Périphéries

Littérature suisse

Entre introspection et subversion

« Nous sommes lents, c’est vrai,
mais nous avons la lenteur pour nous,
nous pouvons du moins l’avoir pour nous,
parce que la lenteur est poids, que la lenteur est gravité,
qu’elle est une communication avec le centre d’attraction du globe,
qu’il s’agit seulement de percevoir sa cause,
et de ne pas la fuir alors et de ne pas feindre la légèreté.
 »
Charles-Ferdinand Ramuz, Paris, notes d’un Vaudois

En Suisse, la vie est comme étouffée, suspendue ; elle est une vague rumeur du dehors. Rien ne vient troubler le face-à-face de l’individu avec lui-même. Dans ce vaste monastère ou couvent à ciel ouvert, où l’ordre se doit de régner, certains deviennent fous. C’est Fritz Zorn, le grand bourgeois suisse-allemand si bien éduqué qu’il est passé à côté de la vie, rédigeant avant de mourir un brûlot saisissant où il hurle sa souffrance dans un brusque éveil à la lucidité. C’est Grisélidis Réal, écrivaine et prostituée, pourfendeuse de la morale sexuelle calviniste, tornade de vitalité et fouteuse de merde patentée, racontant son quotidien dans le quartier chaud de Genève. D’autres, encore, s’abandonnent à l’introspection, à la contemplation. Ils louvoient avec les injonctions à adopter un profil bas, comme Alice Rivaz, la romancière ultrasensible, qui sature de sens les vies les plus humbles, jusqu’à faire toucher au lecteur la trame de l’existence. Ou comme Robert Walser, l’amoureux de la poussière des chemins, qui trace l’air de rien les contours d’une philosophie hédoniste, rêveuse et rebelle.

Imaginez un pays-cocon, resté toujours à l’abri de tout, où le fracas du monde ne parvient qu’étouffé, comme quand vous tirez la couette par-dessus votre tête dans votre lit ; où la violence ne pénètre jamais vraiment dans la conscience des habitants, parce qu’elle reste trop lointaine, trop abstraite. Dans ce pays, les contraintes extérieures qui pèsent sur l’homme et qui peuvent bouleverser son destin ou seulement influer sur lui, comme la guerre, les difficultés économiques, la compétition sociale, sont sans doute aussi réduites qu’elles peuvent l’être en ce bas monde - pour le formuler autrement : c’est le pays le plus riche de la planète. L’individu peut ainsi se dilater, occuper tout l’espace, sans que rien ne s’oppose à son épanouissement, à l’exercice de ses droits, ni ne vienne perturber sa réflexion. Cette place laissée à l’homme et à l’individu, Ramuz en donne une drôle d’illustration symbolique dans Paris, notes d’un Vaudois. Il se souvient du jeune homme qu’il était, arpentant pour la première fois le boulevard Saint-Germain, fraîchement débarqué de Lausanne, un jour du début du siècle :

« Entre les marronniers et lui, il y a toute une circulation d’êtres humains, mais qui est parfaitement silencieuse, parce que toutes les espèces de bruits qu’ils font ou pourraient faire sont submergés et engloutis par la rumeur de la chaussée. Je voyais qu’à Paris les hommes pensent bien, mais on ne les entend pas exprimer leur pensée ; on ne s’entend pas penser soi-même. Tout en poursuivant mon chemin, je me rappelais les petites rues de la ville d’où je venais, avec leurs gros pavés sonores : là, le bruit qui se fait, c’est l’homme seul qui le fait : sa voix, ses semelles, son rire ; le bruit qui se fait, c’est l’homme qui s’exprime et par toutes les façons qu’il a de s’exprimer ; ici, c’étaient les choses, les voitures, les camions, les omnibus, les tramways ; ils vous empêchaient non seulement de vous faire entendre, mais même de vous entendre. »

En apesanteur

La Suisse est ce pays où l’on s’entend penser, ce qui peut être aussi satisfaisant qu’angoissant ; ce pays où rien ne vous menace ou ne vous contrarie. Au détour de son spectacle Djurdjurassic Bled, le comique algérien Fellag a parfaitement décrit cette atmosphère de magasin de porcelaine. Il mime un Suisse qui rencontre un obstacle sur son chemin : le Suisse s’arrête, passe un coup de fil et attend l’arrivée de la brigade d’intervention qui déplacera l’obstacle, lui permettant de poursuivre tranquillement sa route... Fritz Zorn, dans Mars, raconte que dans sa famille, à Zurich, dans les années soixante, tous les sujets dont le rapprochement risquait de faire sens étaient systématiquement décrétés « pas comparables ». Un exemple : « Ce n’était pas parce que le fascisme de Hitler était mal qu’il fallait, loin de là, en déduire que le fascisme de Franco était mal aussi, car ces deux choses, eh bien, elles n’étaient “pas du tout comparables. » Zorn résume la vision du monde qui en découle, et qui correspond parfaitement à la sensation d’apesanteur que l’on éprouve physiquement en Suisse :

« Il n’y avait pas de conflits, il ne pouvait même pas y en avoir, car les choses du monde glissaient en se croisant sans la moindre friction, dans un système d’où étaient complètement exclus tous les rapports. »

