. Relevez-vous, Philippe, allons, voyons... Et lui, sitôt debout, paf ! en profitait pour vous refourguer une nouvelle camelote. Incorrigible. On se sera tout de même régalé avec cet échange, un matin sur France-Inter, chez un Pierre Bouteiller sceptique et goguenard - de mémoire :
Starck : ... Je suis d’ailleurs en train de réfléchir à une voiture, parce que, pour le moment, la voiture, c’est un prolongement de la quéquette, c’est absurde... D’ailleurs, moi, j’en ai une toute petite (sic)...
Bouteiller (un peu plus tard) : Qu’est-ce que vous avez comme voiture, Philippe Starck ?
Starck : ... Oh ! non, vous allez vous moquer de moi...
Bouteiller : Mais non, mais non...
Starck : Mais moi, j’ai besoin que ça démarre le matin...
Bouteiller : Qu’est-ce que vous avez comme voiture, Philippe Starck ?
Starck : Une Mercedes... Mais j’ai besoin que ça démarre le matin...
Bouteiller : Mais vous savez, il y a plein d’autres choses qui démarrent le matin, et même le soir...

Les produits qu’il a non pas conçus, mais sélectionnés en passant des accords avec des marques existantes, Starck les a redessinés, signés, et tartinés de bafouilles qui en vantent les qualités. Il vend un concept, un discours. Dans un article intitulé « Culture McWorld contre démocratie », et paru dans Le Monde diplomatique, Benjamin R. Barber écrivait : « Avec la saturation des marchés traditionnels et la surproduction de biens, le capitalisme ne peut plus se permettre de servir seulement les besoins réels des consommateurs. Alors que l’ancienne économie des biens visait le corps, la nouvelle économie des services immatériels prend pour cible la tête et l’esprit. Le marketing porte autant sur les symboles que sur les biens, et il ne vise pas à commercialiser des produits, mais des styles de vie et des images. »

Starck, lui, va jusqu’à proposer des compilations de ses musiques préférées, s’adressant respectivement à la « conscience », à la « tête », au « cœur » et au « corps ». Derrière la spontanéité et l’enthousiasme naïf affichés, difficile de ne pas voir une entreprise totalitaire, la tentation de régenter la vie, les goûts et les sensations de ses contemporains. Benjamin R. Barber, encore :

« La prétendue autonomie des consommateurs permet aux marchands de tenir un discours populiste : si vous n’aimez pas l’homogénéité de McWorld, n’incriminez pas ses pourvoyeurs, mais ses consommateurs. Comme si les quelque 200 milliards de dollars dépensés aux Etats-Unis pour la publicité n’étaient là que pour le décor ! Comme si les désirs et les besoins sur lesquels les marchés prospèrent n’étaient pas eux-mêmes engendrés et façonnés par ces mêmes marchés ! »

Avec le marketing en embuscade, la voie du Zen est semée d’embûches. Lorsque le goût des transparences, éminemment japonais, est arrivé en Occident, on a aussitôt vu apparaître sur les rayons des supermarchés des boissons gazéifiées, des shampooings ou des liquides-vaisselle transparents. Pour arriver à produire cette impression de pureté, il avait évidemment fallu procéder à une surenchère de manipulations chimiques. Du consommateur traité en chien de Pavlov...

Aimer les objets, loin des
modes de vie en conserve

Pour des objets désacralisés, démystifiés, désinvestis d’un pouvoir et d’une signification démesurés, on repassera donc. On peut d’ailleurs se demander si la question est vraiment là. Peut-on, doit-on, exiger que les objets restent à leur place, sans avoir pour nous d’autre valeur qu’une simple valeur d’usage ? Est-ce possible, alors qu’ils nous rappellent des souvenirs, nous relient aux autres, influent sur notre humeur, notre bien-être...? Francis Ponge (dans L’objet c’est la poétique) :

« Le rapport de l’homme à l’objet n’est du tout seulement de possession ou d’usage. Non, ce serait trop simple. C’est bien pire.
Les objets sont en dehors de l’âme, bien sûr ; pourtant, ils sont aussi notre plomb dans la tête. Il s’agit d’un rapport à l’accusatif.
L’homme est un drôle de corps, qui n’a son centre de gravité en lui-même. Notre âme est transitive. Il lui faut un objet, qui l’affecte, comme son complément direct, aussitôt.
Il s’agit du rapport le plus grave (non du tout de l’avoir, mais de l’être).
 »

