Périphéries

Tombeau de la fiction, de Christian Salmon

Le sixième continent

« Aujourd’hui, la littérature est soumise à une violence sans précédent dans son histoire. La censure a changé. De formes. D’agents. De mobiles. Elle s’est privatisée, elle s’est détachée de l’Etat pour se diffuser dans la société, devenir un état d’esprit. Elle ne frappe plus seulement les livres, elle vise directement les auteurs », écrit Christian Salmon dans les premières pages de Tombeau de la fiction. Pour répondre à cette situation nouvelle, un organisme de résistance s’est créé, qui lui aussi est fragmenté, diffus, qui relie entre eux des îlots minuscules, indépendamment des Etats et des frontières. Il s’agit du Parlement international des écrivains, créé en 1993 et présidé d’abord par Salman Rushdie, puis par Wole Soyinka. Christian Salmon en est le secrétaire général. Le Parlement vient en aide aux auteurs menacés à travers le monde, à travers son réseau de « villes-refuges » qui, en Europe et en Amérique latine, accueille des écrivains en résidence et leur donne ainsi les moyens, au prix de l’exil, de continuer à créer dans une relative quiétude.

« La vieille haine de l’art
qui hante ce siècle »

« La fiction menace le monde. Et le monde s’efforce de la conjurer. » Cet essai s’attache à cerner la nature de cette menace ; c’est-à-dire, par conséquent, la nature profonde de la fiction. Et la démonstration est très impressionnante. Pour point de départ, Salmon prend l’affaire Rushdie, qu’il resitue dans un contexte, dans une continuité : celle de « la vieille haine de l’art qui hante ce siècle ». Dans la droite ligne du procès de Madame Bovary, de Gustave Flaubert, accusé d’encourager l’adultère ; des attaques contre Gogol et ses Ames mortes, contre Lolita, de Vladimir Nabokov, ou encore contre Ulysse de James Joyce. Avant de revenir à l’époque contemporaine, aux attaques contre les artistes en Algérie, en Egypte, au Bangladesh, en Iran... « Les persécutions meurtrières d’écrivains et d’intellectuels ne constituent pas de simples violations des droits individuels, d’opinion ou d’expression. Elles visent ce qui, dans la fiction, ébauche d’autres mondes, d’autres formes de vie, d’autres types de relation entre les hommes. » Et l’on se demande alors si, avant de le lire, on avait pris la juste mesure, en dix ans, de ce que signifiait vraiment la fatwa lancée par l’ayatollah Khomeiny. Si on ne l’avait pas considérée, à tort et un peu inconsciemment, comme un accident, une péripétie, même dramatique pour celui qui en était la victime.

En quoi l’art menace-t-il exactement ceux qui règnent ou veulent régner par l’oppression ? Salmon cite l’écrivain yougoslave Danilo Kiš : « Le nationalisme, c’est l’idéologie de la banalité. Une idéologie totalitaire. » Mais aussi Hermann Broch, qui écrivait en 1934 : « Entre l’homme et l’homme, entre le groupe humain et le groupe humain règne le mutisme et c’est le mutisme du meurtre... » D’où la nécessité, pour préparer les pires massacres, les pires nuits de l’humanité, d’amputer d’abord le langage (par là commence la « purification ethnique »), de réduire au silence ceux qui défendent la diversité, la prolifération des univers et des interprétations, et savent comment rompre le mutisme.

Le roman, une réflexion sur
la frontière entre rêve et réalité

Christian Salmon met en évidence ce qui caractérise le roman : son jeu perpétuel avec la frontière entre réalité et fiction. Il fait remarquer que les grands héros de romans, Don Quichotte, madame Bovary, sont souvent eux-mêmes, fondamentalement, des êtres qui ont du mal à faire la part entre les deux. « Toute l’histoire du roman n’est qu’une longue réflexion sur les limites de l’illusion romanesque et, ce faisant, sur la frontière mouvante qui sépare le réel et la fiction. Le roman s’enchante des multiples passages de l’un à l’autre, des courts-circuits incessants entre la vie et le rêve. Loin d’effacer la frontière qui les sépare, l’art du roman consiste au contraire à souligner cette différence, à la rendre perceptible, presque palpable parfois, comme chez Kafka. L’illusion romanesque n’est rien d’autre que l’illusion donnée par le roman d’une communication constante, intime, immédiate entre le réel et le fictif, entre le rêve et la vie. »

Ce jeu, certes dangereux, est ce qui rend le roman passionnant ; ce qui fait sa force, mais aussi sa fragilité, lorsque manque « l’éthique du discernement », lorsque les censeurs partagent l’aveuglement d’un Don Quichotte, et prennent, eux aussi, un roman au pied de la lettre, le transposant brutalement dans la réalité : « Lorsqu’on assimile l’auteur à ses personnages, on fait sauter les verrous qui protègent l’espace de la fiction. On sait que l’œuvre de fiction n’est pas le simple produit de la volonté de l’auteur, qui y déposerait significations et prédicats, mais un processus complexe où l’écrivain paradoxalement s’absente et s’efface. Le roman n’a que faire des opinions, des croyances (des hérésies, même) de son auteur ; il ne relève pas de l’expression de soi, mais signifie au contraire la défaite de toute expressivité. »