Dans ces conditions, les œuvres peuvent naître d’une fuite vers le vaste monde et la vraie vie, comme celles de Nicolas Bouvier, d’Ella Maillart et de Blaise Cendrars, représentants les plus illustres de la littérature suisse du voyage. Elles peuvent naître encore, comme celles de Fritz Zorn et de Grisélidis Réal - le grand bourgeois « éduqué à mort » et la prostituée révolutionnaire - d’une révolte contre cette ambiance mortifère, d’une célébration de la vie et d’une affirmation du désordre comme infiniment préférable. Elles peuvent naître enfin de l’attention aux choses et aux plus infimes rouages de l’âme humaine que permettent ce silence, cette immobilité, cette sérénité que rien ne vient jamais troubler. De là le vertige que procurent des écrivains-orfèvres, fluides et vrais comme Ramuz, Robert Walser ou Alice Rivaz. Tous trois donnent l’impression d’avoir devant eux un temps infini, ce temps « pur » tel que le définit Alice Rivaz lorsqu’elle écrit de Christine, dans Jette ton pain :

« Elle se sait incapable de connaître autrement qu’à travers l’amour, les rêves, les joies données par la musique, ce Temps pur (non mesurable par les horloges si bien réglées de son pays), dimension intérieure des saints, des poètes, de tous ceux qui leur ressemblent et se taisent, les humbles parmi les humbles. »

Ce sentiment d’une échappée, d’une bulle, d’une respiration, contamine le lecteur. Délivré de l’urgence, on retrouve les chemins de traverse, le face-à-face avec soi-même, on s’installe dans un autre rythme. Ramuz imprime à son écriture un mouvement de flux et de reflux, la pétrit comme un boulanger sa pâte ; Walser vagabonde par monts et par vaux et s’enfonce dans des rêveries contemplatives et exaltées. Et l’héroïne d’Alice Rivaz, romancière comme elle, cherche la porte de l’éternité dans les délices de l’écriture, recluse dans son petit appartement silencieux - comme une métaphore de la Suisse :

« ... Ayant ainsi coupé le fil conducteur qui la relie à ses amis et connaissances, elle va transformer miraculeusement son appartement de citadine et de civilisée, encastré dans un immeuble moderne surpeuplé, en un poste avancé, un lieu abstrait, un laboratoire, une banquise perdue dans des espaces interstellaires, une sorte de cabine vitrée d’où elle domine tout le paysage de sa vie, qu’elle peut dès lors considérer dans l’espace et le temps et de tous les côtés à la fois, en longueur et en largeur, en hauteur et en profondeur, dans toutes ses implications et ses prolongements. »

On peut filer la métaphore : « C’est une chance que son appartement soit si petit. Son regard, au lieu de se perdre, ne rencontre à proximité que des murs, des fenêtres aux rideaux tirés, comme si elle devait se cacher pour accomplir une besogne secrète, coupable, et un peu ridicule. » Christine se sent « bel et bien protégée, (...) mijotant dans son jus » ; elle pense à ses amis, dit-elle, « comme à des habitants d’une autre planète ».

Fritz Zorn, le pantin aliéné

La réclusion, Fritz Zorn, né sur la « Rive dorée » du lac de Zurich, cherchait plutôt à la fuir. Il en est mort, à la fin des années soixante-dix, à l’âge de 32 ans, emporté par un cancer de la gorge qu’il attribuait à toutes les larmes ravalées au cours de sa vie. Il avait été un enfant si « bien élevé » qu’il s’était révélé incapable de toute rencontre véritable, de tout partage, de tout amour. Son éducation bourgeoise l’avait castré aussi sûrement qu’une camisole chimique. « Lorsque j’ai dit de moi que j’avais des “difficultés d’amour”, écrit-il, l’expression était à peu près aussi juste que si j’avais dit de quelqu’un qu’il avait des “difficultés de forme” après être passé sous un rouleau compresseur. » Dans Mars, il se retourne sur son milieu d’origine avec un humour ravageur et ravagé :

« J’ai grandi dans un monde si parfaitement harmonieux que le plus fieffé des harmonistes en frémirait d’horreur. L’atmosphère chez mes parents était prohibitivement harmonieuse. Nous ne pouvions pas nous disputer. J’entends par là que nous ne savions pas comment on s’y prenait pour se disputer ; tout comme quelqu’un peut ne pas savoir comment on joue de la trompette ou comment on prépare la mayonnaise. Nous ne possédions pas la technique de la dispute et c’est pourquoi nous nous en abstenions, comme un non-trompettiste ne donne pas de concerts de trompette. Ici l’on objectera aussitôt que l’harmonie totale est du domaine de l’impossible, qu’il ne peut y avoir de lumière que là où il y a aussi de l’ombre, et que ça ne doit pas aller trop bien pour la lumière si elle ne sait pas que l’ombre existe. Et je suis d’accord avec cette objection. »

Zorn décrit la vie dans cette maison où règne un ennui mortel, où chacun refoule ses sentiments et ses ressentiments, ses désirs et ses opinions propres, jusqu’à n’en avoir même plus conscience, pour préserver à tout prix cette illusion d’harmonie. Il raconte son père, pourtant cultivé et talentueux, employant tout son temps libre au jeu de cartes solitaire le plus ennuyeux qui soit ; sa mère au téléphone, chaque dimanche soir, répétant à de vagues parents : « Nous sommes bien tranquilles ! » Il vomit : « Tranquille - quel mot abominable ! » Il relève : « Quand les filles à marier de ma famille de jadis et de son entourage avaient trouvé leur futur époux et qu’on demandait comment était donc l’heureux élu, chez mes parents on disait toujours : Oh, il est très sympathique ; il est très calme. » Tandis qu’il écrit, dans son appartement zurichois, il entend les voisins rabrouer par la fenêtre les enfants qui jouent dans la rue : « En Suisse, tout doit toujours être calme, et on dit : Du calme ! Du calme ! comme si on disait impérativement : La mort ! La mort ! »

