Périphéries

Du trop de réalité, d’Annie Le Brun

Ecologie de l’imaginaire

« Avec le naturel des saisons qui reviennent, chaque matin des enfants se glissent entre leurs rêves. La réalité qui les attend, ils savent encore la replier comme un mouchoir. Rien ne leur est moins lointain que le ciel dans les flaques d’eau. Alors, pourquoi n’y aurait-il plus d’adolescents assez sauvages pour refuser d’instinct le sinistre avenir qu’on leur prépare ? Pourquoi n’y aurait-il plus assez de jeunes gens assez passionnés pour déserter les perspectives balisées qu’on veut leur faire prendre pour la vie ? Pourquoi n’y aurait-il plus d’êtres assez déterminés pour s’opposer par tous les moyens au système de crétinisation dans lequel l’époque puise sa force consensuelle ? »

Si on se fiait à l’acrimonie du ton, à l’apparent fourre-tout de ses sujets d’énervement, Du trop de réalité pourrait passer pour un énième pamphlet misanthrope, écrit par une râleuse qui, dépassée par un monde qu’elle ne comprend plus, se défend en tirant sur tout ce qui bouge. Or, on en est loin. Certes, on éprouve une certaine inquiétude en constatant qu’Annie Le Brun ne puise sa force et ses références que chez des morts - Sade, Victor Hugo, Alfred Jarry, André Breton - et que rien ni personne, aujourd’hui, ne semble trouver grâce à ses yeux. Un constat aussi radical est forcément un peu une question de niveau de lecture du monde. Le rejet en bloc qu’exprime l’auteur indique un renoncement à la curiosité, une lassitude, un repli sur les émerveillements passés. On sent une femme qui ne perçoit plus ses contemporains qu’à travers ce que lui en disent la radio, la télévision, les journaux, les grosses machines culturelles, les polémiques médiatiques, et qui ne fait plus l’effort de rechercher les courants souterrains qui résistent à la dégradation de l’intégrité humaine. En témoignent les inévitables imprécations lancées au passage contre Internet, pris comme une entité homogène et intrinsèquement barbare.

Mais après tout, peu importe : là n’est pas le propos du livre. Et l’essentiel est qu’Annie Le Brun livre une analyse particulièrement juste de l’air du temps, de cette idéologie qui imprègne nos vies et que Bertrand Leclair, dans L’industrie de la consolation, comparait à un gaz invisible, inodore, mais omniprésent. Du trop de réalité est un livre qui aide à débusquer l’idéologie que l’on respire chaque jour sans en avoir forcément bien conscience. Pourquoi est-il si convaincant ? Grâce à la référence constante aux écrivains cités ci-dessus, et à d’autres ; des artistes dont la place qu’ils tiennent dans la vie d’Annie Le Brun excède largement celle de simples « auteurs favoris ». A ces figures qui, dit-elle, lui permettent depuis des années de continuer à respirer, elle consacre un autre livre, De l’éperdu, publié en même temps que Du trop de réalité (et plus épais que lui, ce qui est rassurant) : le poivre et le sel, le poison et l’antidote... En se référant à ces auteurs, Annie Le Brun se réfère non à des œuvres du passé, mais à des œuvres éternelles, universelles. Ils lui apportent une nourriture d’un ordre supérieur, une exigence, un éblouissement absolus, et lui fournissent l’aune à laquelle elle évalue tout le reste. C’est ce qui rend sa critique du temps aussi cohérente qu’imparable.

« Pollution lumineuse »
dans la nuit polaire

Pour les besoins de sa démonstration, elle relie des faits qui, au premier abord, pourraient n’avoir rien à voir les uns avec les autres, mais dont le rapprochement s’avère vite très parlant. Tous ont en commun de contribuer à imposer ce qu’elle identifie - concept génial - comme le « trop de réalité » du titre, cette « réalité débordante, qui revient nous assiéger au plus profond de nous-mêmes ». L’information « en temps réel » jouant sur la « la pseudo-évidence du sens qui a pour effet de suspendre la réflexion » ; la connexion permanente - « cette communication si miraculeuse qu’elle empêche de concevoir et même de percevoir toute forme de négation » - présentée comme un idéal à atteindre ; les parcs d’attraction, la chirurgie esthétique, la rénovation outrancière des monuments historiques : tout cela semble conçu pour « gagner du terrain sur notre espace imaginaire ».

