En octobre 1997, le prix Nobel de littérature était attribué à l’homme de théâtre italien Dario Fo, féroce bouffon de 71 ans, infatigable défenseur des sans-grade contre toutes les oppressions. Le Vatican, qu’il a souvent pris pour cible de ses satires, et les hommes de lettres honorables auxquels il a ravi le prix, s’en sont émus. Qu’ils se méfient : Dario Fo, en plus, fait des petits. Un petit, du moins : l’exubérant Jacopo, son fils et celui de sa complice et actrice fétiche Franca Rame. Passionné des choses de la vie, Jacopo Fo est l’auteur d’un manuel aussi hilarant qu’intelligent intitulé Lo Zen e l’arte di scopare : Le Zen et l’art de baiser. Un discours sur le sexe comme vous n’en avez jamais entendu, et un livre qui, s’il était distribué dans les écoles, éviterait bien des drames personnels et des crimes sexuels. Franca Rame l’a compris : elle en a tiré un spectacle, intitulé Sesso ? Grazie, tanto per gradire (Du sexe ? Merci, seulement pour le plaisir), que Dario Fo a mis en scène.
« La sexualité est le lieu de la satisfaction par excellence. Tout l’appareil spectaculaire de notre civilisation ne fait que répéter à quel point il est beau de faire l’amour, et qu’entre les bras de cette belle femme (ou de ce bel homme) tous les désirs, tous les besoins seront satisfaits dans un interminable et prodigieux orgasme.
Or, en trouble-fête forcené, nous avancerons ici l’hypothèse qu’en réalité, la vie sexuelle de l’humanité contemporaine est plutôt pauvre et avare de satisfactions.
C’est ainsi : le sexe, au vingtième siècle, est un peu un objet de dégoût.
La société du spectacle, qui dépeint le plaisir sexuel comme le sel évident de la vie, a la terrible responsabilité de nier ce grand problème, écartant ainsi toute possibilité de le résoudre. Chacun est laissé seul face à sa propre insatisfaction comme face à un drame qui, au milieu de l’euphorie générale, ne toucherait que lui (ou qu’elle). »
Telle est la thèse que défend Jacopo Fo, fils du roi italien du théâtre populaire - et prix Nobel de littérature 1997 - Dario Fo, dans son manuel Lo Zen e l’arte di scopare (Le Zen et l’art de baiser). Entre les pages de ce livre euphorisant, dans la prose du digne et turbulent rejeton de son père, s’ouvre un espace d’une qualité jusque là inconnue. Avant de le lire, on ne soupçonnait même plus qu’un pareil discours sur le sexe pouvait exister : ni médical et froid, ni racoleur et vulgaire, mais prodigieusement sensé, drôle, décrispant. La publicité et le marketing ne visent le bas-ventre que pour mieux toucher le porte-monnaie ; le manuel de Jacopo, imprimé sur un mauvais papier et vendu 18 000 lires italiennes (80 francs environ), illustré par l’auteur - avec une satisfaction visible - de dessins calamiteux, n’a rien à voir avec cette logique. Il est le contraire d’une arnaque. Et ça change.
