Périphéries

Petites natures mortes au travail, d’Yves Pagès

« Le nouveau prolétariat, ce sont les précaires »

Il y a l’aspirant acteur qui se fait tâter l’entrejambe par les mômes dans son costume de Pluto, à Marne-la-Vallée. Il y a les gratteurs de guitare auditionnés par le jury spécial de la RATP avant d’être autorisés à se produire dans le métro. L’enquêtrice qui remplit tous ses questionnaires sur le zinc d’un café, en mettant à contribution les copains (« Si on te rappelle pour le sondage, tu dis que tu es chef d’entreprise, tu as 42 ans, deux enfants, un lave-vaisselle et un four micro-ondes... »). Le détenu que sa mère, pour améliorer l’ordinaire de la prison, inscrit à tous les concours publicitaires, secondée par les autres pensionnaires de sa maison de retraite... Petites natures mortes au travail n’est ni un état des lieux de la précarité aujourd’hui, ni un recueil de fictions psychologiques ou surréalistes : il est tout ça à la fois.

A 37 ans, l’auteur, Yves Pagès, a été tour à tour pion, veilleur de nuit, vendeur de glaces, animateur en banlieue rouge, auteur pour une compagnie de théâtre, comédien, magasinier, écrivain en résidence à la Villa Médicis à Rome, éditeur. Dans ces vingt-trois courts récits, les personnages sont pris dans leur rôle social, dans leur rapport à « l’oxygène en liquide » que constitue leur revenu, mais sans jamais se réduire à des stéréotypes.

- Comment sont nés ces textes ?

Yves Pagès : J’en ai d’abord distribué certains dans les manifs, sous forme de tracts. Depuis que j’écris, il m’arrive de faire des tracts, que je ne signe pas, ou que je signe de noms comme « la fée du sans-logis ». Ou du nom de groupuscules qui n’existent pas... Cela permet de mimer une chose à laquelle je crois, à savoir qu’il n’y a pas de frontière nette entre soi et les autres, entre l’individuel, le subjectif, et le collectif. L’auteur qui a le plus compté dans mon adolescence, c’est Gilles Deleuze, que j’ai lu à seize ou dix-sept ans. Je n’ai pas tout compris, mais j’en ai retenu cette intuition : il y a des autres en moi, il y a du subjectif à trois... Tout ça est beaucoup plus compliqué et fluctuant qu’on ne le croit. Et s’il n’y avait pas cette façon réciproque de se hanter entre le collectif et le personnel, il n’y aurait pas d’écriture. Un mot qu’on a dit, on le retrouve cinq ans après, il a circulé, c’est extraordinaire... C’est cela qui me fait vibrer. Et j’éprouve une vraie jouissance à écrire des tracts, c’est-à-dire à investir une langue - la langue militante - qui est une langue morte, pire que le latin. A l’investir autrement, dans un anonymat un peu à la Zorro, en avançant masqué. Parce que je crois à la force subversive, émotive, érotique, dans le langage, et je crois que cette force ne s’exerce pas seulement dans les livres.

« Il y a des autres en moi,
il y a du subjectif à trois...
S’il n’y avait pas cette façon réciproque de se hanter
entre le collectif et le personnel,
il n’y aurait pas d’écriture »

Le premier texte que j’ai écrit, à chaud, en une après-midi, c’est « Pluto que rien », dont le personnage était l’ami d’un copain, parce que ce qu’il m’avait raconté m’avait tellement touché. Ensuite, je suis parti à Rome, à la Villa Médicis, et j’ai été amené à travailler la forme courte, parce que je tenais une chronique d’essayiste dans Il Manifesto [quotidien communiste italien, ndlr]. J’en ai écrit d’autres. J’ai laissé travailler mon imaginaire, et j’ai aussi joué au journaliste, j’ai enquêté. Mais, au départ, il y avait toujours quelqu’un, une rencontre, un propos rapporté, une histoire réelle. J’ai besoin d’un ancrage épidermique, d’une situation qui concentre tous les éléments propres à susciter ce petit basculement, ce petit déraillement imaginaire.