« Zorn », qui signifie « colère », est un pseudonyme. Le vrai nom de Zorn était Fritz « Angst », ce qui signifie « peur ». Et c’est en effet la peur, peur de la relation, de la violence des sentiments, du conflit, du corps, du désordre, qui gouverne le comportement de cette famille - la peur de la vie :

« Bienveillante était notre attitude à l’égard de la vie, très bienveillante même ; nous la considérions avec bienveillance, cette bienveillance qu’on témoigne à un rhinocéros ou à une girafe dans un zoo. De fait, il suffit de dire que nous considérions la vie ; simplement, être dans la vie, cela, nous ne le voulions pas. »

Cette remarque peut valoir pour le peuple suisse tout entier. L’écrivain alémanique Adolf Muschg a été le premier à prendre connaissance du manuscrit de Mars, remis par un intermédiaire. Il écrivit à l’auteur que « rarement il avait éprouvé à ce point le sentiment d’avoir lu un manuscrit nécessaire », et qu’avec ce sentiment il lui était difficile de préserver « ne fût-ce qu’un semblant d’objectivité critique ». Il le transmit à un éditeur, et Zorn, à l’époque déjà gravement malade, n’eut l’assurance qu’il allait être publié que la veille de sa mort.

Pour le lecteur occidental en général et suisse en particulier, la lecture de Mars ne peut qu’être un choc épouvantable, un ébranlement complet, un réveil de tous les démons. Ce texte le concerne directement, l’interpelle au plus profond de lui-même, et c’est pourquoi Muschg, dans sa préface, en vient tout naturellement à raconter sa propre vie. Il a grandi dans un milieu semblable à celui de Zorn, dit-il, mais il constate qu’il s’en est sorti grâce à une attitude plus dynamique, en saisissant toutes les opportunités qui s’offraient à lui d’élargir son horizon. Pourquoi Zorn est-il ainsi resté prisonnier de son éducation ? L’intéressé donne l’explication suivante : « A cent degrés, il se trouve que l’eau bout. A quatre-vingt-dix-neuf degrés elle ne bout pas encore, mais à cent degrés il se trouve qu’elle bout ; voilà la petite - ou grande - différence. »

Un champ de ruines
plutôt qu’un « sapin de Noël branlant »

Il faut le cancer pour que se produise une prise de conscience. Jusqu’à sa maladie, Zorn aura vécu comme un pantin aliéné, incapable de comprendre l’origine de ses brusques moments de tristesse. Dès lors, sa souffrance explose. Il se rend compte avec horreur de ce que l’on a fait de lui et comprend qu’il est en train d’en mourir. Il rejette de toutes ses forces ce corps étranger, voudrait l’extirper, l’arracher de lui-même. Le cancer est l’expression physique de cette guerre à mort contre le principe qui lui est hostile :

« Comme on sait, les tumeurs cancéreuses ne font pas mal par elles-mêmes ; ce qui fait mal, ce sont les organes sains en eux-mêmes, qui sont comprimés par les tumeurs cancéreuses. Je crois que la même chose s’applique à la maladie de l’âme : partout où ça fait mal, c’est moi. L’héritage de mes parents est en moi est comme une gigantesque tumeur cancéreuse ; tout ce qui en souffre, ma misère et mon tourment et mon désespoir, c’est moi. Je ne suis pas seulement comme mes parents, je suis aussi différent de mes parents : mon individualité consiste en la souffrance que j’éprouve. Ma vie est plus tragique que celle de mes parents, leur vie fut plus déprimante que la mienne : mes parents se sont détruits sans qu’il leur soit jamais venu à l’idée que, pour eux aussi, il pourrait y avoir une chance de sortir de leur résignation. »

Mars est cette tentative de séparation, de tri, une recherche désespérée de son véritable « moi », quel que soit le prix de souffrance à payer. Zorn va jusqu’à dire qu’attraper le cancer est la chose la plus intelligente qu’il ait jamais faite : « Ne vaut-il pas mieux se trouver devant un champ de ruines plutôt que devant un sapin de Noël branlant ? » Lui qui ne s’était jamais intéressé à autre chose qu’à ce que ses parents considéraient comme les « choses élevées », qui n’aimait les écrivains et les musiciens que morts, qui était de droite sans avoir jamais fait le cheminement critique qui peut amener à défendre une opinion politique, se jette sur tout ce qui pourra lui permettre de mieux comprendre sa lamentable histoire. Il cite le psychanalyste et théoricien de la libération sexuelle Wilhelm Reich, évoque Ulrike Meinhof, la pasionaria de la Fraction Armée Rouge en Allemagne, et rêve d’emprunter à un Palestinien son art des explosifs pour faire sauter le siège du Crédit suisse à Zurich, où est déposé son héritage...

