Périphéries

Quand l’utopie insiste

Le Paradis, c’est par où ?

Novembre 2000



« Il n’y a pas de devenir, pas de révolution, pas de lutte,
pas de chemin tout tracé : déjà tu es monarque et règnes
sur ta propre peau - ton inviolable liberté
n’attend pour être complète que l’amour
d’autres monarques : une politique du rêve,
aussi urgente que le bleu du ciel. »
Hakim Bey, L’art du chaos

Des rêves, il nous en faut ; il nous en a toujours fallu. C’est ce qui ressortait de l’exposition Utopies à la Bibliothèque Nationale de France François-Mitterrand (joli symbole), à Paris, cet été : avec quelle obstination l’être humain a toujours cherché à l’aveuglette, à tâtons, une porte de sortie, une échappée vers autre chose. Sous l’œil du visiteur s’étalaient les témoignages de milliers d’années de rêveries fiévreuses, de fantasmes, de délires, d’extrapolations, de poursuites mentales ou physiques de l’arc-en-ciel. Les Anciens dessinaient des cartes pour tenter de localiser le Paradis terrestre, ils rêvaient d’odyssées vers des îles merveilleuses, de batifolages au jardin des plaisirs. Un jardin, il y en a justement un à la Bibliothèque de France. Il est immense, exubérant, mais le public n’y a pas accès. On se contente de le contempler depuis la terrasse qui le surplombe, en sirotant un café. Il y en a un autre sur la ligne du rutilant métro 14, qui mène à la Bibliothèque : une jungle sous verre, soigneusement circonscrite, que l’on ne fait qu’apercevoir entre deux stations ripolinées, depuis la rame qui file à toute vitesse. On touche avec les yeux !

Dans son livre Non-lieux, l’anthropologue Marc Augé s’attache à décrypter les espaces d’anonymat : voies rapides, gares, échangeurs, aéroports, supermarchés... Il explique que ce qui caractérise la « surmodernité », c’est de ne pas intégrer l’ancien monde au nouveau - cela, c’est le rôle de la modernité -, mais de l’enchâsser, de le reléguer, et de ne plus faire que le « citer », l’invoquer. « On ne traverse plus les villes, mais les points remarquables sont signalés par des panneaux. Le voyageur est en quelque sorte dispensé d’arrêt et même de regard. » Ailleurs, il écrit : « Il faudrait encore parler de la télévision, des images. Dans un décor contemporain d’autoroutes et de ronds-points, de répliques, on peut s’inquiéter de l’aspect parodique du monde dans lequel nous vivons. » Un monde qui canalise tous les rêves vers leur traduction marchande.

Home, sweet home

Penser le bonheur n’est plus vraiment une tâche d’actualité. On laisse cela aux philosophes grecs ou latins de l’Antiquité, qui pouvaient encore décemment y croire. Parler de bonheur au public contemporain, c’est se rendre suspect à ses yeux : de quoi essaie-t-on de détourner son attention, se demande-t-il aussitôt ? Et, le plus souvent, il a raison. Mais ça n’empêche pas que l’aspiration demeure, même refoulée, même inavouée. Chaque soir le journal télévisé dévide dans les foyers sa litanie morne, accablante. Il creuse son gouffre dans les consciences, éveille une soif plus ou moins consciente d’autre chose, au point que l’on se sent prêt à n’être pas trop regardant, à se précipiter sur tout ce qui nous sera proposé. Cela tombe bien : le journal est suivi par la publicité. Enfin du rêve, enfin de l’évasion, enfin la promesse d’une consolation ! La publicité a aujourd’hui la charge quasi exclusive de la représentation du bonheur. Et que nous dit-elle ? Que le lieu d’établissement de prédilection du bonheur, c’est le foyer, l’unité domestique. Partout autour de nous, dans la rue, dans le monde, la violence et la dégradation gagnent du terrain. Il n’y a qu’une fois passée la porte de sa maison ou de son appartement que l’on peut espérer se retrouver dans un univers accueillant, doux, protecteur, confortable - les Allemands ont pour tout cela un mot unique, intraduisible : gemütlich. Le cocon du logis est le dernier refuge de l’utopie, une utopie personnelle, un royaume à construire de vos blanches mains, où personne ne viendra vous emmerder.