Ce qui m’intéresse, c’est le détail. J’ai lu dans un journal un vieux proverbe celtique, ou mandchou : « Le diable gît dans le détail. » C’est là que se trouve la pensée maligne qui va tout à coup permettre de péter l’ordre établi. La crudité très précise du détail me semble souvent essentielle. Par exemple, avec le passage aux 35 heures dans certains hypermarchés, la pause-pipi n’est plus incluse dans le temps de travail. Un contremaître disait aux caissières, moitié en riant, moitié pas en riant : « Ce n’est pas grave, on vous filera des couches anti-incontinence ». Et là, tout à coup, j’imagine ces femmes à leur caisse avec leurs couches : je vois ce que c’est, c’est concret. C’est un détail un peu sordide, mais tous les détails ne sont pas sordides...

- Vous vous définiriez comme un militant ?

Y. P. : Ah non, surtout pas. Dans « Brigades d’interversion », je cite ce graffiti : « Plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour ». Ça m’énerve, cette manie de toujours faire cent cinquante graffitis qui sont tous des remakes de vieux graffitis situationnistes, et qui miment quelque chose qui est vide, qui n’est pas vrai. On mime une insurrection, mais il n’y a rien. Bien sûr, je connais des mots d’ordre plus sympathiques que d’autres, mais, comme disait Deleuze, ce sont quand même des mots D’ORDRE, ce qui pose un petit problème. Il paraît que le Collectif anti-expulsions a utilisé la nouvelle du livre qui met en scène une figurante de cinéma sans-papiers : j’en suis très content. Mais je ne signe pas de pétitions, sauf s’il s’agit de faire sortir quelqu’un de prison ou quelque chose comme ça, et je suis contre les formes de l’art engagé, que je trouve en général atroces...

- Par exemple ?

Y. P. : Par exemple, je hais Zola, qui est à mes yeux l’un des écrivains préfascistes réactionnaires les plus épouvantables de la littérature française. Il n’a fait que véhiculer toutes les idées des sciences humaines balbutiantes de son temps : l’alcoolisme héréditaire, les tares... J’ai lu Germinal, et c’est un livre qui m’a choqué profondément. Finalement, ces luttes ouvrières, ça ne décrivait rien d’autre que la psychologie des foules de Le Bon, qui allait venir après. Ces foules lyncheuses, qui sont dans un spontanéisme satanique, comme des sorcières du Moyen Age, qui coupent les couilles au commerçant du village... A-t-on réfléchi à ce que cela voulait dire ? C’est sa vision ! La vision bio-anthropologique d’un bourgeois rempli des préjugés de la science réactionnaire de son époque. D’accord, il y a l’injustice, l’indignation, mais par ailleurs, il présente quand même ses personnages comme des tarés, comme des bestiaux qui n’agissent que par instinct. Pour moi, La Condition humaine, c’est illisible, c’est un gag.

« Zola voit ses personnages comme des animaux,
il n’est pas “avec”
Et moi, les gens qui n’écrivent pas “avec”,
ça me gave. Ce qui compte,
c’est de creuser un rapport,
un vrai rapport, avec un milieu »

C’est ce qui arrive quand les Français se mettent en tête d’écrire des romans russes. Dostoïevski, lui, il n’est d’accord avec personne, mais il donne de la profondeur à tout le monde : ça fait réfléchir. En France, cela donne Zola. Ou Houellebecq. Ils ne savent pas le faire, c’est tout. Je dis ça sans arrogance : je serais incapable d’écrire ce qu’ils écrivent. Mais que Zola soit devenu le summum de la culture subversive occidentale... Alors qu’il y a un très grand écrivain révolutionnaire, quasi à la même époque, qui est Jules Vallès. Du point de vue littéraire, Vallès se pose des questions plus profondes, autour du « je », de la façon d’articuler les sentiments, la famille, la psychologie, le politique, l’éducation - tout ça ensemble, et sans donner de leçons à tout le monde, mais simplement en essayant d’aller au cœur d’une subjectivité ambivalente, complexe, torturée. On pourrait dire que Vallès était un pré-libertaire, mais il n’était même pas ça. Il n’était rien. C’était un homme libre, c’est tout.

