Périphéries

Ruines-de-Rome, de Pierre Senges

La subversion par les plantes

C’est l’histoire d’un paisible et solitaire employé du cadastre qui, à la veille de la retraite, se met « à imaginer, comme d’autres rêvent d’accouplements, diverses formes de sédition ». Un noyau de pêche recraché sur le chemin du travail, et qui avait pris racine, lui a donné à méditer. Lui qui jusque-là trompait son ennui par des rituels dérisoires consacre désormais ses nuits et tout son temps libre à un dessein secret : il se fait patient jardinier de l’Apocalypse, semant dans les moindres failles de la civilisation urbaine les graines qui saperont ses bases et l’enseveliront sous un exubérant chaos végétal. Son idée n’a rien d’extravagant : en 1897, nous apprend-il, aux Etats-Unis, la jacinthe d’eau, « pas plus grosse qu’une salade », causait de tels dégâts - « invasion, débordements, chaussées rompues, accrocs divers, cultures étouffées sous le poids de la mauvaise herbe » - qu’il avait fallu envoyer l’armée. On a tendance à l’oublier : « En temps ordinaire seul un acharnement de tous les instants empêche la ville de sombrer sous les arbres - et, sinon les arbres, les fougères, les mousses, les pissenlits, l’herbe-aux-gueux et la rue fétide. Seul un aveuglement tout aussi permanent permet d’oublier que, tous les ans, dans nos murs, vingt-sept mille grains de pollen de toutes espèces se déposent sur un seul centimètre carré. »

Le narrateur de Pierre Senges ne veut pas qu’on se méprenne : son but est bien d’en finir, et non de refaire de la planète un Eden inviolé. Il imiterait volontiers ces prisonniers qui, astreints à des travaux de jardinage d’utilité publique, avaient semé leurs graines de façon à ce que la floraison trace sur les pelouses les insultes les plus grossières. Sa vision des plantes est tout sauf idyllique : il les aime glauques et vaseuses autant que primesautières et évanescentes - tant que ça pousse... La pollution ne le dérange pas, au contraire : il trouve très intéressantes les herbes nitrophytes qui prolifèrent à proximité des décharges et des cheminées d’usines. C’est qu’« être de mauvais augure aide à prendre la vie du bon côté », aussi. Cependant, il sait qu’il doit faire preuve d’un minimum d’hypocrisie s’il ne veut pas attirer les soupçons sur ses étranges activités : « Le jardinier devra faire en sorte que chacun, se trompant, assimile son apocalypse aux jardins de Cythère ou d’Adonis, aux banquets de rose et de miel : il devra, comme ces petits trafiquants en quête de couverture honorable, dissimuler son apocalypse derrière des utopies agraires - peut-être aussi : écologiques, hippies, prêchant le naturel pour semer le poison. »

Le narrateur a beau dire « cataclysme »,
on entend « paradis »

On est donc fixé sur le sort atroce réservé à l’humanité. Il ne s’agit de rien d’autre, nous répète-t-on avec insistance, que de préparer notre mort. Et pourtant... Pourtant, on n’arrive pas à considérer l’entreprise comme criminelle, encore moins à s’en indigner. Bien au contraire : la lecture de Ruines-de-Rome procure un plaisir incroyable. La perspective de voir réintroduire du jeu et de l’imprévu dans un quotidien morne, et se gripper les rouages d’une société peu satisfaisante, a toujours quelque chose d’excitant, que le rôle joué par la végétation porte ici à son paroxysme. Rien à faire : le narrateur a beau dire « cataclysme », on entend « paradis ». Ce paradis, le héros de Pierre Senges en fait d’ailleurs lui-même une évocation sublime. Quand il n’est pas en vadrouille, occupé à ses semailles, il a une autre occupation : il lit la Bible à l’envers. Ce qui implique cet étourdissant rembobinage : « Lire les Ecritures en remontant leur cours signifie, pour finir, retourner dans ce paradis à la façon du fils prodigue, être accueilli par un pardon qui est l’envers d’une colère mais n’ouvre pas grand ses bras pour autant, être accueilli par un serpent qui ravale ses conseils et fait office de concierge, inaugurer sa nouvelle villégiature par un strip-tease définitif renonçant une fois pour toutes à la culotte de feuille de figuier, et terminer tout nu parmi les jujubiers - enfin pénétrer plus profondément dans l’Eden, renoncer au travail comme à la mort et recracher le fruit pour connaître un semblant de paix. »

