« On rêverait d’être regardée comme l’a été Marilyn. Mais la femme qu’on aimerait être, c’est Anémone dans Pas très catholique de Tonie Marshall. »
Noémie Lvovsky à Télérama, 3 mai 2000
« L’art est un problème. L’homme ou la femme qui s’expose à l’art s’expose à un problème supplémentaire. »
Howard Barker
« C’est incroyable qu’elle ait trouvé un homme pour lui faire des enfants. » Réaction en sortant de la projection d’Une vraie jeune fille, le premier film de Catherine Breillat, tourné en 1975 d’après son roman Le Soupirail (qui vient d’être réédité sous le même titre que le film) et qui ne sort en salle qu’aujourd’hui. Je parlais de la réalisatrice, et j’admets que cette réflexion ne m’honore que moyennement. En mars dernier, à l’occasion de la Journée internationale de la femme (ici, j’ai toujours envie d’ajouter un « sic », je ne sais pas pourquoi, comme si le monde n’était pas tout à fait à nous, et qu’on nous le prêtait un jour par an), le magazine Elle avait interrogé sur le féminisme des mères célèbres et leurs filles. « La pensée féministe est très bien d’un point de vue philosophique, disait Salomé, 27 ans, fille de Catherine Breillat. Dans ma vie réelle, elle n’est pas du tout installée. On ne peut pas tout faire ni tout avoir. Ça rend les hommes très malheureux. Quand on a une mère qui ne reçoit que des insultes, il est très difficile de faire le même choix qu’elle. Et puis l’entendre dire autant de mal des hommes parce qu’elle trouve ça très bon pour les femmes, moi, je trouve ça très dur pour sa fille. » Cette semaine, Télérama confirme : « Au fil des années, sa réputation de teigne s’amplifie. Ses proches lui en veulent, mortifiés de se reconnaître à l’écran, et, pire, de ne pas se reconnaître complètement. » Breillat elle-même apporte un bémol au constat de son succès et de sa reconnaissance : « Il ne faut pas croire que les gens m’aiment. Il y a quand même une grande détestation. » A voir comme elle en bave, on se pose la question : tout cela est-il bien nécessaire ?
Certains spectateurs contestent la vision de la féminité que développe Catherine Breillat dans ses films. Mais s’ils la ressentent comme aussi menaçante, cette vision, c’est parce que la cinéaste est bien seule sur ce créneau. Elle est bien seule à relever le défi de cette exploration, par une femme, de ce qui conditionne sa féminité, de son rapport à son corps, à son plaisir, du sentiment de honte ou de pudeur qui l’accompagne. Et pour cause. Il s’agit là de tout ce que l’on doit en général avoir la correction de laisser au placard, d’un savoir dont la société ne voit pas l’utilité, qu’elle ne voit pas à quoi employer, et qui l’encombre plus qu’autre chose. D’un savoir qui n’a de place nulle part, et que l’on relègue autant que possible dans l’hystérique, le répugnant et le ridicule. Breillat a un culot immense quand elle dit (à Télérama) : « Il n’y a pas de psychologie masculine dans mon cinéma. Il y a seulement ce que les femmes ressentent et désirent. Un homme ne doit donc pas chercher à se reconnaître dans mes personnages masculins. En revanche, il peut y chercher une meilleure compréhension des femmes. Et connaître l’autre, c’est le but supérieur. » Comme si la société s’intéressait vraiment au désir féminin vu autrement que comme un simple complément du désir masculin - désir sans histoire, décomplexé, photogénique, « libéré » juste assez pour renvoyer à l’homme une image flatteuse de lui-même et assurer son plaisir - mais pas plus... Je compare dans ma tête les héroïnes de Breillat et les petites pépées d’un Wolinski, et je me marre doucement. A qui vous vous identifieriez, vous ? Joker...