- Zola ne vous semble pas d’une grande valeur littéraire ?

Y. P. : Non. D’ailleurs, son style : « Ils avançaient, ils couraient... », tous ces « ils », cela correspond à sa vision. A la vision qu’il a de cette altérité ouvrière, qui est pour lui une altérité absolue, et qu’il ne sait décrire qu’à travers des « ils » abstraits, des verbes qui s’accumulent... Il les voit comme des animaux, il n’est pas « avec ». Et moi, les gens qui n’écrivent pas « avec », ça me gave. Je préfère Proust, qui représente un milieu largué, une certaine nostalgie aristocratique de la bourgeoisie - quelque chose qui, a priori, ne me concerne pas beaucoup -, qui détestait toutes les avant-gardes artistiques que j’ai pu aimer, mais qui arrivait à avoir une distance, un rapport à ce monde qui l’entourait, si bien que, finalement, il disait autre chose. Ce qui compte, c’est de creuser un rapport, un vrai rapport, quel qu’il soit ; d’aller jusqu’au bout de ce rapport. Là, on touche à l’universel, et je pense que c’est toujours intéressant, quel que soit le milieu.

Moi, j’ai fait ma thèse sur Céline, qui a un rapport au réel particulier, un rapport que je trouve exemplaire. Céline était profondément avec tous ces gens-là, cela partait d’une vraie compassion et d’une vraie tendresse, contrairement à ce que l’on croit souvent, parce qu’il a une langue rude, sans concession. Quand ça pue la pisse, il le dit, mais quand il y a autre chose, il le dit aussi. Il creuse aussi un rapport à lui-même, à sa propre généalogie, et cela donne encore ce rapport très particulier à l’écriture. Il n’écrit pas du tout comme on parle. Il essaie de capter une syntaxe et une dynamique de l’oralité collective. Il s’empare d’un patrimoine prolétarien qu’il transvalue, qu’il magnifie. A quoi sert l’art, sinon à ça ? L’art individuel consiste souvent à voler, à subjectiver, en en faisant une œuvre singulière, une créativité qui est déjà là, qui au départ est collective. C’est une forme de privatisation, mais je m’en fous, du moment qu’il se passe quelque chose. Le tout est de trouver une distance particulière, voilà. D’induire un décalage, une distorsion, dans l’écriture.

Là, cela vaut la peine. Mais si c’est pour faire de la sociologie, un truc thématique « sur », pour rendre compte en journaliste... Dans les journaux, ça peut me plaire, mais ça ne me touche pas autant. Aujourd’hui, la plupart des écrivains ont intégré le fait qu’on leur demande de faire le supplément d’un magazine féminin. Houellebecq, c’est ça : il fait le supplément jacuzzi de Marie-Claire, puis le supplément échangisme, le supplément camps de nudistes... Il a un humour que je trouve dégueulasse, ce petit humour de beauf qui plaît à un moment donné, qui devient le summum de la dérision subtile... Qu’autant de gens se soient laissé mystifier, ça me paraît énorme. Dans ma classe de terminale C, la moitié des élèves était comme Houellebecq : des beaufs matheux flippés, frustrés, haïssant toute personne qui s’amusait, vivait bien, parlait d’amour...

« Chez moi, on mangeait de la polémique politique
à table tous les jours.
Réfléchir sur le monde,
ça faisait partie des tâches domestiques »

- Houellebecq se fait quand même l’écho d’un malaise très répandu. Lui aussi, il décrit la marchandisation de l’être humain.