« Innanzi tutto non preoccupatevi » - « Avant tout, ne vous inquiétez pas » : ce conseil revient à tout bout de champ. Abandonnez toute angoisse, vous qui entrez dans ce livre : sans jamais se prendre au sérieux, Jacopo évacue de la sexualité toute notion de performance, d’obligation ou de norme. Il remet au cœur l’essentiel : le plaisir d’être deux, d’être ensemble, de jouer, de rire. Il existe, dit-il, deux paramètres universellement reconnus pour évaluer la qualité de la vie sexuelle : le nombre de choses osées (en italien : « cose ’osè »...) que deux personnes font ensemble (« le maximum étant de la mettre partout où elle peut entrer »), et le romantisme, qui se comptabilise en nombre de « regards extatiques » et de « soupirs à l’oreille et dans le cou ». Des paramètres finalement aliénants, qui empêchent de reconnaître et de satisfaire véritablement ses désirs. « Il manque absolument, dans les paramètres en usage, une prise en compte de l’harmonie, du côté ludique, de la sérénité et de l’humour de la chose. »
Jacopo fait remarquer à quel point toute la période qui se déroule entre le coup de foudre et les premiers signes de la crise sentimentale est considérée dans l’imaginaire collectif comme peu digne d’intérêt, et reste méconnue : on ne lui consacre guère de films ou de romans. La conquête et la rupture impliquent toutes deux un dynamisme, une intensité ; entre les deux, l’ennui guette, alors que c’est là, justement, que se niche ce qui pourrait être le plus intéressant. Pourquoi investissons-nous la vie de couple de si peu de valeur ? Parce que « nous ne sommes pas assez attachés au plaisir ». « Le plaisir est une chose qui requiert le goût de l’abandon, de la perte de temps, de la passivité, tous concepts étrangers à notre culture de la compétition. »
Jacopo explique que la société des loisirs, qui laisse du temps pour un possible épanouissement à deux, est somme toute assez récente. Et il rêve que ce vide laissé dans notre culture se comble : « On écrira des odes à la millième étreinte, quand lui connaît chaque petite ride au coin de ses yeux à elle, et quand elle sait exactement comment lui gratter la colonne vertébrale. On verra en Technicolor le délire de l’assouvissement à son stade ultime, quand ses tétons à elle grandissent dans son esprit à lui jusqu’à représenter l’harmonie essentielle du cosmos. »
Pour autant, il ne se fait guère d’illusions : il déclare que la vie à deux n’est rien d’autre qu’une utopie, « l’invention d’un marin qui avait passé vingt mois sans toucher un seul port », que personne n’y a jamais réussi, ou que, si c’est le cas, il est impossible de le savoir avec certitude. « C’est une légende, comme la multiplication des pains et des poissons, François d’Assise parlant avec le loup, les Beatles... » L’amour est une création humaine : « Le lion et la lionne, par exemple, ne sortent pas danser, ne regardent pas la télévision ensemble et ne discutent pas de savoir s’il y a lieu d’envoyer les enfants à l’école expérimentale. » Cette création peut donc être améliorée : « Un jour, peut-être, ce qui est incroyable aujourd’hui pourra devenir réalité. »
Dans son « Abécédaire du sexe - sciences et techniques » (un chapitre du manuel), à la rubrique « Latin Lover », il écrit : « Un homme qui a possédé trois mille femmes est un super-mâle ? Non, c’est un impuissant. Il lui manque la capacité de désirer une femme plus d’une heure. C’est absurde. La première fois n’est pas grand chose. C’est après la centième nuit de sexe que l’on commence à se connaître un peu. Celui qui prend une femme une seule fois perd tout le meilleur. »
D’où vient cette tyrannie de la performance ? De la pression exercée sur les hommes : « Toute la société du spectacle est fondée sur l’assouvissement du désir masculin. Femmes à moitié nues, bouches rouges de désir, voitures de courses : tout est fait pour préparer la pleine jouissance que l’homme est censé éprouver à chaque rapport. » Ce qui, selon lui, est loin d’être le cas. Cette insatisfaction, cette « frigidité masculine », l’homme est cependant obligé de la taire, car elle est irrecevable. « L’homme tire son plaisir de la qualité de la proie, pas des sensations physiques de l’accouplement. L’homme ne jouit pas de l’acte sexuel en lui-même, mais du reflet de sa puissance et de son succès. La sexualité masculine est un fait public, une victoire sur le monde. » Ainsi se perpétue une norme qui tient en otages les hommes, et avec eux les femmes, rendant difficiles, voire impossibles, la confiance, l’abandon, l’écoute. Les femmes ne sont donc pas, et de loin, les seules à souffrir de ce système. Et si c’était aux hommes de clamer que leur corps leur appartient, en se libérant du rôle de matamore qui leur est imposé ?