La transgression, dans Une vraie jeune fille, prend un sens très immédiat et très concret : à tout instant, on est conscient du fait que le cinéma ordinaire, ici, prendrait une autre direction, ou s’arrêterait. Le cinéma de Breillat, lui, ose. Il continue, poussé à la fois par la curiosité et par l’honnêteté. J’ose montrer les choses de cette manière, je pousse cette scène aussi loin, parce que je veux voir ce qui se passera si je le fais, et parce que je veux être fidèle à ce que je ressens comme vrai. Résultat : un film-Gorgone, « qui aspire le regard tout en donnant envie de détourner les yeux », comme l’écrit Frédéric Bonnaud dans Les Inrockuptibles. Le spectateur est pris d’un vertige dense, devant ces images de « porno auteuriste » qui réunissent les caractéristiques des deux genres : le plus souvent, les images de cinéma d’auteur ont du sens, mais elles ne sont pas obscènes. Et les images obscènes des films X n’ont pas de sens, elles épousent la logique de standardisation, de désincarnation, qui prévaut dans l’univers médiatique et publicitaire. Breillat reprend les explorations initiées par le Pasolini de Salo ou les 120 journées de Sodome, ou par la Jane Campion de Sweetie et d’Un Ange à ma table. Sa manière de filmer fait l’effet d’un corset qui se défait brusquement, laissant la chair respirer, s’exprimer. On se rend compte alors que le corset barbare dans lequel la mode comprimait les femmes autrefois est devenu mental, qu’il a été intériorisé, ce qui lui garantit une efficacité au moins aussi grande. Et on a le sentiment de progresser d’un grand bond de Chat Botté, de voir surgir des replis de la chair étalée sur l’écran un savoir qui y demeurait caché, et qui n’a rien de négligeable.
Aujourd’hui, une femme peut mener sa vie, la réussir aussi bien qu’un homme, se voir reconnaître les mêmes compétences, les mêmes droits, se faire respecter, s’épanouir comme un homme. Il faut qu’elle ait vraiment mauvais esprit, qu’elle cherche activement les emmerdes, pour qu’elle s’entête à remettre l’organique sur la table. Tout le monde la désapprouvera, et pas seulement les hommes - et pas forcément les hommes. Il est pourtant très facile d’y renoncer sans trop se perdre soi-même. Et il y aura toujours des femmes qui y renonceront très volontiers, sans même éprouver le sentiment d’un renoncement, tant les compensations sociales sont importantes. Il y aura toujours des femmes qui pratiqueront ce que l’on pourrait appeler le « dumping amoureux », en proposant aux hommes la douceur, la docilité, une intellectualité raisonnablement bridée, un corps lisse, « allégé » - tout ce que les normes sociales exigent d’elles. Cette conformité assurera au couple un prestige non négligeable, une image de lui-même flatteuse et confortable. Oui, Catherine Breillat a eu de la chance de trouver un homme pour lui faire des enfants... Il y a une dizaine d’années, dans Elle, un article (qui m’avait beaucoup impressionnée) recommandait aux femmes de ne surtout pas se montrer drôles si elles voulaient séduire un homme. Si elles le faisaient rire, elles seraient cantonnées au rôle de la bonne copine, et « le week-end à Venise, ce serait pour une autre ». C’était peut-être un peu injuste, mais c’était comme ça : il fallait s’y faire. Eh, oui ! Soyez tarte ! Sinon, tintin, Venise ! Compris ? L’exemple est peut-être un peu extrême, mais elle se situe là, la limite tangible de la libération de la femme, aujourd’hui : comment concilier son désir d’être aimée avec son envie de vérité, ou de fidélité à soi-même ?
Dans Le Figaro, Marie-Noëlle Tranchant a bien perçu cette quête de vérité que poursuit Breillat. Elle écrit, dans la lettre ouverte qu’elle lui adresse : « Dans La Fanfarlo, Baudelaire parle de “ces livres honteux dont la lecture n’est profitable qu’aux esprits possédés d’un goût immodéré de la vérité”. Parce que vous êtes de ceux-là - c’est une composante de votre talent - vous devez être la première à savoir que ces esprits sont très rares : vous auriez pu les réunir en quelques projections privées. Aux autres, la vision de votre film ne saurait être “profitable”, parce qu’ils ne cherchent pas à connaître la vérité, mais veulent des distractions et des excitations. » Pour un rétablissement de la censure, en somme ? Comme si le film laissait la moindre place au malentendu... Dans Les Inrockuptibles, Frédéric Bonnaud met d’emblée les choses au point, quand il parle d’une « œuvre puissante et novatrice qui, si elle ne fera plus bander personne, en éblouira beaucoup ».
