La littérature est « le vecteur de la résistance la plus concrète aux idéologies dominantes, en ce qu’elle est le lieu d’un échange irréductible aux normes de la communication » : depuis L’industrie de la consolation, son essai - sous-titré La littérature face au cerveau global - sur l’idéologie qui accompagnait l’essor d’Internet, publié en 1998, Bertrand Leclair, romancier et critique à la Quinzaine littéraire, n’a pas varié dans ses convictions. Aucune redite, pourtant, dans cette fabuleuse Théorie de la déroute, portée par le même souffle, par ce même désir de faire partager le trésor que l’on a découvert en « tombant en littérature », et qui laisse encore incrédule tant sa richesse inépuisable continue de chatoyer dans les mains.
« Tomber en littérature » ? L’expression n’est pas trop forte. Leclair compare d’entrée la littérature à l’amour : « L’érotisme n’est pas un genre littéraire, un certain type de littérature, il est la littérature même. » L’amour et la littérature ont en commun le pouvoir de nous « dérouter », de nous réveiller, de nous rendre le monde, ce monde dont notre réalité quotidienne, nos représentations figées, usées, nous exilent la plupart du temps. « Un coup de hache dans la mer gelée qui est en nous », c’est ainsi que Kafka définit ce que doit être un livre. Notre univers « communicationnaire » divise pour mieux régner, mutile les êtres en les rangeant dans la petite boîte du stéréotype, et les empêche inexorablement de se rejoindre, ne les obligeant à « communiquer » frénétiquement que pour être certain qu’ils soient toujours bien en dehors d’eux-mêmes. Chacun doit se conformer à une « image », ce qui inspire à Bertrand Leclair cette remarque : « Au contraire du mot, l’image ne peut pas connaître l’altérité : l’altérité menace trop de la fendre, et si l’on peut, si l’on doit sans cesse “fendre les mots” comme les coquilles du réel, on ne peut pas fendre une image sans qu’elle se lézarde, ou tombe en poussière. L’individu enfermé dans son image non plus, et c’est bien pourquoi il est condamné à se défendre, se dé-fendre pour n’être pas fendu. »
Dès lors, l’érotisme et la littérature constituent deux moyens - peut-être les seuls - d’atteindre l’autre, de le toucher et d’être touché par lui. Eux seuls parviennent à « réintroduire entre deux êtres le mouvement de la houle qui voile et dévoile le monde à la surface des eaux de la langue, cette surface que toute idéologie, par nature, n’a de cesse de vitrifier ». Ils nous permettent d’accéder à ce « paradis » que sont tout à la fois, écrit Leclair, « l’autre et le monde » - une expérience qui, même fugace, forcément fugace, n’a pas de prix. On a souvent évoqué, y compris sur ce site, la « tristesse » inhérente au capitalisme ; avec clairvoyance, Bertrand Leclair cerne l’exacte origine de cette tristesse : « Alors que la publicité naît des aspirations et des désirs, elle devient bientôt le modèle de ces aspirations et de ces désirs qui n’ont plus d’autres références. De fait, [l’univers communicationnaire] enferme les corps exactement comme il enferme la langue pour en expulser toute possibilité, non pas de plaisir immédiat, mais de joie, au sens nietzschéen plus que chrétien du terme, en ce qu’il expulse toute possibilité, non pas d’émotion (il en regorge), mais de passion : la passion est ce qui altère, et constitue par-là une menace immédiate pour l’image. »
Les chemins de la liberté sont tracés, leurs embranchements visibles dans le paysage sont identifiés, débroussaillés. Comment se fait-il, alors, que les individus soient si peu nombreux à s’y engager ? La censure qui, autrefois, les empêchait de s’emparer de tout ce qui était perçu comme une menace pour l’ordre social, c’est-à-dire de tout ce qui était un peu intéressant, a disparu. Mais si elle a disparu, c’est parce qu’elle n’est plus nécessaire, parce qu’elle a été intériorisée : « Une fois le manège social lancé à toute allure autour de son axe économique, il n’est plus besoin d’arrimer les individus : la vitesse de rotation leur interdit de lâcher prise. » Effrayés à l’idée de sortir du rang, ils renoncent volontiers à leur liberté, et cela « au seul profit de l’environnement apaisé d’une collectivité qui veut nous faire oublier le degré de catastrophe qu’elle sait atteindre ».