Lo Zen e l’arte di scopare articule ainsi critique sociale et conseils pratiques : la sexualité est un état d’esprit, et l’état d’esprit est soumis à l’influence des normes sociales. Jacopo Fo a la sagesse de ne jamais rien dissocier : « Je ne crois pas à l’amour sans la tumultueuse rencontre des corps, sans la circulation des énergies, sans le plaisir de la chair, l’oubli des sens. Le sexe, le plaisir et la vie ne sont qu’une seule et même chose. » Il invite à se libérer de l’obsession de la technique, tout en mettant les choses au point d’entrée : « La technique n’est pas fondamentale, mais personne ne gagne le Giro [le Tour d’Italie] sans savoir monter à bicyclette. »
Le chapitre sur le sexe féminin s’intitule « Le paradis à portée de la main » et celui sur le sexe masculin « Hulk le perforateur ». Jacopo se plaint du dégoût effaré que manifestent parfois les filles, et qui donne l’impression « d’avoir le monstre du Loch Ness entre les jambes ». Déclare, au chapitre « longueur du pénis », que « si, en érection, il mesure moins de 3 centimètres il est très petit, s’il mesure plus de 24 centimètres il est très grand, et entre 10 et 20 il est normal. Dans les trois cas, vous êtes en mesure de faire jouir pleinement une femme, pour peu que vous soyez sensible et sachiez aimer ». De toute façon, « faire rire une femme est plus important sexuellement que la longueur du pénis ». N’exclut aucune possibilité, y compris celle que certains n’aiment pas faire l’amour : « On peut très bien vivre sans sexe. » Mais, envie ou pas, insiste sur le fait que tout le monde y a droit. Assure que la frigidité est un mythe. A propos de l’homosexualité, écrit : « Certains préfèrent leur propre sexe. Ce sont des choses qui arrivent. Si cela ne vous arrive pas, ne vous inquiétez pas. Si cela vous arrive, ne vous inquiétez pas. L’unique danger est que cela devienne une source d’angoisse. »
Lo Zen e l’arte di scopare est paru en 1993. Par la suite, Franca Rame, mère de Jacopo, actrice fétiche de son mari Dario, enfant de la balle (les Rame sont une grande famille de comédiens lombards, héritiers de la tradition de la comédie italienne), a rencontré beaucoup de gens qui tous lui confiaient combien Jacopo, avec son manuel, avait fait œuvre utile et leur avait été d’un grand secours. Cela l’a fait réfléchir sur le manque d’information sexuelle et sur les conséquences désastreuses de la persistance des tabous : frustrations, crimes sexuels... C’est ainsi qu’est né Sesso ? Grazie, tanto per gradire (Du sexe ? Merci, seulement pour le plaisir), un spectacle écrit en famille à partir du livre du fils, mis en scène par le père, Dario Fo, et interprété par la mère.
Franca Rame a joué dans toute l’Italie, et devant les publics italophones à l’étranger, cette sorte de cours d’éducation sexuelle itinérant - l’humour en plus -, faisant naître sur son passage des tornades de fous rires libérateurs. Par exemple lorsqu’elle médite à voix haute : « L’orgasme... ORGASME ! Quel mot horrible ! Il serait plus adapté pour désigner n’importe quoi sauf ce qu’il désigne. On dirait le nom de l’ogre : sois un bon garçon, mange ta soupe, sinon j’appelle l’ORGASME ! » Ou encore quand elle évoque un groupe de féministes britanniques qui militait pour la « réappropriation de l’éjaculation par les femmes », et qui s’était autobaptisé « Ejaculation féminine pour un socialisme à visage humain souriant ».
Le texte a été écrit en 1994, l’année où, en Italie, Silvio Berlusconi remportait les élections. Le spectacle s’ouvre sur une charge satirique féroce contre le nouveau président du Conseil. Puis Franca décide de laisser de côté la classe politique italienne, qui « ne mérite pas l’honneur de notre satire ». Elle propose de parler de choses sérieuses : de sexe. « Non, ce n’est pas une boutade. Nous sommes profondément convaincus qu’à une époque comme celle-ci, aussi tragique et misérable, parler de sexe est un choix civique... politique... se rabattre sur le personnel... retrouver le plaisir de vivre, une morale et une honnêteté, toutes choses que beaucoup ont perdues. » L’académie du Nobel ne s’y est pas trompée en décernant son prix à Dario Fo pour avoir « fustigé le pouvoir et restauré la dignité des humiliés » : la dignité, n’est-ce pas aussi la dignité sexuelle ? En tout cas, le combat est bien familial : Jacopo a un temps « enseigné le sexe aux communistes » dans les pages de leur quotidien L’Unità, et il est aussi l’auteur du Communisme sans se faire mal - un autre manuel pratique. On retrouve aujourd’hui sa signature dans Boxer, le supplément satirique du Manifesto, l’autre quotidien communiste italien.