La critique du Figaro est par ailleurs d’une très grande violence, puisqu’elle va jusqu’à comparer l’héroïne d’Une vraie jeune fille aux déportées des camps de concentration : « Ce que vous imposez à votre petite actrice pour en faire un spectacle, l’exhibition, la salissure, l’irrespect de l’intimité d’un corps, des femmes l’ont subi comme une humiliation sans nom, comme une atteinte irréparable à leur dignité, et n’ont osé le raconter, au prix d’une nouvelle blessure - rendre publique cette honte - que par la nécessité absolue de témoigner contre la dégradation de la personne. » Comment peut-on comparer les sévices concentrationnaires avec la libre exploration, dans le cadre d’un film, de la condition féminine, même si cette exploration n’en élude pas les aspects les plus dérangeants, les plus troubles et les plus douloureux ? Comment peut-on parler de « dégradation », d’« irrespect », de « salissure », et ne pas voir plutôt ce que le film dépeint avec une telle férocité : un univers familial étriqué, étouffant, triste, hideux, où le sexe, la transgression, sont les moyens les plus directs d’échapper à l’ennui, à la médiocrité, aux brimades plus ou moins subtiles - presque un réflexe de survie ?
Télérama non plus n’a pas voulu le voir, qui parle de la « vision perturbée » de Breillat, de « glauquerie de série Z », et résume élégamment l’ensemble de l’œuvre de la cinéaste par l’adage : « Parle à mon cul, ma tête est malade ». « Perturbée », « malade »... (C’est fou, l’effet de révélateur que produit ce film sur la critique : tous les journaux, dans leur appréciation, se montrent fidèles à leur réputation jusqu’à la caricature.) La réalisatrice n’échappe pas non plus au reproche de « cérébralité ». Dans les années soixante, la même tare fut décelée par le critique Jacques Siclier chez la débutante Agnès Varda, comme le rappelait le même Télérama, qui le citait avec amusement, il y a quelques semaines, dans son dossier sur les femmes et le cinéma : « Tant de cérébralité chez une jeune femme a quelque chose d’affligeant... »
La réprobation discrète qui entoure et conditionne la sexualité féminine, cet héritage de honte et de sujétion, pourquoi Catherine Breillat n’aurait-elle pas le droit de les affronter, d’en montrer les effets ? Pourquoi le public n’aurait-il pas le droit de voir son travail ? Une société ne doit-elle pas garantir à chacun, selon son désir, à la fois la liberté de montrer et la liberté de cacher, l’une n’allant pas sans l’autre ? Les régimes totalitaires ne se caractérisent-ils pas par l’usage de la censure en même temps que par l’intrusion brutale dans la vie privée des citoyens ? Dans La nuit tombe sur Alger la Blanche, Nina Hayat écrivait : « Si je ne peux me raconter à la première personne, réfléchir à ma guise, fouiller dans mon histoire, dans ma mémoire et dans mes rêves, dans mes délires et mes fantasmes, dire et me dédire, étaler mes interrogations, mes croyances et mes doutes au grand jour, les confronter à la critique bienfaisante, aux interrogations, croyances et doutes d’autrui, comment me soumettrai-je à la remise en question qui est pourtant la clef de toute marche en avant pour tendre, et c’est déjà beaucoup, vers la vraie liberté, qui est celle que l’on porte au fond de soi ? »
Alors, tout cela est-il bien nécessaire ? En sortant d’Une vraie jeune fille, on n’hésite pas une seconde sur la réponse : OUI. Même si Catherine Breillat en prend plein la gueule, là où elle a osé promener sa lanterne, l’obscurité ne régnera jamais plus.
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