Jean-Louis Sagot-Duvauroux, dans son livre Pour la gratuité, identifie dans la nostalgie du paradis perdu un « profond désir de gratuité » ; une notion bien présente dans Ruines-de-Rome : « C’est par nécessité, par crapulerie, que le jardinier puise dans un fonds public, coupe des tiges de rosiers, fauche des graines exotiques dans le jardin des Plantes et des herbes dans les anciens potagers du roi ; pour fournir sa campagne en semences, en boutures, il taille discrètement - il a parfois l’impression (la nuit caniculaire propice à des rêves orientalistes) d’arpenter la ville en passant d’un seul bond de jardins suspendus en jardins suspendus : tout lui sert de pépinière. Mais, voleur, le jardinier ne l’est pas de façon radicale : puisque tout repousse selon la loi de la physiologie végétale, il n’y a pas un chapardage qui ne soit un jour remplacé, il n’y a pas de garde-champêtre qui ne soit enclin au pardon, chaque nouveau printemps tenant lieu d’amnistie, de prescription. »

Ecrire pour explorer un fantasme

Parce qu’elle fait vibrer la corde de cette nostalgie du paradis originel, l’idée de voir la nature « reprendre ses droits », selon l’expression consacrée, correspond semble-t-il à un fantasme bien ancré, qu’aucun romancier avant Pierre Senges n’avait si bien identifié et exploité - du moins à notre connaissance. Agencé comme un inventaire dont chaque micro-chapitre est placé sous le signe d’un nom de plante (« pomme-reinette-clochard », « saxifrage des endroits ombreux », « herbe-aux-teigneux », « haricot candide », « crachat-de-lune », « ail à trois angles », « désespoir du peintre »... ou « ruine-de-Rome »), le récit n’avance d’ailleurs pas tant chronologiquement que dans le sens du recensement et de l’exploration minutieuse des divers agréments procurés - en réalité ou en imagination, on ne sait pas très bien - par le déploiement de ce plan insidieux. Oui, le héros de Senges fomente bien une prise de pouvoir du règne végétal « comme d’autres rêvent d’accouplements », et il nous fait partager la volupté infinie qu’il en éprouve. Il est pourtant bien conscient de travailler aussi à sa propre mort : « Le jardinier veut fomenter sa Fin de l’intérieur, s’inscrire dans le tableau, dans le décor, se compter au nombre des victimes, quitte à n’être qu’un figurant de sa propre apocalypse. » Cela ne diminue en rien son évidente délectation. Pourquoi cela diminuerait-il la nôtre ?

En assignant à la langue la fonction d’exorciser le fantasme, il lui donne un statut particulier, presque magique : dire la chose, c’est la convoquer, la caresser, la faire exister. Pour l’insurgé, tous ces noms littéralement inouïs, surprenants, poétiques, dont la puissance d’évocation rend le livre si touffu, valent presque autant que les plantes qu’ils désignent. Il le suggère lui-même : « Ouvrir à n’importe quelle page un dictionnaire des plantes sauvages suffit pour offrir au jardinier, presque exhaustive, presque disponible comme une pluie qu’une simple prière appelle, un troupeau de serviteurs fidèles, ou d’alliés potentiels, de ressources apparemment inépuisables. » Du coup, sa langue a la même densité, la même diversité que les jungles qu’il sème ; en même temps qu’il reboise les banlieues sans âme, il repeuple l’imaginaire du lecteur, reconstituant les défenses de son vocabulaire assiégé par le langage sclérosé de la télévision, de la radio, de la publicité. Le territoire mental sur lequel on peut s’ébattre grandit à mesure que, dans le livre, l’empire de la végétation s’étend à travers la ville.