« Le rêve, constate Annie Le Brun, a purement et simplement disparu de notre horizon. » Cette disparition est, dit-elle, « un des plus graves manques de la fin du millénaire qui, à mes yeux, tient de la catastrophe. Sans doute, à contempler les calamités dont le XXe siècle s’est fait le généreux pourvoyeur, on pourrait y voir un malheur bien inférieur à la plupart, si celui-ci n’était à même d’en susciter de bien supérieurs à lui-même ». Le symbole de la grande entreprise contemporaine, destinée à « réduire les réserves d’irréalité, les poches d’obscurité, les archipels de ténèbres », elle le trouve dans ce miroir d’aluminium déployé dans l’espace en 1999 par les cosmonautes de Mir, afin d’éclairer artificiellement des zones plongées dans la nuit polaire. Des astronomes avaient alors parlé de « pollution lumineuse ». « On a les Lumières qu’on peut, écrit Annie Le Brun, laconique, notre époque se sera éclairée à la pollution lumineuse. »

La grande force de son livre est de ne jamais séparer le sort réservé à notre imagination de celui réservé à notre environnement physique. Elle évoque les efforts déployés pour « déboiser, ratisser, niveler, baliser le domaine sensible » : « Comment ne pas être frappé par la simultanéité de cette entreprise de ratissage de la forêt mentale avec l’anéantissement de certaines forêts d’Amérique du Sud sous le prétexte d’y faire passer des autoroutes ? Et comment douter qu’à la rupture des grands équilibres biologiques qui s’en est suivie ne correspond pas une rupture comparable des grands équilibres sensibles dans lesquels notre pensée trouvait encore à se nourrir ? »

La propagation d’un « vivant stérile »

Après avoir lu Du trop de réalité, on ne recevait plus comme on l’aurait reçue auparavant la nouvelle de la marée noire qui menaçait, après le naufrage du Jessica, l’archipel des Galapagos, classé au patrimoine mondial de l’humanité, et ses innombrables espèces animales protégées, dont certaines n’existent nulle part ailleurs dans le monde. Tout à coup, c’était comme si le monde naturel était aussi notre univers intérieur. D’ailleurs, n’est-ce pas le cas ? Le premier nourrit le second, s’y reflète. Annie Le Brun ne fait pas de différence entre nourritures terrestres et nourritures morales. Elle évoque ces mots dénaturés (tels éthique, déontologie, mémoire...), mis au service du « blanchiment des idées », qui « travaillent contre l’idée qu’ils sont censés exprimer » ; et elle a cette remarque : « Des années de nourriture trafiquée, frelatée, reconstituée... nous ont accoutumés à déguster moins la chose elle-même que le nom de la chose. » Elle met également en relation la volonté forcenée de « prévenir tout élan de l’imaginaire » avec « Terminator », ces semences modifiées génétiquement par les géants de l’agrochimie pour produire des plantes dont la graine ne germe pas : dans les deux cas, on donne naissance à un « vivant stérile ». Au conditionnement et à la raréfaction de l’air pur correspondent enfin la « climatisation sensible » et l’asphyxie de l’imagination instaurées par le « trop de réalité » :

« Systématiquement arrachés à la nuit de leur cohérence profonde, il n’est plus de signes qui ne finissent par dériver loin du sens. Et catastrophe pour catastrophe, on est en droit de se demander si la prolifération de l’insignifiance qui en résulte n’est pas plus inquiétante que la disparition de la couche d’ozone. L’aurions-nous oublié, les objets imaginaires sont aussi nécessaires à notre survie. »

Une intuition court à travers tout le livre, moins dans le propos explicite que dans les termes choisis, dans la manière de réfléchir : celle d’un lien particulier, obscur et subtil, entre l’être humain et le monde. A propos de la disparition du rêve, Annie Le Brun écrit : « Il s’agit en fait d’une amputation qui nous prive de tout ce par quoi, du plus loin de notre solitude, nous pouvions aveuglément retrouver le monde. » Une femme capable de s’insurger sur dix pages contre le dévoiement de la métaphore doit forcément avoir une sensibilité tout à fait singulière à l’essence des choses, à la relation qui les unit, à la juste place qui doit être la leur.