L’écriture cristallise son combat contre la maladie, sa course contre la montre, sa tentative de se récupérer lui-même. « Quand on est battu, on crie » : il motive ainsi la rédaction de Mars. Saisissant par l’urgence qui s’en dégage, par son souffle, par son ironie déchirante, ce livre est vital - pour celui qui l’écrit, mais aussi pour son lecteur.

Grisélidis Réal, le sabbat des bas-fonds

A l’autre bout de la Suisse, une quinzaine d’années plus tôt, Grisélidis Réal s’enfuyait en Allemagne, avec son amant qu’elle venait de faire évader de l’asile psychiatrique, ses enfants sous le bras. Elle quittait Genève, « cette ville maudite où l’enseignement d’un prophète impuissant a desséché les esprits et les sexes, a faussé l’amour jusqu’à en faire une parodie mécanique et obscène privée de passion : ce que l’on nomme “érotisme” dans notre Europe dégénérée. A trente-deux ans, je me suis enfuie de cette ville frigide... » En Allemagne, plongée dans une misère noire, elle se prostitue, livrée à toutes les rencontres, les plus sordides mais aussi les plus lumineuses, comme celle de Rodwell, un GI’s noir qui la recueille un soir de détresse à bord de sa Cadillac, l’enveloppe soudain dans un univers de douceur et devient son amant. Elle lui a dédié (une dédicace swinguante, incantatoire, vibrante de reconnaissance et d’amour) Le Noir est une couleur, son premier livre, qui raconte les années passées dans un bordel clandestin de Munich. Arrêtée pour avoir vendu de la marijuana aux soldats américains, Grisélidis est emprisonnée, puis rapatriée en Suisse.

Quand elle repartira, ce sera à Paris, où elle est, en 1975, l’une des meneuses de la « Révolution des prostituées » : avec cinq cents autres femmes, elle occupe la chapelle Saint-Bernard, à Montparnasse. Elle rentre finalement en Suisse, où les prostituées ont un statut reconnu et mènent, comme l’écrit Jean-Luc Hennig dans sa préface à La Passe imaginaire, « la vie un peu irréelle et béate des Suisses ». A Genève, elle officie aux Pâquis, le quartier « chaud » et populaire de la ville (pâquis : « lieu où le gibier vient paître », dit lucidement le Littré), jusqu’à sa retraite. A ce quartier tant aimé, elle a dédié un beau texte court, Les Sphinx du Macadam - extrait :

« Ici, les rues ne dorment pas, nourries de musique, d’incendies, de cris. Parfois l’on marche sur du sang qui s’écaille au soleil, et la nuit ne s’éteint jamais, allumée de diamants électriques, traversée des rugissements des moteurs et du terrible hurlement des ambulances, pour s’apaiser enfin à quatre heures du matin aux chants clairs des oiseaux, quand les dernières ombres exténuées regagnent leurs tanières secrètes. »

Elle a créé dans son appartement le Centre international de documentation sur la prostitution, puis elle a fondé Aspasie, une association de défense des prostitués. Grisélidis Réal, « péripatéticienne, peintre et écrivain », est désormais une personnalité, invitée régulièrement à la radio et à la télévision, harcelée par les journalistes et les étudiants. Le Noir est une couleur a fait découvrir son style puissant, magnifique. En 1995, un séminaire lui est consacré à la faculté des Lettres de l’Université de Genève. Ses écrits rendent hommage à tous les marginaux, ses compagnons de galère : les consœurs mortes de suicide ou d’overdose, les travestis, les immigrés, ou les Tziganes, avec qui elle a partagé des jours inoubliables et fraternels en Allemagne.

Tout cela ne change rien à sa routine. La vie de Grisélidis, ce sont ses clients, turcs, suisses, arabes, espagnols, portugais, qu’elle reçoit chez elle, aux bougies, en musique. Douée d’une grande conscience professionnelle, elle se montre intraitable sur les tarifs, rembarre les ivrognes qui traînent sur son palier, sait mater les plus énervés, fait la morale à des brutes ébahies, s’émerveille de la tendresse que certains lui prodiguent. Elle râle copieusement contre les clients les plus pénibles, comme « ceux qui essaient de resquiller en restant dedans, pour tringler une deuxième fois en non-stop, en profitant de ce qu’ils n’ont pas encore vraiment débandé. Hélas, on ne peut pas les laisser faire, sinon on irait où ? » Avec un client marocain, elle discute du manque de liberté sexuelle au Maroc, du Pain nu de Mohammed Choukri qu’elle lui a prêté. A la mort d’un cinéaste turc socialiste, Yilmaz Güney, elle placarde sa photo dans la chambre et tient à la disposition de ses clients turcs des photocopies de l’article paru dans La Tribune de Genève. De temps en temps, elle sort dans le monde, mi-intimidée, mi-frondeuse, se délectant du parfum de scandale qui traîne dans son sillage, l’œil toujours pétillant, ravie de foutre un peu le bordel dans ce pays trop bien rangé.