Mais en quoi la mère et le fils sont-ils qualifiés pour se pencher sur l’intimité de leurs contemporains ? « Je ne suis ni sexologue, ni psychologue, je n’ai aucun titre académique qui m’y autorise, dit Franca Rame sur scène. Je n’ai que mes expériences personnelles... Je me suis aussi documentée scientifiquement, et surtout, j’ai parlé avec des femmes, des hommes, des jeunes filles et des jeunes gens. » Dans un langage direct, caractérisé, comme celui du Zen e l’arte di scopare, par une débauche d’onomatopées et, sur le papier, l’exubérance de la ponctuation, Franca Rame évoque avec honnêteté sa propre vie amoureuse. Elle raconte sa première rencontre, enfant, avec un exhibitionniste (« A partir de ce jour, je n’ai plus mangé de poulet »), sa première confrontation directe avec un pénis malencontreusement en érection dans l’hôpital où elle était infirmière (elle avait quitté la salle en hurlant : « Il est vivant ! »), et même, sur un ton plus grave, un avortement dû à son ignorance : « Que savais-je du sexe à vingt ans ? Je ne savais rien. »
Comme Jacopo, qui intitule un chapitre de son livre « Journal d’un éjaculateur précoce » et puise fréquemment des exemples, le plus naturellement du monde, dans son propre vécu, elle est convaincue de l’utilité, pour les autres, de l’expérience partagée. Cette attitude, ajoutée au feu d’artifice permanent d’humour qui dynamite toute possibilité de gêne ou de malaise, maintient le spectacle sur le fil, et l’empêche de tomber ne serait-ce qu’un instant dans la lourdeur.
En 1995, Lo Zen e l’arte di scopare a été réédité, avec en appendice (si l’on ose dire) le texte du spectacle de Franca Rame (Jacopo Fo y avait aussi apporté quelques précisions, ses recherches ayant encore avancé dans l’intervalle). La deuxième partie du livre éclaire d’un jour assez drôle l’auteur de la première, lorsque Franca parle de son fils : « A sept ans je l’avais amené au judo, mais j’ai dû le retirer, parce que c’était toujours lui qui volait en l’air... ils me le rossaient tous... même les filles. » (Signalons qu’il s’est vengé plus tard en écrivant Le Zen et l’art de casser la gueule aux imbéciles.) Elle évoque aussi le jour, pas mal d’années plus tard, « où Jacopo est rentré à la maison en hurlant : “Maman, j’ai trouvé le clitoris !” J’étais distraite et je lui ai dit : “Ah, oui ? Quand l’avais-tu perdu ?” Puis je me suis reprise... et je l’ai applaudi : bravo-bravo-bravo ! » La famille Fo est le mouton à cinq pattes de la psychanalyse.
Un détail : Lo Zen e l’arte di scopare n’est pas traduit. Il perdrait d’ailleurs certainement un peu de son charme dans une autre langue que l’italien. Mais avec un bon dictionnaire à portée de la main, il est parfaitement compréhensible (je ne parle pas italien).
Lo Zen e l’arte di scopare, de Jacopo Fo, 1995, éditions Demetra s.r.l., Via del Lavoro 52, Loc. Ferlina, 37012 Bussolengo (VR), Italie, tél. 045/6767222. Dans les libraires italiennes.
« La “souffrance intime” de la femme du Prix Nobel italien Dario Fo » (Le Monde, 20 février 1998)
Juin 2001 : Jacopo Fo nous fait savoir que la version anglaise du livre est désormais disponible gratuitement en ligne, sous le titre Zen and the art of making love.
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