Il y a une part de vérité dans cette vision. Le pouvoir dont chacun dispose pour agir sur l’ordre global des choses, pour peu qu’il souhaite en user, est limité, et s’inscrit sur le long terme. Or sa vie a lieu ici et maintenant : il est légitime qu’il tente de saisir sa part de bonheur, de la construire avec les moyens du bord, en faisant son trou quelque part, en aménageant son environnement immédiat pour le transformer en un cadre de vie accueillant et agréable pour lui-même et les autres. Racontant sa vie dans un merveilleux petit dépliant des éditions Amok, Comme une souris dans l’herbe, Claudine Simon, infirmière en Bretagne, parlait de la maison en ruines qu’elle avait achetée et retapée : « Au niveau de la symbolique, je sais très bien que la maison c’est soi, et qu’en la soignant c’est moi que je construis. » Sa maison, elle l’appelait sa « grotte », sa « tanière ». Elle évoquait le jardin, dont elle aimait le côté sauvage, la lumière qui baignait l’endroit quand elle rentrait chez elle au petit matin, après son service de nuit. Elle pouvait y vivre seule et heureuse pendant des jours, mais aussi y recevoir ses proches : « Je voulais absolument qu’il y ait une chambre d’amis. (...) Ouvrir ma maison, c’est ça, pour moi, ma vie sociale. » Elle avait ainsi la satisfaction, après avoir été beaucoup « à droite à gauche, chez les autres souvent », de « leur offrir la possibilité de venir ». Et elle concluait : « Il y a des gens qui n’ont pas besoin de ça, ils l’ont intérieurement sans ressentir la nécessité de mettre dessus de la pierre ou un morceau de terre. »

Un simulacre à usage privé

Mais cette attitude naturelle, vitale, dans certains cas, une fois récupérée et dévoyée par la pub, se transforme en piège. Elle pousse chacun à piller les derniers vestiges du monde commun, de la nature, pour entasser le maximum de butin chez lui, à son usage exclusif, et recréer une version artificielle - parodique, dit Marc Augé - du monde extérieur. Les citadins, par nostalgie d’une nature avec laquelle ils ont perdu tout contact, s’entourent d’objets et de produits censés remplacer les sensations qu’elle procure, mais dont la fabrication ne fait que la ruiner encore un peu plus. « La liberté et le bonheur se sont de plus en plus identifiés au souci exclusif de notre bien-être privé, de notre intérieur domestique douillet, écrit Franco Cassano dans La Pensée méridienne. Même si à l’extérieur les espaces verts publics se dégradent, nous pouvons toujours décorer nos balcons, parfumer et purifier l’air dans nos maisons et dans nos voitures en le rendant irrespirable dehors. » Depuis quelques années, les magazines féminins ont découvert la relaxation, le bien-être, le naturel, l’aromathérapie, les produits aux plantes... La nature peut bien crever, puisqu’on a mis ses essences en flacons.

« Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, disait un jour Cornelius Castoriadis sur France-Inter, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d’Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu’on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif, répétitif. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est celui de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote - une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre -, c’est cela qu’il faut détruire. Le système s’appuie sur cet imaginaire-là. »