Y. P. : Oui, mais ça ne suffit pas. C’est un matériau extraordinaire, d’accord, mais où est le bouquin ? Je ne veux pas qu’un auteur me donne des briques, je veux qu’il me donne une maison. Il faut qu’il y ait une transvaluation, d’une manière ou d’une autre. Là, il n’y a rien, qu’une complaisance névrotique. La science, le sexe et Dieu : c’est vraiment la tarte à la crème de la connerie ! C’est aussi la recette du New Age. Et le New Age, c’est le fascisme du XXIe siècle.

- Vous ne vous considérez donc pas comme un écrivain engagé...

Y. P. : Je suis d’une famille qui a toujours été politisée à l’extrême gauche, mais jamais d’une façon militante. C’est un esprit critique qui était à table avec mes parents, voilà. On mangeait de la polémique politique à table tous les jours. Réfléchir sur le monde, ça faisait partie des tâches domestiques. Je suis fidèle à cela, puisque ça n’a jamais été accompagné d’un engagement malsain ou aliénant dont j’aurais à me déprendre ou à me repentir. C’est même l’idée du livre : il s’ouvre sur cette énumération de petits métiers improbables qui prend trois pages, et je précise que « la liste des signataires tient lieu de mot d’ordre ». Voilà : je ne sais pas ce qu’il faut dire, et je ne le dirais pas en termes politiques, même si parfois je suis convaincu par certaines choses que j’entends, par certains écrits. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a des millions de précaires, de chômeurs et d’intérimaires.

- Et vous ne réfléchissez pas aux solutions ?

Y. P. : Le danger à éviter, c’est le misérabilisme qui conduit à tenir exactement le discours que veut la classe dominante : hors de l’organisation du travail, hors de la sphère de l’entreprise, point de vie, point de conscience... Bien sûr, on a tous besoin de fric. Mais en même temps, je ne suis pas nostalgique des anciennes formes de travail. Prenez le récit sur le toxico qui cueille des olives au Portugal avec le Patriarche : il s’agit de sevrer des gens de la drogue en leur apprenant à travailler gratuitement - même pas gratuitement : les parents paient, 3 ou 4000 balles par mois ! Payer pour travailler : c’est-à-dire que le boulot devient la dope de substitution. C’est plus ancré qu’on ne le croit. Prenez Daniel Mermet [producteur et animateur de l’émission Là-bas si j’y suis, du lundi au vendredi à 17 heures sur France-Inter, ndlr], qui clame que cela fait beaucoup de bien à ses journalistes de travailler un an gratuitement, que s’ils ne sont même pas capables de faire ça, ce sont des médiocres... Bien sûr, dans ce cas, il s’agit d’un travail qui a un sens, mais il ne se rend pas compte que c’est un discours que même les grands patrons n’osent pas tenir en public. En même temps, je l’aime bien, Mermet ; Là-bas si j’y suis, c’est une émission qui m’a ouvert aux choses. Mais il a de sacrées contradictions.

« Au supermarché, le consommateur
joue le rôle du contremaître :
c’est lui qui produit la cadence de la caissière.
Ensuite, il paie, puis il range ses affaires :
à ce moment, il devient employé.
Et il est victime de la cadence
qu’il a lui-même créée trois minutes avant !
Pour moi, c’est ça, le monde moderne »

Il y a un malentendu commercial autour de l’accueil fait à mon livre : pour résumer, c’est L’Horreur économique, les exclus, tout ça... Mais dire « les exclus », c’est prendre ses désirs pour des réalités. On a l’intégration pour les immigrés, et l’inclusion pour les dégraissés sociaux. Pourquoi ? On est déjà dans la communauté humaine, pourquoi devrait-on s’inclure une seconde fois ? On est dedans, on est tous dedans. On doit tous trouver le moyen de vivre ensemble, et on doit tous trouver le moyen de survivre le mieux possible. C’est le boulot de tout le monde.