Vin rouge et tango arabe

Tout cela, elle le raconte dans La Passe imaginaire, recueil des lettres qu’elle a adressées entre 1980 et 1991 à son ami le journaliste français Jean-Luc Hennig. Elle était un peu amoureuse de lui, il l’a encouragée à lui écrire, répondant rarement, se tenant en retrait, la laissant dévider son monologue tumultueux. Elle lui écrit dans sa cuisine, en se soûlant de tango arabe et de vin rouge. Au petit déjeuner, en buvant son thé de Chine aux fleurs de jasmin et en mangeant des tartines de beurre de cacahuète. Au buffet de la gare, « côté pègre ». Dans un local de vote, où elle a été convoquée par tirage au sort comme « jurée électorale », et où ses clients venus accomplir leur devoir civique font les innocents quand elle leur tend leur estampille. Au Palais des Nations, « recroquevillée d’effroi sur une chaise en train d’écouter un immense discours en anglais auquel je ne comprends rien, parmi de nombreux personnages officiels et solennels du monde entier ». Grisélidis en avion : « Dans l’avion ! Le Cul dans le ciel. Lundi 16 mai 1988. Oh, magnifique ! Nous survolons la planète, de grands requins de nuages nous frôlent dans des cathédrales de neige, la terre fout le camp, ivresses !! » Grisélidis en train : « De retour dans mon compartiment, je constate que les Bourgeois ne savent pas vivre. Ils n’ont rien bouffé, rien bu... Ils en sont aux mots croisés... C’est lugubre. Seules les vieilles Putes demi-alcooliques comme moi savent vraiment apprécier la vie et les voyages. »

Toujours elle commence sa lettre en décrivant le petit gueuleton qu’elle est en train de savourer, la musique qu’elle est en train d’écouter. Elle fait le bilan de la journée, exténuée, raconte en détail les clients, les tracas techniques et sanitaires du métier, appelant une chatte une chatte. La solitude perce en filigrane, mais c’est la vitalité qui prédomine, dans les points d’exclamation à la tonne, les parenthèses qui se bousculent, l’usage exubérant des italiques et des majuscules. Grisélidis fulmine, s’indigne, exulte, danse de joie, cajole, invective ou engueule. Elle témoigne de la misère sexuelle des ouvriers immigrés, mais aussi des ravages de la morale religieuse qui lui envoie tant de maris frustrés :

« On nous a matraqués pendant toute notre enfance, et notre adolescence, et ces slogans criminels nous poursuivent encore à l’âge adulte et au-delà ! : “Ne jouissez pas ! N’ayez pas d’orgasmes ! Ne sentez rien ! Bloquez-vous, crispez-vous, serrez les dents et les fesses, détestez, haïssez, soyez froids, glacés, paralysés, honteux et frustrés !” (...) Il faudrait actuellement, pour lui faire rendre gorge, enfoncer tous les clochers d’église et les minarets des mosquées, en y ajoutant encore la Tour Eiffel, la Tour de Pise et l’Obélisque de Louxor pour faire bonne mesure, dans le Cul du pape, pour réduire au silence ses préceptes meurtriers. Et foutre la vertu d’un trident monstrueux, gigantesque, chauffé au rouge dans toutes les flammes de l’enfer ! Je vous embrasse, très cher. »

A sa retraite, craignant les clients fidèles trop difficiles à raisonner, Grisélidis a déménagé dans une banlieue résidentielle, dans une HLM normalement réservée aux fonctionnaires retraités de la Ville de Genève. Rencontrée peu de temps après son installation, elle résumait, hilare : « Je suis une fonctionnaire retraitée des trottoirs de la Ville ! » A grand renfort de pétitions, les voisins avaient tenté d’empêcher sa venue. Et déjà elle luttait contre la mélancolie devant ces rues désertes et ces pelouses bien peignées, dans le silence que seules venaient troubler les rumeurs de télévision montant des appartements voisins. Elle ruminait des fantasmes de bals et de méchouis dans la cour de l’immeuble... C’était en 1995. Depuis, aux dernières nouvelles, Grisélidis était revenue aux Pâquis.

Alice Rivaz : vies minuscules, inflation de sens

Ce sont des vies bien plus sages que raconte Alice Rivaz, genevoise elle aussi, morte en 1998. Christine, l’héroïne de Jette ton pain, est surnommée la « bonne petite ». Au cours de son enfance, à Lausanne, elle montre des dons précoces pour la musique ; mais lorsqu’elle obtient enfin le piano dont elle rêve, les injonctions au calme (encore...) de la vieille voisine du dessus ne l’autorisent à s’exercer qu’à doses parcimonieuses. Elle finit par renoncer complètement à ce que ses parents appellent « les arts d’agrément », et s’installe, seule, à Genève, où elle devient employée de bureau. Dans la « Babylone helvétique », elle se ménage une existence libre et indépendante, tout en rentrant dans sa famille chaque week-end. Trois hommes passionnément aimés se succèdent en secret dans sa vie ; pour aucun d’entre eux elle ne sera « la » femme, la seule, l’élue. Un prétendant jeune, beau et patient la poursuit, mais elle le voit à peine, repousse ses avances. Et la vie passe. Le début de Jette ton pain la trouve une nuit d’insomnie, alors que sa mère, devenue veuve et venue habiter avec elle, dort dans la chambre voisine. Elle-même approche de la retraite, mais, curieusement, le lecteur la perçoit comme une femme sans âge, ou plutôt de tous les âges à la fois, transcendée par son amour inconditionnel de la vie et par sa sensibilité hors du commun.