La maison, notre « tanière », est la traduction la plus concrète de cette « juste place » à trouver dans notre environnement naturel, comme le prône Castoriadis. Elle peut servir de sas entre monde privé et monde public, aider chacun à gérer ses rapports avec l’extérieur, à assurer leur fluidité, leur harmonie : elle protège sans isoler ; elle est le lieu de l’épanouissement personnel, de la solitude et de l’intimité ; elle permet de s’octroyer quelques heures de repos pour mieux ressortir dans le monde ensuite, ou d’accueillir les autres chez soi. Au lieu de cela, elle devient, dans l’imaginaire marchand, un lieu de fuite, de repli frileux, où l’on reconstitue le monde - ou plutôt un simulacre du monde - pour mieux le nier. L’idéologie du « système » met tout en œuvre pour restreindre notre champ de vision sur notre environnement naturel, en nous mettant des œillères, en multipliant les effets de loupe. La fonction des supermarchés n’est pas tant de rassembler différentes sortes de marchandises dans un même lieu, que de créer un cadre où tout ce qui n’est pas la marchandise disparaît : dans les travées, il n’y a plus que vous et les choses, flottant pareillement dans le vide. Dans les pages consommation des magazines, les produits sont photographiés en très gros plan, ce qui donne l’impression qu’il n’y a plus qu’eux à voir dans le monde.

Ainsi, le produit se substitue à l’expérience - à toutes les expériences. Les objets ne sont plus des médiateurs, des moyens de communiquer avec les autres : on ne les offre plus pour exprimer son amour ou son amitié, on ne se les procure plus pour rendre plus agréables encore les moments que l’on passe avec ses proches, on ne les jette plus par la fenêtre, on ne les brûle plus pour passer sa colère à l’égard de quelqu’un qui nous a déçu ou trompé. Ils deviennent le substitut de l’amour et de l’amitié : des substituts censés combler la solitude, annuler le risque d’être déçu ou trompé. Ils sont censés recréer et remplacer non seulement l’environnement naturel, mais aussi l’environnement affectif. En soi, cela n’a rien de nouveau : les publicités pour les cosmétiques suggèrent depuis longtemps cette sorte de pouvoir magique qui serait contenu dans une crème.

Jusqu’ici, cependant, les produits de beauté conservaient toujours une fonction officielle, rationnelle, « sérieuse » - même si celle-ci n’était qu’un prétexte : hydrater, nettoyer, protéger, atténuer les rides... C’est une marque américaine, récemment arrivée en France, qui a rompu la première avec cette hypocrisie devenue superflue, en proposant des produits - à base de plantes, bien sûr - explicitement destinés à « soigner l’esprit et le corps » grâce à l’aromathérapie. Chacun d’entre eux porte un nom à tiroirs et est agrémenté d’une notice détaillée au vocabulaire empathique. Le shampooing donne aux cheveux « une bouffée d’enthousiasme » ; le spray au gingembre contient une plante « cajoleuse » ; la « brume d’oreiller » s’appelle « Le Plus Court Chemin Vers les Rêves » : en la vaporisant sur son oreiller, on fera des rêves « plus denses, plus colorés et plus émouvants ». Les boules de gomme sont baptisées « Allez en paix » (« Peace of Mind », en version originale) : « En quelques minutes, les muscles crispés de la mâchoire se détendent, et la tension s’évanouit comme par enchantement. » Auparavant, lorsqu’on avait déjà chez soi trois crèmes hydratantes, deux gels nettoyants, cinq masques gommants, trois shampooings, on avait quelques scrupules à en acheter d’autres. Dès lors que la fonction officielle des produits n’est plus d’avoir une quelconque utilité, mais de rendre heureux à eux seuls, de remplacer la plénitude du contact avec la nature ou de l’amour, un verrou saute : les besoins en produits « utiles » sont limités ; la soif de bonheur, elle, est illimitée. Le tiroir-caisse n’a donc pas fini de tinter... Le slogan de la marque dit crûment : « Le bonheur n’a pas de prix ? Allons donc ! Il est en vente chez nous. »