La réalité dévorée par la fiction

La forêt devient la métaphore de l’œuvre littéraire : un lieu radicalement dépaysant, un labyrinthe où l’on se perd avec délice, sans savoir ce qu’on découvrira au prochain tournant, protégé pour un temps de la réalité commune entre deux hauts murs de branchages - ou de mots. « Le jardinier développera le labyrinthe, l’agrandira au moyen de boutures et de marcottages ; d’un labyrinthe décoratif, aimable, plaisantin, aussi bas qu’une levrette, décoration de parc à la Le Nôtre prévue pour des colin-maillards entre gens du même linge, il fera l’embryon jusqu’ici infécondé, latent, d’un dédale sans limite, dédale proliférant, élargi, étalé, couvrant de jours en jours et de détours en détours tout l’espace disponible, par hypothèse la terre entière. » Comme si la fiction dévorait la réalité, grignotait son territoire, puis la gobait tout entière... C’est d’ailleurs exactement ce qui arrive quand on lit les Ecritures à l’envers. Car ce processus ne se contente pas - et c’est là que les choses se gâtent - de renverser la chute originelle en happy end ; il implique aussi d’annuler la création du monde : « Le reste, fait de régressions successives, n’est que l’effacement de chaque être redevenu anonyme, puis simple vue de l’esprit, fleurs refermées une à une, extinction successive de tous les feux, indistinction progressive des eaux et des terres, puis du jour et de la nuit, puis du ciel et du sol - puis confusion des durées au point que le temps n’a plus cours, ni la réalité même, confondue avec qui la suscite, qui la considère, qui la rêve, qui en a la très vague prescience. »

Un autre auteur des éditions Verticales, Bertrand Leclair, le rappelle dans son livre Théorie de la déroute : le surgissement de la fiction est toujours une subversion. Et peut-être l’enthousiasme du lecteur de Ruines-de-Rome ne s’explique-t-il pas seulement par une obscure pulsion masochiste, mais aussi par la capacité de Senges à faire - consciemment ou non - du chamboulement fomenté par son personnage la métaphore de la subversion idéale. Ou du moins d’une subversion d’un genre suffisamment original pour nous fasciner. Elle rompt avec tout le folklore sans lequel, habituellement, on ne conçoit pas de révolution. Par son individualisme, d’abord - même s’il est forcé : « Peut-on croire à des révoltes menées dans la solitude ? - pas seulement en solitaire mais pire, en esseulé ? Peut-on croire à des foules d’un seul homme, des longues marches sans rien ni personne, un meneur abandonné de tous ? » Il y a aussi son côté intuitif, autodidacte, loin de toute doctrine à laquelle le narrateur se conformerait ; il dit « avoir cherché en vain le mode d’emploi idéal, une clef digne des grimoires, à la fois formule magique, abracadabras tirés d’anciennes centuries et techniques de sabotage ordinaire ».

« Il faut savoir donner aux résistances
un toucher soyeux »

Le plus troublant est que, si ses agissements sont une menace très sérieuse pour l’ordre établi, à aucun moment ils ne se démarquent d’un aimable passe-temps : « Même si l’on me surprend, main au panier ou dans le sac, l’index trempé dans le pollen d’une angélique, occupé à féconder en tout bien tout honneur une pervenche du jardin des Plantes, même si l’on trouve dans mes poches les restes évidents de mes forfaits (boutures, boutons, rejetons, broutilles), même si un légiste malicieux parvient à trouver dans la forme d’une greffe un style qui m’est propre, (...) malgré tout cela, preuves, flagrant délit, recel et pièces à conviction, je demeurerai innocent, ne resterai pas au poste le temps de voir faner la fleur que, par défi ou en signe de ralliement de moi-même à moi-même, j’accroche tous les matins à ma boutonnière. » Il se contente de faire chaque jour ce qu’il a à faire, ce qu’il a envie de faire, sans jamais forcer le cours des choses : « Ma mutinerie ressemble à une promenade quotidienne. » Il y a bien sûr des raisons stratégiques à cela, mais pas seulement : contrairement aux révolutionnaires obsédés par l’affrontement, notre homme « n’est pas un adepte du champ contre champ, des duels dos à dos ou face à face, mais de préférence porté sur l’oblique, sur la diagonale ». Son anticipation de la fin du monde ne l’empêche pas de soigner son présent : « Il faut savoir rendre son affût confortable et donner aux résistances un toucher soyeux. »