La vie de Christine, comme celle de beaucoup d’autres héroïnes d’Alice Rivaz, est une vie « en petit ». Des événements que d’autres jugeraient négligeables suffisent à lui procurer des émotions intenses et constituent la pierre angulaire de son existence. Sa vie est un peu à une autre vie, plus flamboyante, ce que la monnaie de son pays est à la monnaie française : moins de francs recèlent plus de valeur.

Dans sa chambre, près de son lit, se trouve « ce qu’elle considère comme son trésor, sa raison d’exister, ou plus précisément d’exister encore », qu’elle « emporterait en cas d’incendie ou d’inondation » : un coffre où dorment carnets de notes et ébauches de fictions. Depuis des années, Christine économise pour pouvoir prendre sa retraite anticipée, s’enfermer chez elle, et écrire. Elle se prive de voyages, préférant la perspective d’un voyage intérieur. Cette idée l’obsède :

« ...Conviction des plus absurdes, si l’on songe que rien d’important, ni d’intéressant ne lui est arrivé qui vaille la peine d’être exprimé. Alors, pourquoi cette conviction s’est-elle gravée sur sa matière grise, à savoir que tout ce qu’elle a vécu et senti, que toutes les vies qui l’entourent, aussi banales et privées d’intérêt apparent que la sienne, importent pour elle au point de la ronger depuis vingt-cinq ans du désir de les décrire. Peut-être pense-t-elle que dans leur banalité, leur prosaïsme quotidien, résident une certaine grandeur, un pathétique caché, une poésie à découvrir. Et n’est-ce pas en raison de cette conviction absurde, folle, que toutes les pauvres vies comme la sienne ont un sens qui doit être découvert et dit, que depuis si longtemps elle espère écrire un roman, des romans, et cela en dépit de l’existence de milliers de romans déjà écrits par d’autres et qui contiennent à peu près tout ce qu’elle voudrait mettre dans les siens (...). Une fois de plus tu te répètes à satiété - et peut-être as-tu raison, après tout - que là est le centre de gravité de ton existence et que tu sombreras si tu ne peux pas aller au bout de ce désir-là et donner ainsi un sens à ta vie (mais combien sont-ils ceux à qui les dieux ont octroyé cet exorbitant privilège ?). »

La texture de l’existence

L’étroitesse d’esprit de son milieu, imprégné des valeurs de sacrifice et d’abnégation, a poussé Christine dans ses derniers retranchements : toujours, elle a étouffé ses aspirations. Et voici qu’au moment où l’ultime chance de vivre pour elle-même se profile à l’horizon, sa mère la rattrape, et compromet son projet. Malade, elle attend impatiemment la retraite de sa fille pour la voir se consacrer entièrement à elle. Et la « bonne petite », qui adore sa mère malgré sa tyrannie, doute, s’interroge. Celle-ci meurt, cependant, et la fille se retrouve seule au monde - entourée d’amis et de connaissances, mais sans plus personne « dans le cœur de qui elle occupe la première place ». Elle reste seule avec le souvenir des figures qui ont marqué sa vie, avec sa vie comme matériau, face à l’œuvre à accomplir - le pain à pétrir, moisson faite, quitte à le jeter ensuite, qui donne au roman son beau titre énigmatique.

Inlassablement, elle interroge ses rapports avec les êtres qu’elle a aimés, le rôle qu’ils ont joué dans son existence, le point jusqu’auquel elle et eux se sont mutuellement sauvés face à la mort. En ressassant une parole, une coïncidence, un fait minuscule, elle en tire toute la substance. Elle compense la modestie apparente de cette vie par la densité de ses observations. Elle s’efforce de faire le lien entre le passage du temps, l’addition des instants et des jours, et l’ensemble d’une vie, le sens qui s’en dégage. Certes, « rien d’important, rien d’intéressant » ne lui est arrivé ; mais l’intérêt, l’importance sont ailleurs : c’est la texture même de l’existence que l’écriture d’Alice Rivaz fait toucher au lecteur, avec une justesse jamais démentie. Impossible de ne pas s’identifier. Ses longues phrases éperdues et acharnées traquent la vie « chimiquement pure », comme on tire un fil sur un vêtement pour le mettre à nu, pour montrer de quoi ce vêtement est constitué.

Robert Walser,
la volonté d’embrasser le monde

Alice Rivaz dans « Apprendre l’anglais », une nouvelle du recueil Sans alcool :

« Il pédalait gaillardement, penché en avant comme un coureur, se détachant sur le bleu du lac, un de ces bleus à la fois profonds et lumineux, intenses et transparents tels que la lumière, l’air, la présence de l’eau en composent parfois dans la région genevoise, à l’horizon ou dans la rade, au bout d’une rue, au-delà des toits, proposant au promeneur une sorte de bonheur hors d’atteinte pour lequel son cœur n’est pas prêt, ni son corps qui n’a pas d’organe pour le vivre, mais seulement pour le pressentir. »

A ce pressentiment fait écho le récit de Robert Walser captivé par un paysage d’orage, à la fin de « Sur la terrasse », l’un des textes courts du recueil Retour dans la neige :

« J’aurais pu rester là des heures et me délecter de la vision du monde. Finalement, je m’en allai quand même. »

Ce désir jamais pleinement réalisé d’embrasser le monde, de faire corps avec lui, de poursuivre sa beauté jusqu’au bout, comme on piste un animal sauvage, atteint son apogée dans « Quelques lignes sur le chemin de fer », où le narrateur prisonnier de son compartiment ne sait plus où donner de la tête :