De même, ce sont aujourd’hui les cadences infernales de la consommation culturelle, et non plus des interdits directs, qui relèguent dans les marges de la société la discussion des enjeux essentiels. Traitant de la « déroute de la théorie » autant que de la « théorie de la déroute », Leclair constate que les critiques, aujourd’hui, doivent le plus souvent renoncer à toute cohérence théorique pour se muer en simples « prescripteurs » chargés de l’écoulement de la production courante - à l’image d’un médecin griffonnant sur une ordonnance ce qu’il sait d’autorité être bon pour son patient, et faisant parfois passer l’intérêt de celui-ci après les intérêts des laboratoires pharmaceutiques. Cela donne l’illusion que la littérature va à vau-l’eau, voire qu’elle est morte, réduite à un simple divertissement, à des « coups » éditoriaux, à ce matraquage qui floue le lecteur : l’émerveillement qu’il lui fait miroiter, une fois le livre acheté, sera rarement au rendez-vous. Or Leclair affirme, lui, que la littérature, au contraire, n’a peut-être jamais été aussi libre ; que la véritable création littéraire est seulement masquée, et non tuée, par le battage médiatique. « Jamais la liberté n’a été aussi grande, jamais la marge où l’exercer n’a été si étroite », écrit-il. Et de dessiner ce tableau de l’avenir : « Il y aura des œuvres d’art inouïes dans un monde sclérosé qu’elles n’auront aucune capacité de changer autrement qu’à l’aune très modeste de quelques individus qui auront par eux-mêmes su se rendre ou rester assez libres pour les entendre. »
Il n’empêche que l’impact de la littérature, son importance, son influence, ne se mesurent pas à des chiffres de ventes, et ne se restreignent pas au nombre d’individus qu’elle touche directement. L’écrivain est le « garant » de la liberté, y compris pour tous ceux qui n’entendront peut-être jamais parler de lui. D’Hélène Cixous, Bertrand Leclair écrit : « Si elle cessait d’écrire, épuisée par ce combat perdu d’avance au plan collectif, ce serait pour chacun, qu’il soit ou non lecteur d’Hélène Cixous, un espace vital de la langue qui s’effondrerait. » Hélène Cixous travaille avec le Théâtre du Soleil ; or la définition que donne Leclair de son œuvre correspond exactement, sans qu’il s’en soit douté, à la définition qu’Ariane Mnouchkine donne du théâtre (Trajectoires du Soleil, de Josette Féral, aux éditions Théâtrales) : « Je sens actuellement que le théâtre est un peu comme le Tibet, c’est-à-dire qu’il n’y a que six millions de personnes au Tibet mais, en même temps, il est fondamental que l’idée du Tibet reste vivante. C’est la même chose pour le théâtre. Le théâtre est minuscule, par rapport à la télévision, il ne concerne que très peu de gens. Beaucoup de gens n’y vont pas : ça ne changerait pas la journée de beaucoup d’entre eux si le théâtre n’existait plus. Ils partiraient à la même heure pour le bureau, reviendraient à la maison à la même heure, regarderaient la même télévision. Le théâtre, c’est comme un sanctuaire. » Au passage, sur la même page, on retombe sur l’érotisme, comme par hasard, quand Mnouchkine dit encore du théâtre : « C’est un lieu d’érotisme collectif mais je n’oserais pas le dire comme cela parce que c’est trop cru ! Il est vrai que les gens qui viennent au théâtre ont envie d’y voir des corps vivants. Ils viennent manger les acteurs ! » Ils viennent rester vivants, peut-être ; comme les gens qui ouvrent des livres - qui les ouvrent vraiment.
Ecrire est l’acte « le plus individualiste au monde », dit Leclair : on s’y livre poussé par une nécessité intérieure impérieuse, et par elle seule, afin de « gagner en soi-même quelques empans sur le non-dit de tous », mais, ce faisant, on sauve aussi les autres à travers soi - telle Schéhérazade imaginant des histoires pour sauver sa peau, et sauvant en même temps, avec elle, toutes les jeunes femmes menacées du même sort. Ecrire est un acte « intransitif » : « On n’écrit ni pour ni contre, on écrit. » La littérature est toujours à recommencer : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même flot de mots, sauf à se cantonner délibérément au petit bassin de la communication. » La communication appauvrit le langage, fige les représentations, anesthésie les sensibilités, endort les esprits. Leclair évoque LTI, La langue du IIIe Reich, un livre de Victor Klemperer, qui montre comment il a fallu, dans l’Allemagne nazie, bannir d’abord dans la langue tout ce qui était « undeutsch », « non-allemand », pour pouvoir le bannir ensuite dans la vie.
