Périphéries

Alto Solo, d’Antoine Volodine

Bruits de bottes et battements d’ailes

Titre sibyllin, auteur peu connu, sobre jaquette des éditions de Minuit : Alto Solo est un roman discret. Dès les premières pages, on découvre un style limpide, aussi à l’aise au ras du bitume que dans les contrées sauvages qui hantent les rêves de ses personnages. On rencontre un clown irrémédiablement touché par l’idée de la cruauté humaine et de la mort, une altiste qui bouleverse son auditoire lorsqu’elle joue en songeant à son amour perdu, un fier voleur de chevaux qui a abdiqué sa liberté, un oiseau blessé qui erre et se cache, un écrivain amoureux, une peintre... Ces personnages portent des noms étranges et beaux : Bieno Amirbekian, Aram Bouderbichvili, Ragojine, Baxir, Tchaki Estherkhan, Dojna Magidjamalian...

Ils évoluent dans Chamrouche, leur ville, où règne l’ordre d’un parti fasciste, le frondisme. Ils rêvent d’un Sud mythique et combattant, zone libre qu’ils auraient voulu pouvoir gagner. Ils ne se connaissent pas tous, mais ils vont se retrouver un soir pour un concert de musique classique dans un théâtre de la ville. Par la menace que les frondistes font peser sur la manifestation -les compositeurs au programme les dérangent-, le concert va devenir l’enjeu d’un affrontement sans merci, et à armes très inégales, entre deux systèmes de valeurs. Cette banale sortie sera pour les personnages un acte d’affirmation de soi qui leur fera courir un risque mortel. Citoyens ordinaires, pacifiques, simplement attachés à leur liberté d’individus et à une culture qui correspond à leur sensibilité, ils vont devenir des héros, presque sans l’avoir voulu et sans avoir pu s’en empêcher, par pure fidélité à ce qu’ils sont.

« Les foules s’amourachent
des forts en gueule »

Antoine Volodine remet utilement les pendules à l’heure : son roman a des vertus d’antidote au poujadisme qui tend à faire des intellectuels des nuisibles, et des fascistes - ou de leurs sympathisants - des victimes. Il met à nu la distorsion odieuse qui fait passer pour « élitiste » une culture qui exprime « la vie à son plus haut degré de liberté » - pour reprendre l’expression de l’écrivaine américaine Annie Dillard - et la nature humaine dans ce qu’elle a de plus noble. Et qui, pour cette raison, gêne évidemment toute visée autoritaire d’abrutissement et d’aliénation collective.

Alto Solo montre avec quelle facilité et quelle rapidité le fascisme peut cesser d’être une menace diffuse, qui n’interfère pas directement dans votre vie, pour déchaîner la violence meurtrière qu’il porte en lui. Les frondistes traquent impitoyablement les « oiseaux », figures d’opposition et de rébellion. Volodine épuise toutes les ressources de l’art poétique pour décrire les mécanismes de cet « élan mystérieux qui anime collectivement les esprits et les dévoie vers le pire ».

« Quand des tribuns désignent, à l’intérieur des frontières, des boucs émissaires, écrit-il, les foules se tiennent bouche cousue devant les crimes, ou encore se radicalisent, s’amourachent follement des forts en gueule, languissent après un nouveau printemps de génocide. »

« Un voyage à travers
les hantises et les hontes
de notre temps »

Il fait vivre au lecteur le fascisme de l’intérieur, avec son art d’écraser l’individu et de flatter les instincts les plus bas, les plus odieux des masses. Sa démarche est la même que celle de son personnage l’écrivain Iakoub Khadjbakiro :

« Lire un roman de Iakoub Khadjbakiro revenait souvent à voyager sans tenue de sauvetage, périlleusement, à travers les hantises et les hontes de notre temps, au cœur de ce que refoulent et nient les gens qui passent. »

Le roman date de 1991. Malgré des relations avec l’actualité dont l’évidence s’impose à la lecture, Alto Solo n’a absolument rien de la dénonciation enrobée de fiction d’un parti existant. Son originalité rend encore plus tangibles les enjeux de l’affrontement : Antoine Volodine fait un usage magnifique de la liberté que ses personnages défendent.

Mona Chollet

Antoine Volodine, Alto Solo, éditions de Minuit, 127 pages.

Périphéries, mars 1998
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