« En hiver, que les voyages en chemin de fer sont magnifiques ! Partout de la neige, des toits, des villages, des gens, des champs et des forêts enneigés ; de l’humidité partout les jours de pluie, du brouillard et des paysages voilés, obscurs. Au printemps ensoleillé, partout du bleu , du vert, du jaune, des fleurs blanches. Les prairies sont dorées et vertes, le doux soleil luit à travers le bois de hêtres ; les nuages les plus espiègles et les plus blancs voguent là-haut dans le ciel bleu et dans les jardins et les champs, une telle floraison, un tel bourdonnement et une telle splendeur qu’on aimerait descendre à chaque arrêt et s’abandonner à toute cette chaleur, cette couleur et cette beauté. Et en automne, et au beau milieu de la saison estivale, indolente et moite, et encore dans la clarté glaciale de l’hiver. Non, on n’aura pas l’audace de faire entrer tout cela dans la brièveté d’un article de journal. »

La vision et tous les sens excitent l’imagination, l’imagination prolonge la vision. Ces projections confiantes et quasi mystiques de ses sentiments sur les paysages bucoliques de son pays abondent dans l’œuvre de Walser, né à Bienne en 1878. Il passa les vingt-sept dernières années de sa vie dans un asile psychiatrique, et mourut le jour de Noël 1956, lors d’une promenade dans la neige. Il est l’écrivain de tous ces instants de plénitude où les univers intérieur et extérieur se fondent et s’harmonisent. Dans « Promenade du soir », autre texte de Retour dans la neige :

« Oh soir, quel merveilleux tableau es-tu ! Le soleil déployait en vagues d’or sa magie de l’adieu et un fleuve de beauté sur la montagne qui ressemblait à un héros assoupi venu de temps anciens. Les maisons avaient une mine si songeuse, dans toutes les fenêtres, petites et modestes, on voyait briller un feu merveilleux, et l’amour et la bonté et un divin débordement de l’âme se déversèrent et coulèrent sur tout le visible, sur le vert profond et saturé des pâturages, dorant les arbres dénudés et ensorcelant la forêt silencieuse et douce. Chaque soir est un magicien, il fait du monde un songe, il emmène tout doucement les hommes, comme s’il les prenait par la main, dans des célestes pays de rêve où la sagesse compte moins que l’intuition, la clarté de l’intelligence moins que les sentiments obscurs. »

« Toute la richesse morale
des journées d’oisiveté »

Robert Musil, son contemporain, disait de lui : « Au jeu littéraire, Walser substitue un jeu humain, plein de souplesse, de rêverie, de liberté et qui offre toute la richesse morale de ces journées d’oisiveté, inutiles en apparence, où nos convictions les plus fermes se défont en une agréable indifférence. » Tous ses « microgrammes » (les textes courts) et ses romans (Les Enfants Tanner, Le Brigand, L’institut Benjamenta) respirent à chaque phrase le plaisir d’être au monde, et tracent sans en avoir l’air une philosophie de jouissance, de contemplation, de liberté d’esprit et de refus de nuire. Comme un escargot, Simon, le héros des Enfants Tanner, porte sa maison sur son dos. Il n’a son centre de gravité qu’en lui-même :

« Il est en tout cas bien agréable d’avoir ainsi en réserve, en arrière-garde quasiment, quelque chose qu’on aime bien. C’est comme si on possédait une maison, un endroit à soi chez quelqu’un, une retraite, un lieu magique, puisque décidément je ne peux pas vivre sans un peu de magie sous la main. »

Agé d’une vingtaine d’années, Simon Tanner court les chemins, ne songe qu’à savourer l’instant présent et s’en remet, pour subvenir à ses besoins, au hasard des rencontres. Il passe quelques mois chez sa sœur Hedwig, une institutrice qui vit seule dans le petit village où elle enseigne. Elle l’accueille avec un mélange de joie et de méfiance, en songeant d’abord qu’il ne se souvient d’elle que lorsqu’il est dans le besoin. Mais une fois chassée cette pensée « née d’un moment de dépit, venue comme cela d’elle-même et non pas choisie », elle se livre sans retenue au bonheur intense de la camaraderie qu’ils vont connaître durant cette cohabitation. Simon fait vivre la maison pendant qu’elle travaille, jardine, lui prépare son chocolat le matin, son thé l’après-midi, avec infiniment d’attention ; ils ont de longues conversations, des fous rires, savourent ensemble les plaisirs de l’existence. Quand ils n’ont plus d’argent, les familles des écoliers leur apportent « du bon pain, des œufs frais et des gâteaux parfumés ». Puis Simon repart. A la ville, il s’engage comme domestique, usant d’une insolence subtile pour faire sauter les rapports de subordination et établir une vraie relation avec ses maîtres.