Les discours qui présentent un monde divisé entre chômeurs et population active, entre consommateurs et producteurs, les visions séparées du monde, sont absolument mensongers. L’interface consommateur/producteur est quasi permanent. Il n’y a pas de consommateur pur, et il n’y a pas de producteur pur, pas plus qu’il n’y a de chômeur pur. On passe par toutes ces figures, plusieurs fois par jour. Prenez une caisse de supermarché. Une queue se forme. Le consommateur qui fait la queue est pressé. C’est donc lui qui produit la cadence de l’employé. Plus besoin de contremaître : c’est le consommateur qui joue le rôle du contremaître, en assurant un flux permanent d’achats sur le tapis roulant. Ensuite, il paie, puis il range ses affaires : à ce moment, le consommateur est devenu employé. Et il est victime de la cadence qu’il a lui-même créée trois minutes avant ! Pour moi, c’est ça, le monde moderne. On passe sans cesse d’une position à l’autre. C’est cela que j’ai essayé de montrer à travers mes personnages. On pense que cette fille est une vacancière : non, elle est caissière dans un supermarché... On pense que celle-là est paysanne : non, en fait elle est ouvrière... J’ai essayé de reproduire le jeu de rôle dans lequel on vit.

Je trouve pitoyable que le seul retour de pensée critique auquel on assiste aujourd’hui, ce soit cet espèce de néotrotskisme caritatif. Que l’on soit revenus à ce lyrisme ouvriériste, c’est désespérant. On croit qu’on retrouve le réel, mais on ne se rend pas compte qu’on est en décalage total. On renoue simplement avec la nostalgie d’une époque où il y avait la classe ouvrière, les bourgeois... Les choses étaient simples, pépères. Ou du moins elles paraissaient simples. Elles étaient déjà beaucoup moins simples que ça à cette époque, mais aujourd’hui, en tout cas, on ne peut plus dire ça. Le nouveau prolétariat, ce sont les précaires.

« Le salariat est en train de s’abolir de lui-même.
Il n’y a plus aujourd’hui de possibilité réelle
de comptabiliser, d’individualiser un salaire
d’une façon non arbitraire.
Le savoir, la formation, toute l’ingénierie accumulée,
tout ça, c’est à nous tous »

Je me sens proche des gens [en France, le CARGO : Collectif d’agitation pour un revenu garanti optimal, 21 ter, rue Voltaire, 75011 Paris, lié à AC !, ndlr] qui revendiquent 10 000 francs par mois à tout le monde. Tout en sachant que c’est une position tactique, militante, pour faire bouger les choses, pour faire réfléchir. L’argument, c’est que le salariat est en train de s’abolir de lui-même. Il n’y a plus de possibilité réelle de comptabiliser, d’individualiser un salaire d’une façon non arbitraire. Le savoir, la formation, toute l’ingénierie accumulée, tout ça, c’est à nous tous. Ne serait-ce que le langage : la possibilité même que nous parlions, cela fait déjà à peu près la moitié du travail. Les autonomes italiens, et notamment Paolo Virno - que j’ai rencontré à Rome pendant mon séjour à la Villa Médicis, et à qui j’ai dédié le livre -, sont allés dénicher une idée de Marx : le « general intellect ».

En substance, Marx disait : il arrivera un jour où la sophistication technologique sera telle, que les neuf dixièmes de la production seront le fait non pas des gens, mais de l’intelligence technologique, du niveau de formation. Tout le monde aura alors une vision claire du fait que la production est collective. Ils ont sauté là-dessus. Pour eux, aujourd’hui, avec le travail qui devient de plus en plus immatériel, on est arrivé au « general intellect ».

De toute façon, on n’a jamais payé le travail aux gens. On les paie exactement de façon à ce qu’ils aient de quoi manger, se vêtir et dormir, c’est-à-dire de quoi renouveler la force de travail. On donne le minimum pour que la viande continue à bosser. Bien sûr, la technicité a évolué. La dactylo, il faut lui fournir, en plus, de quoi se payer du maquillage pour être séduisante au travail, et peut-être un petit antidépresseur. Mais je ne pense pas que ça ait changé fondamentalement.