Dans Pleine Lune, le romancier espagnol Antonio Muñoz Molina écrit de son héroïne :

« Pendant ses périodes de pire tristesse, elle avait appris quelque chose sur elle-même : sa capacité à revivre et à échapper à la douleur dépendait beaucoup de sensations physiques et d’expériences matérielles, et non pas d’idées et d’intentions, toujours trop abstraites pour lui inspirer confiance. Elle ne pouvait pas soigner son esprit si elle ne soignait pas ses mains et sa peau, et ce qui lui rendait parfois l’envie de vivre était la consistance d’un tissu agréable ou d’un verre de cristal, ou l’acquisition chez un antiquaire d’un rocking-chair de bois poli par l’usage. Ses états d’âme dépendaient de la porcelaine des tasses du petit déjeuner, de la qualité du pain et de l’huile dont elle se faisait une tartine grillée, de la saveur de son jus d’orange. La désolation morale avait toujours pour elle une évidence physique. »

Et dans L’Acteur invisible (Actes Sud), le metteur en scène et comédien japonais Yoshi Oida, collaborateur de Peter Brook, raconte cette histoire :

« Il était une fois un maître et son étudiant. Un jour le disciple alla trouver son maître et lui dit : “Vous avez été un excellent professeur, et vous m’avez enseigné nombre de choses utiles. Je voudrais vous manifester ma reconnaissance pour votre aide. J’ai ici une peinture de prix, un héritage précieux transmis de génération en génération. Pour ma part, je ne suis pas vraiment connaisseur en matière de peinture, aussi au lieu de le garder pour moi, j’ai le sentiment qu’il vaudrait mieux vous le donner. Vous pourriez l’accrocher chez vous et ça vous procurerait sans doute du plaisir.”
Le maître accepta la peinture et l’accrocha au mur. Il s’assit pour la regarder, et au bout d’un moment se retourna vers l’étudiant en disant : “Merci beaucoup. Vous m’avez donné un vrai trésor. En retour, j’aimerais vous faire don de quelque argent.” L’étudiant se braqua, disant : “Non, non ! Je ne vous ai pas offert cette peinture pour récupérer de l’argent. Ça m’a juste paru bien de vous offrir mon trésor.” Le maître apaisa l’étudiant et dit : “Je vous en prie, ne vous offusquez pas. Moi aussi, je veux vous dire merci et vous manifester mon estime. J’aimerais vraiment que vous preniez cet argent.” L’étudiant réfléchit un moment, puis accepta l’argent. En partant, il dit : “Je suis heureux à l’idée que ce trésor de ma famille aille dans votre maison.”
Quelques jours plus tard, un antiquaire vint en visite. En remarquant la peinture, il s’exclama : “Je crois bien que vous vous êtes fait avoir. Ce n’est qu’une vulgaire copie.” Le maître se contenta de sourire et répondit : “Je le savais. Ce n’est pas l’œuvre d’un grand artiste que j’ai accrochée là, mais le bon cœur de mon étudiant. Peu m’importe si l’objet qu’il m’a donné est un faux, c’est son cœur qui compte.” Si on se contente de “regarder” le tableau, c’est un faux. Mais si on le “voit” vraiment, c’est le cœur généreux de l’étudiant.
Il y a deux facettes aux choses : le visible et l’invisible. Quand on est confronté à la matière, on peut voir en elle uniquement de la “matière”. Mais à l’inverse, on peut essayer de traiter la matière comme si elle recelait une autre signification ou possédait une autre dimension. Comme s’il y avait quelque chose qui existait au-delà et en deçà de la forme matérielle.
 »