Le dernier espace public : la décharge

Le problème - car il y a un problème -, c’est qu’il faut bien se résoudre à mettre encore le nez dehors de temps en temps. On aura beau s’acheter des sels de bain relaxants, des tapis de yoga et des parfums d’intérieur pour le soir et le week-end, on n’en subira pas moins, pendant la journée, le stress et la suffocation des embouteillages, l’agressivité des automobilistes, la laideur et l’hostilité grandissantes du monde extérieur. De plus en plus à l’étroit dans son petit cocon, on se retrouvera cerné de toutes parts, rattrapé par un univers rendu menaçant et invivable à force d’avoir été négligé. « Nous serons tous plus riches non pas quand nous aurons tous gonflé notre butin privé, mais quand nous aurons rendu à tout le monde les rues, les plages et les jardins, quand nous serons guéris de la recherche obsessionnelle de la séparation et de la distinction », écrit Franco Cassano, qui réfléchit, dans La Pensée méridienne, à ce qu’est devenu le Sud italien, et pose un constat amer : « Observons les manifestations de ce qu’est devenue notre liberté : une suite continuelle de gestes qui tendent à l’appropriation et à exclure les autres de nos possessions privées, alors que nos enfances étaient faites de lieux publics, de plages et de champs où l’on arrivait à se sentir bien sans s’enfermer dans de petits enclos, où la recherche paradoxale d’une distinction de masse, d’une privacy obsessionnelle, n’avait pas encore dévasté les côtes et les collines. La capacité d’exclure les autres était le privilège des gens vraiment riches et notre liberté est devenue la poursuite paradoxale de ce modèle, avec ses surenchères perpétuelles. (...) Cette émulation a entraîné l’abolition des rencontres et des solidarités collectives, la transformation du “public” en une entité résiduelle où nous déchargeons avec de moins en moins de scrupules les déchets de nos appropriations privées. (...) Nous n’avons certainement pas atteint le niveau des riches, qui seront toujours capables d’exclure les autres, mais en revanche nous avons appris à penser comme eux, et nous avons perdu jusqu’à l’orgueil de n’être pas comme eux. »

Cette surenchère dans la quête des attributs de la richesse, par laquelle les pauvres se donnent l’illusion d’être les égaux des riches, a si bien défiguré et pollué les sites naturels, que les lieux sauvages préservés sont devenus très rares. Ce sont les derniers Paradis terrestres, et ils sont de plus en plus inaccessibles : leur beauté intacte est réservée aux plus riches. On y construit de luxueux hôtels : un bâtiment à l’architecture avant-gardiste et écologique isolé sur un haut plateau de Patagonie, au milieu des fjords et des montagnes ; un archipel de maisons en bois disséminées dans la jungle balinaise ; des cabanes dans les arbres, dans une réserve naturelle en Inde, où l’on vous amène à dos d’éléphant et où l’on vous sert des repas biologiques...

Tous ces endroits sont présentés dans les magazines de voyage et de décoration que des lectrices qui n’y mettront jamais les pieds feuillettent rêveusement, envoûtées. Quel genre de clients peuvent-ils accueillir ? Vraisemblablement des rombières liftées, qui marinent dans la baignoire en marbre ou végètent sur le lit à baldaquin en fixant obsessionnellement une fissure dans le mur et en songeant au suicide. Qui ruminent leur dépression nerveuse, à laquelle s’ajoute la culpabilité qu’elles éprouvent à ne pas être heureuses dans un décor qui vous met une pression terrible - ne serait-ce que par le montant de la facture - pour vous obliger à l’être. Aux riches comme aux pauvres, on ne propose jamais qu’un bonheur clés en mains, un bonheur à consommer, en oubliant que le vrai bonheur dépend de conditions infiniment subtiles et mystérieuses, échappe à toute règle, ne se laisse piéger par aucune recette ou définition grossière.

« Qu’est-ce que vous faites
dans mon hallucination ? »

Les décors sublimes de ces derniers Paradis sont photographiés vides de toute présence humaine. Si tel n’était pas le cas, on peut parier qu’ils auraient le plus grand mal à passer pour des paradis. La lectrice de magazines, contrariée, ne parviendrait plus à rêver : et, merde ! Il y a quelqu’un !... Pendant plusieurs siècles - le dernier, en particulier -, les utopies ont été collectives : or elles ont échoué lamentablement, quand elles n’ont pas provoqué des cataclysmes planétaires. On en a retenu la leçon : il n’y a de salut qu’individuel. L’ennemi du rêve, de l’aspiration à un idéal, le boulet qui vous entrave dans votre quête de bonheur, c’est l’Autre.