- Qu’est-ce qui a changé, alors ?

Y. P. : D’abord, je n’aime pas le progressisme. Cela suggère que l’on a fait table rase des formes de travail du passé, alors que les anciennes formes subsistent, et coexistent avec les nouvelles. Dans son Histoire de la folie, Michel Foucault dit que, dans la folie moderne, tous les autres stades de la folie sont resédimentés : eh bien, c’est exactement la même chose. Aujourd’hui, des parties entières du monde sont revenues au troc, alors qu’elles étaient passées entre-temps à des stades ultérieurs. La moitié de la Russie vit du troc ! Tandis que d’autres dans le pays ont des stock-options... C’est ça, la folie du monde moderne. On arrive à faire coexister les cyberpunks, des retours à l’esclavage antique, et même des délires primitivistes, comme ceux des squatters végétariens qui font la route, qui ne se lavent plus les cheveux... Des régressions, des formes d’organisations hyper modernes... et tout cela en même temps. D’où une énorme confusion.

« Ce que l’on demande aux salariés,
c’est de donner leur personne.
Mais ma personne,
elle ne vaut pas 5000 francs ! »

Mais ce qui change de façon déterminante, il me semble, c’est que, de plus en plus, ce sont toutes les dimensions de l’être qui sont au travail, même pour les tâches les plus ringardes. Les méthodes d’organisation de la production sont passées de la coercition à la motivation. On demande aux employés d’investir tout leur être, par ces trucs un peu New Age de formation, ce mélange de sciences humaines, de psychologie de cuisine, d’orientalisme, de connaissance de soi... La sophistication des processus de contrôle est inouïe. Une amie me racontait les stages d’excellence organisés par sa boîte : les gens sont ravis de vider leur sac dans les entretiens individuels. Lors des week-ends de formation, tout le monde était content, sauf elle, parce qu’on faisait des jeux... Il faut dire que le capitalisme a détruit énormément de modes de sociabilité. Ces modes de sociabilité n’avaient rien d’idéal ; mais on les a empêchés de se renouveler.

On est entré dans une logique de contrôle psychologique, qui est la chose la plus totalitaire du monde. Ce qui m’effraie le plus chez Jörg Haider, c’est d’apprendre que, tous les ans, il se rend sur la Côte Est des Etats-Unis pour suivre un séminaire de préprogrammation neurolinguistique, la PNL, une méthode de formation et de connaissance de soi. Et la meilleure entreprise de formation et d’aliénation mondiale, c’est la scientologie. On veut combattre les sectes, très bien, mais on ne veut pas voir que c’est la même logique qui est à l’œuvre dans le monde de l’entreprise. Sans compter que le contrôle des esprits, on le subit deux fois : en tant que client et en tant que salarié.

Ce que l’on demande donc aux salariés, c’est de donner leur personne. Mais ma personne, elle ne vaut pas 5000 francs ! Peut-on ainsi me donner une valeur marchande, me coller une étiquette ? L’humiliation est donc beaucoup plus grande. Et le salaire avoue tout son arbitraire. Il n’est plus un mode de redistribution adapté. Il l’est d’autant moins que maintenant, il condamne les gens dans leur être, il les condamne psychologiquement, il les détruit, les déjuge. Il les met dans l’indignité.

« Les dauphins ont une particularité :
s’ils rêvent, ils oublient de respirer, et ils meurent.
L’économie nous met dans la situation du dauphin.
Si tu te laisses aller à rêver,
tu es privé de ton “oxygène en liquide”,
et tu meurs »

- C’est un peu le sujet de la nouvelle sur les dauphins qui ne rêvent pas...

