Périphéries

Extension du domaine de la lutte

L’homme piégé de Michel Houellebecq

« Une théorie complète du libéralisme, qu’il soit économique ou sexuel », c’est ce qu’élabore Michel Houellebecq dans son roman - devenu roman culte - Extension du domaine de la lutte. Son héros est un informaticien solitaire et malheureux, profondément angoissé par l’inhumanité du monde qui l’entoure. Pour un déplacement professionnel en province, il fait équipe avec l’un de ses collègues, Raphaël Tisserand. Tisserand ne pense qu’à draguer, mais n’obtient jamais le moindre succès car il est très laid et totalement dépourvu du charme qui pourrait le rendre attrayant malgré cela. L’autre l’observe, est témoin de ses échecs, parle avec lui, et théorise : « En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs ; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d’autres perdent sur les deux. »

Raphaël Tisserand est victime du système de valeurs en vigueur, qui met l’accent sur les apparences, sur la performance. Lorsqu’il le voit désespéré, exaspéré de frustration, le héros du roman, qui souffre, lui aussi, même s’il s’en tire un peu mieux sur le plan sexuel, l’encourage à se révolter ; mais, tout aussi désemparé que Tisserand, il ne trouve pas d’autre issue à lui suggérer que de « se lancer dans la carrière du meurtre » : puisque tu ne pourras jamais posséder le corps de ces filles, lui dit-il, possède ce qu’il y a de plus précieux en elles : leur vie. "Peut-être même pourras-tu, avant leur sacrifice, obtenir d’elles quelques savoureuses gâteries ; un couteau, Raphaël, est un allié considérable."

Quelle est la solution à ce manque d’amour, l’alternative au « libéralisme sexuel » ? Michel Houellebecq ne répond pas à cette question, mais on ose espérer qu’il n’a pas voulu prôner un retour aux mariages arrangés, qui garantissaient à chacun la jouissance d’un partenaire. Il paraît évident que la contrainte sociale ne change rien au fond des choses, qu’elle est un remède artificiel, pire que le mal. De tout temps, mariage systématique ou pas, il y a eu des hommes et des femmes qui avaient du succès et d’autres qui n’en avaient pas. Ceux qui n’en ont pas doivent se chercher, découvrir et développer leur personnalité profonde jusqu’à la rendre évidente et ainsi se faire aimer. Ils sont obligés de se comporter en dissidents par rapport aux valeurs dominantes.

Raphaël Tisserand ne croise certes que des femmes incapables de voir au-delà des apparences (et il pourrait leur faire les mêmes reproches que Nino, le personnage de Manuel Poirier, lors de sa grande crise éthylique à la fête de mariage dans le film Western), mais lui-même s’obstine à appliquer des recettes qui, dans son cas, ne peuvent être qu’inopérantes : il drague les filles lourdement, en boîte, comme s’il avait un physique de play-boy. C’est un homme aliéné, ignorant de lui-même, piégé : il a été formaté pour s’intégrer au système, mais les valeurs de ce système impliquent qu’avec un physique tel que le sien, il ne puisse pas se faire aimer. Il n’a pas compris assez tôt que le système dans lequel il était intégré économiquement, qu’il avait accepté, impliquait le bousillage de sa vie affective, de sa vie d’être humain.

« Je pense qu’il faut que soient préservés des pans entiers du monde à l’écart du mouvement précipité de l’histoire. Que les gens vivent en marge, au bon sens du terme. Contrairement au discours misérabiliste qui se lamente sur “ceux que la prospérité économique laisse au bord du chemin”, je pense qu’on peut être très heureux au bord du chemin. A condition de n’y être pas seul, de faire bloc », dit le cinéaste Robert Guédiguian dans Première de décembre 1997. Pour les personnages de Michel Houellebecq, le salut aurait sans doute pu être « au bord du chemin ». Le malheur de Raphaël Tisserand aurait pu être une chance, s’il avait provoqué chez lui une remise en question de la société qui l’entourait ; un homme plus beau, comblé sur le plan sexuel, aurait peut-être ressenti un malaise plus diffus, aux causes moins identifiables. « J’ai l’impression d’être une cuisse de poulet sous cellophane dans un rayon de supermarché », dit-il à son collègue un soir d’ivresse. De manière diffuse, il comprend son malheur, mais il est démuni face à lui. Il est amputé de tout ce qui pourrait lui permettre de s’en sortir.

Il n’a pas lu les ouvrages de Jacopo Fo, qui délivrent la sexualité des valeurs de la société libérale et donnent les moyens de sauver la sphère intime de l’inhumanité. Jacopo Fo proclame la nécessité de discours tels que le sien si l’on veut éviter que les laissés-pour-compte n’aient plus d’autre exutoire à leur frustration que le crime sexuel - une tentation à laquelle le personnage de Michel Houellebecq manque céder, quelques heures avant de mourir. En fait de « bord du chemin », il roule en 205 GTI sur une autoroute vers Paris, une nuit, la veille de Noël. Il heurte un camion qui a dérapé, et meurt sur le coup. A vingt-huit ans - et puceau. A son collègue, il avait confié : « Tu comprends, j’ai fait mon calcul ; j’ai de quoi me payer une pute par semaine ; le samedi soir, ça serait bien. Je finirai peut-être par le faire. Mais je sais que certains hommes peuvent avoir la même chose gratuitement, et en plus avec de l’amour. Je préfère essayer ; pour l’instant, je préfère encore essayer. »

Mona Chollet

Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, éditions J’ai lu, 1997 [1994].

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Sexe
Périphéries, janvier 1998
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