Périphéries

Le Monde, 20 février 1998

La « souffrance intime » de la femme du Prix Nobel italien Dario Fo

ROME, de notre correspondant

Le 9 mars 1973 au soir, rue Nirone, à Milan, Franca Rame rentre chez elle. Une camionnette s’arrête à proximité. Cinq hommes en descendent et l’obligent à monter à l’intérieur du véhicule, pistolet sur la tempe. Tour à tour, ils la violent tandis que l’un d’eux la tient fermement. « Bouge, salope, tu dois me faire jouir ! » On lui écrase des mégots de cigarettes sur la poitrine. On lui taille la peau avec des lames de rasoir. « Si tu parles, nous te tuons. » Le viol collectif durera trois quarts d’heure.

Ensuite, Franca Rame est rentrée chez elle. Elle n’a rien dit à son compagnon, Dario Fo, aujourd’hui Prix Nobel de littérature, ni à son fils Jacopo. « C’était une chose trop douloureuse pour ma famille, trop épouvantable pour moi. Ce ne pouvait être qu’une souffrance intime. Il me semblait que si je l’avais racontée, que si les journaux en avaient parlé, cela aurait fait plaisir à beaucoup de gens. Et cette satisfaction, je ne voulais pas la donner aux fascistes », a-t-elle finalement expliqué à La Repubblica.

Il s’agissait en effet de militants d’extrême-droite. C’était à l’époque de la « stratégie de la tension ». Franca Rame faisait partie d’une organisation gauchiste, le Secours rouge. Dario Fo fustigeait déjà dans ses pièces de théâtre le pouvoir établi, la Démocratie chrétienne, la corruption. Tous deux étaient considérés comme des ennemis de l’ordre public.

UN VIOL COUVERT PAR LA PRESCRIPTION

Cinq ans plus tard, en 1978, Franca Rame a raconté sur scène son terrible cauchemar. Mais il était encore trop tôt. Le souvenir lui faisait encore mal. En 1987, un repenti néo-fasciste, Angelo Izzo, évoqua publiquement ce sombre épisode des années de plomb et mit directement en cause les carabiniers. Mais personne ne crut ce psychopathe incarcéré pour une histoire de meurtre. Il faudra attendre les confessions d’un autre repenti, Biagio Pitarresi, et qu’il donne des détails précis pour qu’un magistrat, Guido Salvini, s’intéresse de près à ce dossier.

Les révélations de Pitarresi sont surprenantes. La « punition » de Franca Rame aurait été inspirée directement par certains carabiniers de la division Pastrengo à Milan. Ces accusations sont corroborées par Nicolo Bozzo, général en retraite qui, à l’époque des faits, était capitaine à Milan. Il se souvient parfaitement que la nouvelle du viol de Franca Rame fut accueillie à la caserne avec « euphorie ». « Tout le monde était content », et notamment le commandant Giovanni Battista Palumbo, inscrit à la fameuse loge P2 de Licio Gelli, qui sera soupçonné, par la suite, de manipuler certaines enquêtes.

Mais les révélations de Pitarresi sont venues beaucoup trop tard et lorsque le juge d’instruction put enfin rédiger son ordonnance de renvoi devant les tribunaux, le 3 février, les faits étaient déjà couverts par la prescription. C’est pourquoi, lundi 16 février, Dario Fo a pris sa plume pour écrire directement au président de la République, Oscar Luigi Scalfaro. « Personne alors n’a voulu enquêter avant que les crimes ne soient prescrits », écrit le Prix Nobel, qui réclame « la vérité sur les crimes du passé ».

Michel Bôle-Richard

Reproduit avec l’aimable autorisation du Monde.

Lo Zen e l’arte di scopare (Le Zen et l’art de baiser), par Jacopo Fo, Dario Fo et Franca Rame.

Périphéries, février 1998
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