A l’époque où l’on croyait à l’existence d’un Paradis terrestre, on armait des navires, on s’embarquait bille en tête, avide de conquêtes, de recommencements, de territoires vierges comme de belles pages blanches. Mais les territoires n’étaient jamais tout à fait vierges : l’Autre, cet empêcheur de rêver en rond, vous y attendait de pied ferme. Comme il n’était pas question de renoncer si près du but, il n’y avait plus qu’à tenter de le nier, de l’effacer, de l’expulser d’une manière ou d’une autre. Que l’autochtone, démuni, se laisse faire, ou qu’il se rebelle avec la dernière énergie, le choc du rêve et de l’altérité produit cauchemars et désastres - péchés originels des Etats-Unis d’Amérique, d’Israël, de toutes les colonisations.

L’idéalisation du territoire est toujours allée de pair avec le rejet de ses habitants, ou du moins le mépris condescendant dans lequel ils étaient tenus. Pour les poètes occidentaux du XIXe siècle, rappelle Edward W. Saïd dans L’Orientalisme, l’Orient était une « province personnelle », un domaine où ils projetaient leur imaginaire, leur intériorité, leur soif de romantisme, en négligeant ses habitants, ou en les réduisant à des clichés. En 1843, Nerval, en voyage dans l’Orient réel, écrivait à Théophile Gautier : « Moi, j’ai déjà perdu, royaume à royaume, et province à province, la plus belle moitié de l’univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves ; mais c’est l’Égypte que je regrette le plus d’avoir chassée de mon imagination, pour la loger tristement dans mes souvenirs ! » Rien de plus efficace que la confrontation avec vos semblables pour vous ramener brutalement sur terre...

« Qu’est-ce que vous faites dans mon hallucination ? » demande sèchement un personnage à un autre dans Angels in America de Tony Kushner. Chacun promène avec lui un monde tout entier, avec ses lois, ses paysages, sa cohérence, son foisonnement. Mais comment pourrait-il le déployer, le projeter sur l’extérieur, alors qu’il est entouré de millions de ses semblables qui tous aimeraient en faire autant ? Comment voulez-vous négocier cela dans le métro aux heures de pointe ? La planète est trop petite. Pas assez de place. Ou alors, il faut neutraliser tous ces univers en puissance qu’abritent les autres dans leur carcasse, les obliger à y renoncer pour se consacrer à la réalisation du vôtre. Faire table rase de ce qui existe et le remplacer par les projections de votre cerveau malade, forcément malade. Si vous essayez de convaincre pacifiquement vos semblables que votre système est le meilleur, ils essaieront à leur tour de vous convaincre de la même chose, vous n’aurez jamais fini de discutailler, et, de tout cela, il ne ressortira qu’un compromis médiocre. Il faut donc user de la contrainte : désastre de grande ampleur garanti.

Dans son documentaire November Days, Marcel Ophüls filme des Allemands de l’Est, leurs réflexions, leurs appréhensions, leurs espoirs, juste après la chute du Mur de Berlin. Il capte ce moment fascinant où le régime communiste s’effondre, et où ceux qui l’ont subi, ou qui y ont joué un rôle, se retournent une dernière fois sur leur passé, avant de rejoindre la société de marché. C’est un immense sentiment de libération qui domine, même si des intellectuels qui y ont cru se sentent trahis par ce peuple qui n’a plus soif que de devises, et regrettent que la réunification se fasse si précipitamment. L’un des protagonistes identifie ce qui rendait le régime communiste particulièrement détestable et pervers : sa prétention à la moralité, son étatisation de la morale, de l’idéal.