Il est chassé, ou il s’en va. De temps en temps, au fil de ses pérégrinations, c’est un personnage secondaire qui prend la parole, et dont on découvre les dispositions secrètes, le caractère, les sentiments et les préoccupations. Parfois aussi le récit lui-même prend le maquis, s’enfonce à travers champs ou sur les chemins de forêt la nuit, plane dans les airs au-dessus des vallées et des ville illuminées. On pense à cette tentative de Ramuz, dans Paris, notes d’un Vaudois, de définir ce qui caractérise les Vaudois - les Suisses :

« Nous autres, Vaudois, sommes bien plus près de la nature, de notre nature. Nous sommes infiniment moins sensibles aux séductions de la vie en société. Nous sommes plus épris de solitude et peut-être de nous-mêmes. Nous avons sans doute le désir de plaire, mais sommes le plus souvent incapables d’y sacrifier l’expression de nos sentiments. (...) Pour ma part, je ne suis nullement antisocial, en ceci que je tiens la société pour nécessaire et que je n’en méconnais pas les charmes, mais je n’en suis pas moins asocial, c’est-à-dire incapable de me plier en toute occasion aux règles qu’elle impose (...). »

Une subversion innocente

Souvent, Simon Tanner est sauvé par les femmes, logeuses bienveillantes qui le prennent en sympathie et l’hébergent gracieusement. La figure de la logeuse hante toute l’œuvre de Walser. « Je pense que, parfois, un homme doit accepter la bonté et la générosité puisqu’à d’autres moments, il faut bien aussi accepter le contraire », dit le narrateur de « Madame Scheer » (Retour dans la neige). Il faut bien, en effet ; car l’ouverture d’esprit sur laquelle un Simon joue son existence est évidemment assez peu répandue. La recherche du « Temps pur des poètes » dont parlait Alice Rivaz implique, chez les personnages de Walser, un refus des valeurs dominantes, des trajectoires toutes tracées, de la docilité, des contraintes sociales. Simon Tanner brigue un emploi de temps en temps, quand il le faut, mais ne supporte pas d’être enfermé : il finit toujours par perdre patience et par donner sa démission pour repartir sur les routes. Au libraire qui l’avait engagé, il adresse ce discours délectable, écho lointain à l’Avertissement aux écoliers et lycéens de Raoul Vaneigem (1) :

« Quand on prétend avoir un employé, je pense qu’on doit pouvoir aussi l’accueillir. C’est ce que vous n’avez pas su faire, semble-t-il. Dieu sait ce qu’on exige d’un jeune débutant : l’ardeur au travail, l’honnêteté, la ponctualité, le tact, la sobriété, la modestie, la mesure, et la persévérance, et quoi encore. Mais a-t-on jamais songé à exiger d’un patron une vertu quelconque ? Dois-je gaspiller mes forces, mon envie de travailler, le plaisir que je peux prendre à moi-même et le talent dont je me sens si brillamment pourvu, à rester debout devant un vieux pupitre étroit et squelettique ? »

Sous son style policé, aimable, extatique, l’écrivain-vagabond s’avère radicalement marginal et rebelle ; une marginalité innocente, par laquelle on lui fait payer son simple bon sens, son envie de vivre, sa fidélité à lui-même, son exigence envers l’existence. La transgression et la subversion sont présentes chez Walser comme chez Rivaz, malgré leur apparence de calme et de docilité. Après tout, en Suisse comme ailleurs, on écrit à contre-courant, on écrit parce qu’on ne parvient pas à trouver le repos, on écrit par nécessité vitale et absolue. C’est Walser déclarant : « Si je devais devenir un fournisseur de revues, j’aimerais encore mieux me faire soldat. » C’est enfin Alice Rivaz écrivant :

« ... Ah ! la folle image, car tous ceux qui écrivent, bien sûr, sont des fous, tout le monde le sait, sinon des fous, du moins des mutilés, des gens qui ont faim. Tous sont infirmes de quelque chose qui ne se voit pas, n’est pas inscrit dans leur corps, mais dans leur psychisme, leur destin, leur vie d’homme ou de femme. S’ils étaient entiers, achevés, intacts, installés dans leur plénitude d’être, ils n’écriraient pas. Et toi, Christine, tu te contenterais (...) des plaisirs que te permet enfin la retraite. Tu n’éprouverais pas ce besoin insensé d’endosser la vie des autres ou, au contraire, de faire endosser la tienne par les autres, de les charger de tes expériences pour t’assurer à travers eux de l’authenticité et de la signification des tiennes. Tu n’aurais pas nourri ce dessein de parler à travers eux en prétendant parler en leur nom. Et ce besoin - parce que tu le sens sur le point d’être comblé - ne te ferait pas battre le cœur très fort comme il bat en ce moment (...). »

Mona Chollet
Merci à Ludmila Koechlin

(1) Aux éditions Mille et une nuits.

Décalage avec la France, décalage avec soi-même : la prise de conscience tâtonnante de l’identité culturelle suisse romande.

Lire aussi, dans la Revue des ressources, l’article de Laurent Margantin : « Robert Walser ou la détresse du lion ».

Bibliographie non exhaustive :
- Fritz Zorn, Mars, Folio Gallimard.
- Grisélidis Réal, Le Noir est une couleur, éditions d’En Bas (Lausanne) ; La Passe imaginaire, Presses Pocket.
- Alice Rivaz, Jette ton pain, L’Aire bleue (Vevey)/Gallimard ; Sans alcool, Zoé (Genève) ; Nuages dans la main, Julliard (Paris) ; La Paix des ruches, L’Age d’homme (Lausanne).
- Robert Walser, Les Enfants Tanner, L’Institut Benjamenta, Le Commis, La Promenade, Le Brigand, La Rose, Les rédactions de Fritz Kocher, Gallimard ; Retour dans la neige et Félix, Zoé.

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Suisse
Périphéries, mars 1999
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