Dès lors, si la littérature est politique, elle l’est intrinsèquement, et non dans ses formes dites « engagées ». Parler de « littérature engagée », dit Leclair, est un pléonasme. A la conception volontariste d’un Jean-Paul Sartre, il oppose ces mots de Cesare Pavese : « Nous n’irons pas vers le peuple. Car nous sommes déjà le peuple et le reste ne compte pas. Tout au plus irons-nous vers l’homme. »
La spectacularisation de la littérature a propagé toutes sortes de « scandales » soigneusement prémédités, orchestrés autour d’œuvres prétendument sulfureuses. On saura donc gré à Bertrand Leclair de rétablir le « scandale » dans son acception première, celle dans laquelle il - encore une fois - « ne se décrète pas plus que l’amour ». Le scandale, c’est, au sens littéral, le petit caillou, la pierre d’achoppement, « ce qui fait trébucher », ce qui bouscule de façon inattendue la vie d’un auteur d’abord, d’un lecteur ensuite : « Il n’y a pas de scandale véritable qui n’ait d’abord bouleversé celui qui l’exprime et fait resurgir du chaos à travers lui dans la réalité commune, ce pourquoi cette réalité commune, hormis les quelques individus ayant su rester libres qui y participent, ne peut que tenter de le rejeter. » Etre critique, pour Leclair - qui travaille à la Quinzaine littéraire -, c’est donc « témoigner en tant que lecteur du trouble qu’à travers soi une œuvre occasionne, ou non, dans le contexte qui lui préexistait, de sa capacité, ou non, à le scandaliser pour y faire surgir du réel ».
Il arrive que l’incapacité du critique à abandonner son rôle de prescripteur pour se mettre en jeu et témoigner « à travers soi », justement, lui rende impossible l’appréhension de certaines œuvres. Jusqu’à l’été dernier, Bertrand Leclair travaillait aussi aux Inrockuptibles ; on devine à certaines allusions coléreuses, dans le livre, que l’expérience s’est mal terminée. Mais le conflit avait déjà éclaté de manière visible dans les pages du magazine : lors de la sortie de Love me, le film de Laetitia Masson (avec Sandrine Kiberlain et Johnny Hallyday), qui avait été mal reçu par toute la presse, Inrockuptibles compris, Leclair y avait publié une tribune pour s’inscrire en porte-à-faux contre cette descente unanime. Son texte, intitulé « De l’amour un bandeau sur les yeux », accusait les critiques de fuir le sujet même du film, de « récuser sa matière » : l’amour. Il notait que les mêmes (et surtout les Inrockuptibles...) avaient auparavant encensé Romance de Catherine Breillat, « autre film en rose, mais doué d’une prétendue dimension subversive qui le sauvait aux yeux des médias, car alors les critiques pouvaient parler de relations amoureuses contemporaines sans se trouver ridicules ». Et de dessiner cette piste : « L’expression d’un sentiment deviendra bientôt l’action la plus réellement subversive qu’on puisse imaginer dans l’univers communicationnaire. » Love me, écrivait-il, est un film « qui se contrefiche d’être ou non subversif sur la question amoureuse. Il l’est peut-être plus, du coup, qu’aucun autre sorti récemment, justement parce qu’il ne craint pas le ridicule que chacun refoule, qu’il l’affronte, dans un refus du renoncement que l’itinéraire social de l’héroïne illustre également. (...) Savez-vous bien ce qu’est aimer ? C’est la seule question que pose Laetitia Masson, qui dès lors se fiche du cinéma des cinéphiles, et en poursuit l’histoire justement parce qu’elle s’en fiche et le bouscule ».