Paradoxalement, ses méthodes sont aussi efficaces qu’inoffensives : « La lenteur de mes gestes (d’une vie végétative) et surtout leur continuité, qui font de mes sabotages un processus permanent, rendent impossible l’idée même de délit flagrant : ni début, ni fin, semble-t-il : la nature des choses, seulement. » Il fait confiance à sa propre obstination et aux processus souterrains : « La fin du monde qu’anticipe le jardinier est entièrement germinative, presque tout en dormance, et sait profiter de son sursis en dessous des zones exposées. » Cette certitude lui donne une grande sérénité : « Je me recouche avec le sentiment de l’œuvre en cours : si elle n’atteint pas son but, ou pas encore, ma campagne progresse, la forêt marche, l’herbe pousse, mais si lentement, avec un tel souci de pondération, de mesure, de discrétion et de paresse (la dormance, bien sûr, mais aussi la photosynthèse qui est pour le végétal une façon de se nourrir, au soleil, de la même façon qu’un mammifère lézarde), ce souci du cheminement dont j’ai à mon tour, peut-être à tort, fait l’éloge et que j’ai cultivé avec acharnement. »

« Pour se croire maître des événements
il faut sans doute frustrer sa curiosité »

Bien sûr, il lui arrive parfois d’observer les premiers résultats de son action : il voit « la chaussée soulevée à la périphérie des platanes, des murs ébranlés par le sceau-de-Salomon, des guérites envahies de fumeterre, des rues livrées à l’épilobe, un terrain de golf en faillite (son green navré par le persil-des-fous) - des cheminées d’où pendent des lianes ramenées du Brésil et que personne (pas même moi peut-être) n’estimait pouvoir acclimater aux vents du Nord ». Mais il se préoccupe davantage de semer que de récolter. Il s’en remet au hasard, à l’imprévu, à la capacité de ce qu’il sème à grandir tout seul. Ce fatalisme est même la condition de sa réussite : « La désinvolture est ma main verte. » Aimant rêver en palpant « un sachet encore intact, encore vierge, contenant une forêt sous la forme de poudre sèche », il renonce volontiers à contrôler les tenants et les aboutissants de son action : « Pour se croire maître des événements il faut sans doute frustrer sa curiosité. » Décidé à débarrasser ses semblables de leurs velléités utilitaristes et mégalomaniaques, il leur prépare un monde où « se perdre sera l’unique façon de marcher ».

Si, encore une fois, on assimile les plantes à des mots, alors ses « semailles à grand vent » ressemblent à des bouteilles à la mer. Lui-même fait la comparaison : il évoque ses jardins « bientôt universels (répandus comme des rumeurs - à la même vitesse et de façon aussi étale) ». Ce « cheminement » qui l’obsède peut être celui d’une graine, mais aussi celui d’une information, d’une idée. Les unes ont en commun avec les autres de sembler dérisoires, mais de pouvoir effectuer des trajets et produire des bouleversements surprenants : « Une graine, un noyau, un pépin planté au pied d’un temple, c’est-à-dire d’un immeuble (le Palais des Congrès, par exemple - plus tard il s’agira peut-être d’une grande surface, d’une tour sans fin louée par un conglomérat, une école primaire, le siège d’un pétrolier, un musée ou une ambassade, une maison des jeunes, un hospice, un mouroir, un hôtel, le cœur joyeux d’un carrousel) : ce simple grain, une fois germé, fait pénétrer ses racines sous les fondations, ou pousse à travers les caves, longe un parking, profite d’un vide sanitaire pour prendre de l’ampleur, monte en graine le long d’une façade ou s’introduit par les ventouses, les bouches d’aération, les conduites de gaz ou toutes ces gaines vides menant aux terrasses ; passe à l’étage supérieur, se risque vers les couloirs à moquettes, les grands halls à miroirs, poursuit l’ascension par la cage d’escalier, la sortie de secours, ou par le monte-charges dans lequel un lierre grimpant se donne des élans de lianes ; occupe le réseau d’une climatisation, s’accommode d’un courant d’air frais comme il s’accommodait au sous-sol des gaz d’échappement. Il suffit d’une saison favorable, et pluvieuse, pour qu’un plant de haricots, de ceux capables d’envoyer un nigaud de fable au ciel, grimpe jusqu’au toit d’une tour, qu’il démembre pierre à pierre. »