Dans un article sur le géographe Augustin Berque, qui travaille depuis des années sur la relation de l’homme à son milieu, Jean-Baptiste Marongiu écrit qu’il y a quinze siècles, l’Occident a « fermé les yeux sur le monde » et décrété une fois pour toutes qu’il n’y avait « rien à voir sur terre », décidant de « chercher la vérité au-delà des phénomènes ». Peut-être faut-il y voir la raison du désastre écologique propagé par la civilisation occidentale, et de ce qu’Annie Le Brun appelle « la perte progressive de tout lien sensible avec le monde ». En résultent ces aberrations, ces absurdités, ces crimes plus ou moins conscients qu’elle dénonce à toutes les pages. Révulsée par la reconstitution « grandeur nature » de l’atelier d’André Breton dans un musée, elle lui oppose cette phrase de Julien Gracq racontant sa visite au véritable atelier de l’artiste : « Il y avait ici un refuge contre tout le machinal du monde. » De même, pourfendant la poésie dans le métro parisien, elle invoque en regard « l’énormité poétique » : « C’est cette énormité poétique et elle seule qui peut encore nous donner la mesure infinie de la liberté. Aussi y a-t-il fort à parier que l’actuelle promotion de la poésie d’élevage ait justement pour fin de nous en faire oublier l’incontrôlable pouvoir de rupture, celui de déchirer le maillage de nos façons de voir comme celui de couper les amarres avec les piètres images de nous-mêmes dont nous avons la faiblesse de nous contenter. »

« Personne n’est hors du rêve »

Mais ce sont peut-être les parcs d’attraction qui lui fournissent le meilleur symptôme de ce rapport complètement faussé aux choses : « Le succès planétaire de Disneyland montre que le coup de force est en train de réussir. Car ce ne sont plus seulement nos rapports à l’espace et au temps qui y sont manipulés. C’est notre pouvoir ancestral de nier l’un et l’autre au nom du merveilleux qui s’y trouve littéralement pétrifié. Aussi, le seul fait que le monde des contes de fées y soit réduit à la plus grossière réalité tridimensionnelle constitue une catastrophe comparable à la dévastation des grands ensembles forestiers. »

L’un des lieux privilégiés où se joue le « coup de force », c’est la langue : « Le mot semble n’avoir plus d’autre destin que de jouer le rôle de faux témoin sous la pression d’une réalité qui remodèle le langage à sa guise. » Mais la langue, menaçant chacun au plus profond de lui-même quand elle est dénaturée, peut aussi être le levier d’un renversement d’influences. Annie Le Brun cite André Breton : « La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation ? » Et parle de cette réversibilité en termes superbes : « La langue est un organisme vivant et qui, comme tel, se nourrit de ce qu’elle absorbe. Mais un organisme dont la vitalité dépend de ce que ce pouvoir d’absorption devienne ou non puissance de transformation. (...) C’est alors que la langue apporte à la pensée le surcroît d’énergie qui permet à celle-ci de s’aventurer au-delà d’elle-même, générant entre deux infinis la perspective parfaite de Dante, la mathématique sensible de Novalis, les ouragans fondateurs de Shakespeare, les lumineuses ténèbres de Sade... Mais autant la langue peut être cette marée fécondante, autant elle peut s’altérer jusqu’à devenir eau stagnante au risque de se laisser gagner par les pires formes de pollution. »

Pour résister à cette pollution, encore faudrait-il que les contemporains d’Annie Le Brun, pour qui « l’incapacité d’envol est devenue le meilleur gage de non-superficialité », réussissent enfin à se sortir de la paralysie qu’ils ont imposée à leurs rêves. Pour leur rappeler qu’ils ne feraient là qu’obéir à leur vocation profonde, elle convoque Victor Hugo et son Promontoire du songe, avant de conclure : « ... Ainsi suffit-il de l’entendre proclamer : “Non, personne n’est hors du rêve. De là son immensité”, pour nous aider à prendre la mesure dérisoire d’une fin de siècle qui aura tout mis en œuvre pour n’en plus rien savoir. »

Mona Chollet

Annie Le Brun, Du trop de réalité et De l’éperdu, Stock, 2000.

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Périphéries, janvier 2001
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