Y. P. : La « formation du dauphin », c’est une méthode qui s’est vendue à deux millions d’exemplaires au Canada. Ne soyez pas carpe, ne soyez pas requin, soyez dauphin, le dauphin s’aide de la vitesse des vagues pour progresser... Rien que des métaphores merdeuses. Et ça marche ! Or, les dauphins ont une particularité : s’ils rêvent, ils oublient de respirer, et ils meurent. Ils n’ont donc pas droit au sommeil paradoxal, que tous les humains connaissent. Le sommeil paradoxal, c’est cette phase du sommeil où nous avons une part indubitable d’activité cérébrale, mais aussi physique - alors que le reste de la nuit, on est comme mort. C’est le moment où ça s’agite, où on rêve, où on pense, où tout le monde est créatif, se raconte des histoires, se fait des films. Une sorte de communisme primitif, un état où tout le monde est à égalité.

L’économie nous met dans la situation du dauphin : on te pique tes rêves, on te donne 5000 balles. Si tu te laisses aller à rêver, tu es privé de ton « oxygène en liquide », et tu meurs. Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la captation par la sphère économique de l’équivalent diurne du sommeil paradoxal, c’est-à-dire de la part de notre activité qui s’inscrit dans une économie non marchande. Car nous vivons les neuf dixièmes du temps dans une économie non marchande. Et on TRAVAILLE, nom de Dieu ! Ce qui fait vivre une nation, c’est que tout le monde descende ses poubelles, que tout le monde fasse des enfants... C’est cette part de travail qui n’appartient à personne, ni aux entreprises, ni à l’Etat, ni même aux associations. La sphère économique marchande voudrait aspirer tous les champs des activités libres pour faire du fric. Elle essaie de capter jusqu’au code génétique, jusqu’au langage... Je ne suis pas fasciné par Internet, mais la possibilité qu’il représente de développer une économie non marchande m’intéresse beaucoup.

« Les mots, c’est du réel ;
c’est la profondeur du réel »

Qu’on arrête de nous faire croire que, quand on ne travaille pas dans une entreprise, on se déréalise, on est une larve couchée par terre. C’est là qu’on nous ment profondément. On travaille tous à travers toutes ces minuscules activités, même les plus stupides, qui font que je vais faire ça, par exemple [il déplace un verre]... C’est ça, la vie.

- L’autre jour, chez Gérard Lefort, sur France-Inter, vous disiez un truc intéressant : que, pour vous, le réel ne s’arrêtait pas à la table, au verre..., mais que le langage en faisait partie intégrante.

Y. P. : Oui, bien sûr, sinon je n’écrirais pas de livres, d’ailleurs... Le langage a même un avantage sur les objets. Une table n’est pas porteuse de la mémoire de la table. Tandis que le mot « table »... Un mot a toutes sortes de dimensions, étymologiques, poétiques. Il porte une mémoire, il porte des potentialités. Les mots, c’est du réel ; c’est la profondeur du réel. Le fait d’opposer la théorie et la pratique, la parlote et l’action, la parole et l’action musculaire, spectaculaire, c’est la continuation de la divergence de l’âme et du corps, c’est l’équivalent laïc de la métaphysique. Cela relève d’un énorme terrorisme. Pour le coup, c’est une aliénation qui a vraiment marché. Elle a fait d’énormes dégâts, dans la politique, dans les couples... Alors que les linguistes parlent bien d’« actes » de langage ! Comme disaient les situationnistes : « Assez d’actes, des paroles ! »

Propos recueillis par
Mona Chollet et Thomas Lemahieu
Images empruntées (ils ne demandent pas mieux : faites tourner !) aux Iconotracts réalisés par Cyber Trash Critic / CARGO (Collectif d’Agitation pour un Revenu Garanti Optimal) / CRSSA (Comité pour le Réveil de la Sorbonne Sous Amphétamines) / Les Fugitifs

Yves Pagès, Petites natures mortes au travail, éditions Verticales, 123 pages, 85 francs.

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Périphéries, avril 2000
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