L’utopie, longtemps confisquée par des hommes politiques tonitruants et fourbes qui n’y comprenaient rien, doit être rendue à ses gardiens légitimes : les artistes. Comme les dictateurs et les tyrans, les artistes travaillent à retourner leur univers propre comme une chaussette, à l’extérioriser, à le traduire dans le monde physique, à en concrétiser la forme, les contours. Mais, au lieu de vouloir remplacer le monde réel par leur monde intérieur, ils peuplent le monde réel de fragments de leur monde intérieur. Ils se contentent de mettre en circulation ces morceaux de rêves, sur des supports autonomes aux frontières souveraines : livres, tableaux, films, spectacles... Le public prend ou ne prend pas, là est toute la différence avec la dictature. S’il prend, il se crée une intersection éphémère entre deux univers, mais une intersection qui n’est nulle part ailleurs que dans la tête de celui qui lit, qui regarde, qui écoute. D’où le dérisoire des « j’aime beaucoup ce que vous faites ». Seule l’œuvre a permis la communication, la rencontre - rencontre unilatérale, le plus souvent : vous connaissez l’artiste, lui ne vous connaît pas. L’œuvre permet de jeter des ponts entre des univers personnels invisibles, mais elle n’est nulle part, elle n’est pas de ce monde, elle dépasse même son créateur qui est toujours moins bien qu’elle, qui n’est jamais qu’un pauvre être humain banal. Quand il cherche à reconstituer dans la réalité la rencontre qu’a permis l’œuvre dans l’imaginaire, l’admirateur, comme celui qui poursuit l’arc-en-ciel, voit ses mains se refermer sur du vide. Mais peu importe, au fond. Un éblouissement s’est produit, une direction a été suggérée, un désir a été allumé : tout ce qui nous maintient en vie, tout ce qui élargit notre champ de conscience, tout ce qui nous fait avancer.

Choisir les autres et non les subir

Dans l’un de ses « Polaroïd » (Charlie Hebdo, 20 mai 1998), Gébé évoquait ces « réalisations décevantes, abusivement présentées comme des éclosions d’un progrès en perpétuelle montée de sève, mais que quelques-uns savent dues aux réponses bâclées données aux aspirations humaines ». Il ajoutait : « Aspiration, Désir, Envie, Utopie : des noms de parfums. » Eh, oui : des noms de parfums. Quoi d’autre ?... Et pourtant, si nous ne voulons plus entendre parler du collectif, nous savons bien que l’isolement et la compensation consumériste auxquels nous pousse le marché - « l’accoutumance à la solitude amère qui caractérise la conscience au XXe siècle », écrit Hakim Bey - ne sont pas satisfaisants. Ni avec les autres, ni sans eux : voilà le dilemme. Les utopies de la fin de ce siècle ont à manœuvrer entre les écueils du collectivisme et de l’individualisme. Elles ne prétendent plus proposer des modèles d’organisation sociale rigides, dont on a vu qu’ils menaient inévitablement au totalitarisme. Elles ne connaissent pas de lois, se passent de chefs, prônent la liberté pour chacun - c’est le cas de L’An 01 de Gébé, par exemple.

L’An 01 est cependant encore une utopie qui concerne l’ensemble de la société, qui parie sur un mouvement unanime de ras-le-bol et d’euphorie. Ce n’est déjà plus le cas de la TAZ (« Temporary Autonomous Zone » : « Zone Autonome Temporaire ») : grande figure de la cyberculture, Hakim Bey prône la constitution, sur le modèle des enclaves pirates du XVIIIe siècle, de petites communautés d’affinités, toujours mouvantes et provisoires - c’est-à-dire insaisissables et irrécupérables. Analysant après coup le succès de TAZ, Julius Van Daal écrit dans sa préface à L’art du chaos, le nouveau livre de Hakim Bey : « De cet assemblage hétéroclite de digressions parfois naïves et de divagations, il émergeait une bonne idée. Et qui avait l’infini mérite d’être opératoire. Face au vide et au désarroi qui gouvernent l’époque, tout juste rescapée des glaciales années 80, c’est déjà énorme. »