Le rien et le vide ne sont pas
à la portée de toutes les bourses

Lorsqu’ils témoignent d’une époque heureuse, lorsqu’ils ont été choisis librement, dans une quasi-clandestinité vis-à-vis du marketing et de la publicité, lorsqu’ils relient aux autres et à la vie, l’importance des objets, même démesurée, est inoffensive. Ce n’est donc pas par rapport aux choses qu’il faut prendre de la distance, mais par rapport aux Philippe Starck. Ce sera d’autant plus facile que les prix pratiqués par son fameux catalogue sont largement prohibitifs - preuve qu’il s’adresse bien à des fashion victims qui ont de l’argent à investir dans des modes de vie en conserve. Chez Muji, en revanche, les prix sont raisonnables, ce qui pourrait en faire une marque relativement démocratique ; mais à Paris, la branchitude est son premier vivier de clientèle, et son point de chute a été un bastion du luxe bourgeois : Saint-Germain-des-Prés. Il semble que les objets bruts, accessibles, de consommation courante, beaux sans le vouloir, soient en voie de disparition, et que, de plus en plus, la sobriété se paie - la surcharge, la lourdeur, la laideur, le mauvais goût, restant seuls accessibles aux porte-monnaie les moins bien garnis. Sur l’un des délectables Polaroïds de jeunes filles du dessinateur Jean-Philippe Delhomme, on voyait un intérieur éclatant de blancheur, avec, dans le fond, un cagibi encombré de linge qui séchait et d’objets pêle-mêle. « Le secret de l’absolument vide, théorie basique dans la déco du loft de Solange et Pierre ? disait la légende. Un cagibi, normalement soustrait à la vision par une bibliothèque coulissante. » Et le couple s’excusait en chœur : « Nous ne gagnons pas encore suffisamment pour évacuer tout prosaïsme de notre existence ! »

Ainsi chacun, riche ou pauvre, est réduit au silence. Les riches, pris en charge par Philippe Starck et ses avatars, servent de supports à leur ventriloquie mégalomaniaque, de cobayes pour leurs expériences imbéciles ; ils se précipitent sur n’importe quel gadget que leur refourgue le marketing, trop heureux de distraire leur ennui. Signalons que Starck vend également des tee-shirts à slogans : « L’expérience et la réflexion m’ont conduit à synthétiser quelques conclusions élémentaires. Elles sont devenues de courtes phrases qui appartiennent, à mon sens, au registre de l’évidence », écrit-il modestement. Parmi les tartes à la crème proposées, l’une dit : « We are God », et une autre : « God is dangerous » - mais n’ayons pas le syllogisme trop chicanier...

Les pauvres, eux, sont condamnés à vivre dans un univers hideux, puisque les produits à bas prix - un petit tour chez Conforama suffira à vous en persuader - reproduisent l’ornementation toc et les attributs grossiers de la bourgeoisie que l’on imagine correspondre aux attentes du consommateur moyen.

Le consommateur « CSP+ », pour reprendre le jargon ignoble du marketing (« catégorie socioprofessionnelle supérieure »), s’approprie donc les objets bruts et rugueux sur lesquels, il n’y a pas si longtemps encore, il n’aurait jeté qu’un regard dédaigneux, mais qui lui permettent aujourd’hui de se déculpabiliser et de s’encanailler. Thomas C. Frank a montré ce mécanisme à travers une analyse de Titanic, dans un article paru dans Le Monde diplomatique, « Titanic et la lutte des classes » :

« Nous avons transformé la réalité des classes et le combat pour la répartition des richesses en une confrontation opposant la sincérité rugueuse à l’affectation prétentieuse, le simple plaisir au gadget, et nous sommes passés d’un produit et d’un style à l’autre : tantôt de la bonne bière prolétaire aux marques plus individualisées, tantôt des marques plus individualisées à la bonne bière prolétaire (qui nous permet, n’est-il pas vrai ?, de reconquérir une vitalité que nous continuons d’associer au monde du travail manuel). James Cameron a réinventé le concept des classes de façon à ce qu’il n’évoque ni les défilés du 1er mai ni les missiles qui paradaient sur la Place Rouge, mais plutôt cette illusion qu’ont les enfants de la bourgeoisie américaine de jeter au vent leur gourme sociale chaque fois qu’ils assistent à un concert des Grateful Dead ou partent faire du sac à dos en Europe. Le film conforte l’idée que notre ordre social, contrairement au précédent, serait devenu raisonnable. Les chercheurs d’épaves du film pourraient en effet presque passer pour les descendants du rebelle Jack Dawson, tant eux aussi ils semblent mépriser les règles, l’étiquette et la hiérarchie. Pour chacun, la forme et le style sont peut-être devenus plus “authentiques”. Mais le monde continue à nous diviser entre riches et pauvres avec une détermination qui n’a pas faibli. L’audace de dénoncer un ordre révolu permet aussi de faire oublier que, style mis à part, il continue. »

La vague « Zen » : une illustration de plus de la capacité du capitalisme à se perpétuer en intégrant la critique, et en la vendant sur le marché : signifiez votre haine des objets en achetant cet objet !

Mona Chollet

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Périphéries, février 1999
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