D’une certaine façon, Laetitia Masson - et son héroïne, perdue corps et âme dans son trip de midinette - restaient fidèles jusqu’à l’entêtement à leur « scandale » intime, à ce qui les faisait trébucher, elles. Elles suivaient les « petits cailloux » de leur trajectoire personnelle sur une marelle qui menait droit au ciel. Leclair lui aussi se comporte ainsi, lorsque, par fidélité à sa conviction profonde, il fait surgir de la dissonance dans les pages du journal qui l’emploie, lorsqu’il fait passer sa propre recherche, ses propres exigences, avant la ligne éditoriale des titres où il travaille. Peut-on parler de prétention ? Pour juger une œuvre, le tamis d’un regard personnel n’est-il pas, au contraire, un critère plus valable, plus intéressant que les impératifs promotionnels ? Dans Théorie de la déroute, Leclair revient sur Love me et sur son accueil critique : « Il aurait fallu être capable de dire “je” pour parler de ce film, capable de l’habiter pour le comprendre, et non pas l’aborder comme un objet de culture ou une marchandise. »
Même si la question n’est pas ici de départager les belligérants - on n’a pas vu Love me, peut-être faute d’avoir su relativiser les mauvaises critiques, justement... -, on ne peut que constater que cette entorse aux bonnes mœurs culturelles agit comme un révélateur idéologique des plus efficaces : à travers le rejet de Love me par la critique, Leclair a fait apparaître crûment la méfiance instinctive que suscitent aujourd’hui la démesure, l’expression des passions, des sentiments. Le constat rejoint celui d’Annie Le Brun quand elle écrit dans Du trop de réalité que « l’incapacité d’envol est devenue le meilleur gage de non-superficialité ». Leclair met en parallèle le rejet du lyrisme avec la fin des utopies. Sauf que la seconde, à ses yeux, ne justifie en rien le premier : « La prose lyrique, écrit-il, est celle qui ose prendre son envol dans un ciel qu’elle sait vide, vers une rive dont elle n’est jamais sûre qu’elle existe ailleurs que dans ses rêves de jadis et demain, mais qui ose prendre son envol en sachant que la chute est son destin, la chute qui enfin l’arrachera à la désolation contemporaine, parce qu’elle lui rendra le réel, le sol, ce que Rimbaud nomme la “rugueuse réalité à étreindre”. » Cette prise de position est à rapprocher de la lecture exemplaire qu’il fait de Michel Houellebecq, dont il dit que, tout en gardant de la considération pour l’écrivain qu’il est, il voit désormais très clairement en lui, depuis Les Particules élémentaires, « un ennemi idéologique ».
A propos de Love me, Leclair reprochait encore aux critiques, dans sa tribune des Inrockuptibles, d’être incapables de « témoigner de la création cinématographique non pas comme séparée, spectaculaire, mais comme partie intégrante de la vie ». Et c’est sans doute bien ce qu’il y a de plus séduisant dans sa propre démarche : la façon dont il ne sépare jamais la littérature de la vie, considérées comme « les deux faces infiniment réversibles d’un même ruban de Möbius » - du nom de l’astronome et mathématicien allemand qui conçut « une surface à un seul bord et à un seul côté - “ruban de Möbius” - formée par la torsion d’une longue bande de papier sans fin » (Petit Robert). Il s’en explique au début de Théorie de la déroute dans quelques paragraphes lumineux, dont on ne résiste pas à l’envie de citer, pour finir, quelques extraits :
« C’est autant par le rêve que par la raison que le monde parvient à exister, à apparaître au fond des eaux de la langue. Le rêve ne nie pas plus le réel que ne le fait la raison raisonnante, il est de l’ordre d’un autrement de l’impossible appréhension du monde : le rêve ne nie pas plus la matière (dans laquelle il puise au contraire la force concrète de ses images) que le concept philosophique ou la raison scientifique lorsqu’elle nous prouve l’invérifiable. Ce n’est pas du réel, mais de la réalité qu’il fait abstraction. C’est justement en ce qu’il dé-réalise le monde, c’est-à-dire, en ce qu’il défaufile la trame des représentations (des images et des mots communément admis comme réalité) que le rêve est l’un des accès au réel, à la matière, à l’être (le rêve est à la réalité ce qu’est à la vie urbaine la terre couverte par le macadam de nos villes, qui continue de vivre sa vie matérielle, pourtant, et dont l’on sait bien qu’un jour ou l’autre ses poussées de vie, dont témoigne ici ou là un imbécile coin de trottoir envahi d’herbes folles, triompheront de la chape qui la couvre et qui est notre réalité quotidienne, celle que nous n’interrogeons plus, que nous admettons comme évidente).
(...)
Si la conscience de cet autrement du monde est si douloureuse, c’est qu’il existe autant de mondes vécus qu’il existe d’individus, et que le monde que j’habite n’est jamais que son ombre, son rêve, son double tel qu’il croît dans mon épaisseur psychique d’individu singulier (“sous le macadam” de la raison commune), et qui donc cessera avec moi. Il n’y a qu’un seul monde, la raison me l’affirme et je le crois, mais il en existe autant de doubles qu’il existe d’individus, et ce sont ces doubles que nous habitons, depuis lesquels chacun s’exprime, et qui de fait viennent, par le soupçon de décalage qu’ils entretiennent les uns envers les autres, perturber sans cesse le sage ordonnancement des choses et des êtres : d’où le fait que quiconque prétend habiter pleinement sa langue plutôt que de se plier au sens commun “entrave l’automatisme du monde”, empêche son fonctionnement technique d’atteindre sa perfection. »
Ne passez pas à côté de ce livre !
Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, éditions Verticales.
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