« Multiplier les êtres,
favoriser les croisements »

Un autre indice assimile la plante à une histoire ou à une idée : toutes sont le résultat de recombinaisons et de mariages antérieurs. Comme le jardinier, l’écrivain s’attelle, qu’il en soit conscient ou non, à « multiplier les êtres, favoriser les croisements ». Il ne produit jamais ex nihilo. Le narrateur précise : « En tant que jardinier sauvage, dont toute la matière première (les semences, les boutures) a été puisée, moyennant quelques maraudages, dans un patrimoine commun, je me considère comme le dernier rejeton (ou l’arrière-garde, la queue de peloton) d’une armée en civil, une armée de gueux, une guérilla de va-nu-pieds, de sans-le-sou, de jacques-au-foin : j’hérite sans vraiment le mériter de tout ce qu’ont cultivé mille générations de jardiniers, depuis les obtenteurs de roses à Ispahan jusqu’aux cultivateurs de choux en terre du Nord. J’hérite de leurs croisements, de leurs sélections, d’un savoir-faire mis au point au ras du sol ou dans les officines ; j’hérite des hybrides et des floralies - j’ai sous les yeux des serres remplies d’essences artificielles, parfois contraintes, parfois soutenues, me tenant lieu d’arsenal clandestin.) »

A propos de ce « patrimoine commun », on pense à l’« océan des histoires », ce lieu que décrit Salman Rushdie dans Haroun et la mer des histoires : « Haroun regarda dans l’eau et vit qu’elle était composée de mille et mille et un courants différents, chacun d’une couleur particulière, et qu’ils s’entrelaçaient les uns aux autres comme une tapisserie liquide d’une complexité époustouflante ; (...) il s’agissait des Courants d’Histoires, chaque fil de couleur représentait et contenait un conte unique. Différentes parties de l’Océan contenaient différentes sortes d’histoires et, comme on pouvait trouver là toutes les histoires qui avaient déjà été racontées et bien d’autres qu’on était encore en train d’inventer, l’Océan des Courants d’Histoires était en fait la plus grande bibliothèque de l’univers. Et parce que les histoires étaient conservées ici sous forme liquide, elles gardaient la possibilité de changer, de devenir de nouvelles versions d’elles-mêmes, de se joindre à d’autres histoires pour devenir encore de nouvelles histoires ; aussi, contrairement à une bibliothèque de livres, l’Océan des Courants d’Histoires ressemblait plus à une réserve de récits. Il n’était pas mort, mais vivant. » Cet océan est peuplé de « poissons polypanses », qui font un peu le travail des écrivains - ou des jardiniers : « Quand ils ont faim, ils avalent des histoires par chaque bouche et des miracles ont lieu dans leurs entrailles ; un petit morceau d’une histoire se joint à une idée d’une autre, et presto, quand ils recrachent les histoires, ce ne sont plus de vieux contes mais des nouveaux. »

L’océan où les histoires se conservent sous leur forme « liquide » est le lieu de leur virtualisation : chaque fois que l’on y puise pour former une histoire nouvelle, on procède à une « actualisation », selon l’utile terminologie établie par le philosophe Pierre Lévy (avant qu’il ne sombre dans le délire mystico-libéral) dans Qu’est-ce que le virtuel ?. En ce sens, la Genèse peut être vue comme une actualisation : entre tous les mondes possibles, il en est un qui advient - celui-là et pas un autre. Ce dont rêve le narrateur de Ruines-de-Rome en lisant les Ecritures à l’envers, c’est en quelque sorte d’une virtualisation du monde :

« Je referme le Livre sur ses premiers versets : le dieu des Hébreux, l’Eternel imprononçable des cabalistes, renvoie les événements à leur condition d’hypothèse et, en abolissant comme il peut ce monde-là, et toutes ses créatures, donne sa chance au néant. »

Au néant... Ou au possible ?

Mona Chollet

Pierre Senges, Ruines-de-Rome, éditions Verticales, 2002.

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Périphéries, mars 2002
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