Choisir les autres, et non les subir. La TAZ est finalement une reconstitution de cette notion de maison, de foyer, que le marketing a pervertie : un lieu d’intégrité, d’épanouissement, d’intimité, de construction ou de préservation identitaire, qui échappe au regard inquisiteur tant de l’Etat que du marché. Il s’agit cependant ici d’une « famille » élargie, mouvante. Hakim Bey écrit dans L’art du chaos : « Le capitalisme ne soutient certaines sortes de groupes - la famille nucléaire, par exemple, ou les collègues-qui-se-fréquentent - que parce que de tels groupes sont déjà auto-aliénés et intégrés dans la structure travailler-consommer-mourir. D’autres types de groupes peuvent être tolérés mais ils seront privés de tout soutien de la part des structures sociales institutionnelles. »

En un sens, la courée marseillaise du film Marius et Jeannette, ce gros plan sur un microcosme, était un bon exemple de TAZ : elle donnait corps à une possibilité d’être heureux ensemble, loin du modèle marchand. L’Estaque que filmait Robert Guédiguian était un vestige du Paradis d’avant la chute, un îlot épargné, idyllique. Il donnait à ses habitants la force d’affronter le dehors, où la peur, la violence, l’uniformisation, emportaient tout sur leur passage. Le public, émerveillé, posait à Guédiguian toujours la même question : cette cour existe-t-elle ? Ce que vous décrivez est-il vraiment possible ? « Cette cour, répondait-il, je ne la montre pas parce qu’elle existe, mais pour qu’elle existe. »

Dans L’An 01, Gébé, marqué par le productivisme béat des années soixante-dix, rejette l’accumulation de camelote. Enfant d’une époque où la marchandise sert surtout à exiler l’homme du monde et de lui-même, Hakim Bey, lui, met le doigt sur la nécessité d’échapper à « l’empire du Spectacle et de la Simulation » - le monde « parodique » décrit par Marc Augé, en quelque sorte. Il a compris que le spectaculaire est toujours du côté du manche ; que seuls sont vrais la confidence, le secret, l’intime, l’insaisissable. « A l’instar des Bédouins, nous choisissons une architecture faite de peaux - et une planète parsemée d’endroits où disparaître », écrit-il dans L’art du chaos. Les nouvelles utopies ne peuvent être que des circulations clandestines de signes, de témoignages. Dans un régime totalitaire, l’autre est votre geôlier ; dans l’utopie à géométrie variable de la « zone autonome temporaire », il est au contraire celui qui, par sa seule présence, vous rappelle inlassablement à une identité riche, vous donne l’énergie de vous arracher aux mornes plaisirs consuméristes, vous aide à désobéir aux discours normatifs du marketing, à vous réapproprier ce monde qu’un système inhibant voudrait vous dissuader d’explorer et de cultiver. Il est celui qui, dans un milieu morcelé, confiné, désenchanté, où la marchandise accroît prodigieusement la distance entre les hommes, maintient allumés pour vous des feux de haute mer, et vous arrime à son regard pour vous empêcher de sombrer dans l’aliénation.

Mona Chollet

Bibliographie
* Marc Augé, Non-lieux - Pour une anthropologie de la « surmodernité », éditions du Seuil, 1992.
* « Comme une souris dans l’herbe - La vérité de Claudine Simon », propos recueillis par Olivier Marboeuf, collection La vérité, éditions Amok, octobre 1997.
* Gébé, L’An 01, L’Association, 2000 [1972, 1975, 1983].
* Hakim Bey, L’art du chaos, Nautilus, 2000.
* Franco Cassano, La Pensée méridienne, éditions de l’Aube, 1998.
* Cornelius Castoriadis, « Stopper la montée de l’insignifiance », « Là-bas si j’y suis », novembre 1996/Le Monde diplomatique, août 1998.
* Edward W. Saïd, L’Orientalisme - L’Orient créé par l’Occident, éditions du Seuil, 1994 [1980].
* Tony Kushner, Angels in America, suivi de Le Millénaire approche, L’Avant-Scène théâtre, 1994.

« Il est urgent de partir en Utopie », dossier du webzine lillois L’Interdit, juillet 2002.

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