Une scène de théâtre
à l’échelle d’un cerveau

Le roman, on l’avait oublié, ou jamais vraiment su, est un genre jeune et peu codifié. L’auteur cite l’émerveillement de Diderot notant ses impressions après avoir lu pour la première fois un roman, signé de l’Anglais Richardson, et tente de nous faire imaginer ce que pouvaient ressentir les lecteurs de l’époque lorsqu’ils découvraient « cette scène de théâtre à l’échelle d’un cerveau qu’on pouvait transporter partout avec soi et qui traitait de tout sans pudeur et sans frein, et avec la licence qu’autorisait la relation singulière et confidentielle de l’auteur avec un lecteur solitaire. »

Genre fragile et précaire, le roman est aussi marqué par le « destin sans salut » qui caractérise ses héros, par leur « faiblesse constitutive ». Quant à ses auteurs, leur lot commun semble être la folie, l’échec, la maladie : « Pendant que la légende chante la désarmante facilité d’un Picasso, la précocité d’un Mozart, la fécondité d’un Beethoven, le romancier s’acharne, nous dit-on, comme Kafka : “Son propre os frontal lui barre le chemin, il se met le front en sang en le cognant contre son propre front.” »

Tolstoï à lui-même, dans son journal :
« Tais-toi, tais-toi et tais-toi. »

Le romancier crée dans un doute perpétuel, semble prêt à chaque instant à tout abandonner, à renoncer, à rebrousser chemin, à prendre ses jambes à son cou : « La fiction est l’objet d’un constant déni », même de la part de ceux qui s’y consacrent. Salmon cite Tolstoï s’intimant à lui-même, dans son journal : « Tais-toi, tais-toi et tais-toi. » Il exhume aussi une stupéfiante lettre d’Albert Einstein à l’écrivain Hermann Broch : « Je suis fasciné par votre roman et je me défends de lui constamment. Ce livre me montre clairement le danger devant lequel j’ai fui lorsque je me suis donné corps et âme à la science. J’en avais eu conscience bien que moins clairement ; de la fuite du Moi et du Nous dans l’Impersonnel. »

« Le roman abrite le mystère de la connaissance », écrit Salmon, et les romanciers sont les « gardiens du mystère », habités en permanence par la tentation de la fuite. La honte est leur lot commun, dans ces régions hasardeuses, mouvantes et incertaines de l’esprit humain. C’est Witold Gombrowicz notant : « Tout art frôle la défaite, le ridicule, l’humiliation. »

La création littéraire :
une défaite de la volonté

Batailler contre la fiction, pour un écrivain, tenter d’échapper à son emprise, c’est batailler contre lui-même, contre une force qui le dépasse. L’œuvre, remarque Salmon, est toujours incertaine, fragile ; il s’agit de l’arracher à la virtualité, mais pas au prix d’un effort acharné : paradoxalement, elle naît plutôt d’une faille, d’un abaissement de la garde de l’auteur, d’une défaite de sa volonté. La volonté est impuissante : « Je ne suis pas capable d’écrire hors de ma propre présence, écrit Gogol, et je dois m’attendre. » Salmon nomme cet état qui caractérise l’écrivain une « exténuante disponibilité ». Et affirme que les grandes œuvres sont toujours des œuvres « généreuses » : « Le moi de l’auteur s’y dilate au point de s’effacer ; à travers lui, comme par transparence, toute l’humanité s’anime. Cette dilatation, cette expansion du moi, c’est ce qui permet à l’auteur de s’ouvrir, de s’offrir, de devenir l’expérience même. Voilà pourquoi tant de vies d’écrivains, celles de Gogol, de Kafka, de Proust, semblent se consumer dans l’échec et la souffrance. Et pourtant, contrairement à ce que prétend la légende, ce ne sont pas des vies gâchées, ce sont des vies expérimentales... »

Ce livre dessine une cartographie précise et cohérente des enjeux d’une bataille qu’on ne percevait que confusément. Il trace les contours d’un sixième continent, la fiction, que l’on voit soudain émerger avec une netteté saisissante. Il aide à se positionner, à prendre conscience de ce que l’on a envie de défendre. Il constitue un appel érudit et limpide en faveur de ce qu’Edward Saïd, dans le recueil collectif Pour Rushdie, a appelé « l’Intifada de l’imagination ».

Mona Chollet

Christian Salmon, Tombeau de la fiction, Denoël, 204 pages, 120 francs.

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Fiction
Périphéries, décembre 1999
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