Périphéries

Les Virtuoses, un film de Mark Herman

Hollywood détourné

A première vue, raconté en deux mots, Les Virtuoses s’inscrit dans la lignée des films britanniques de veine sociale à la Ken Loach : dans les années quatre-vingt, à Grimley, une ville minière du Yorkshire, la mine va fermer, mettant au chômage la plupart des hommes. Le chef d’orchestre de la fanfare locale, Danny, tente de persuader les mineurs qui s’époumonent sous ses ordres que cela vaut la peine de continuer. A sa femme qui s’énerve de le voir abandonner la lutte syndicale pour souffler dans son tuba, un mineur répondra timidement : « Au moins, là, les gens nous écoutent... » La musique, refuge de la dignité des mineurs. On voit déjà à peu près la leçon que le film va nous asséner, mais on va quand même le voir, histoire de faire notre devoir en nous coltinant la dure réalité, et de payer notre tribut, une fois de temps en temps, à un cinéma qui ne nous raconte pas d’histoires, qui nous empêche de nous en raconter.

Or, Les Virtuoses nous prend à revers. Certes, Mark Herman ne fait pas de cadeau. Il ne triche pas. Il montre la dureté de la vie des mineurs, les humiliations et le mépris dont ils sont victimes de la part de la compagnie qui exploite la mine, le dénuement des pavillons de brique mitoyens, les poches toujours à sec, la nécessité de compter chaque pièce, l’angoisse de l’avenir, les dettes, les créanciers sans pitié, les humiliations, les foyers détruits par les horaires de travail décalés... Mais il ne montre pas que cela. Parce que la vie, ce n’est pas que cela. Il pointe l’horreur, mais aussi les moyens par lesquels on peut résister, garder sa dignité d’être humain : la solidarité, l’amitié, l’autodérision (« Je suis mineur, dit Phil à une bourgeoise de la ville. Mais si, vous savez bien... Dinosaures... Brontosaures... Mineurs... »), l’humour (on rit sans cesse dans Les Virtuoses), et les bulles que l’on peut se ménager à l’intérieur de cette horreur pour essayer d’être heureux malgré tout - la musique pour Danny le chef d’orchestre, l’amour pour Andy et Gloria comme pour les autres couples... Le film tire sa force de l’oscillation permanente des personnages entre euphorie et désespoir. Grâce à ce constant souci d’équilibre, il cesse d’être un documentaire sur des animaux curieux décimés par le thatchérisme, et atteint l’universel.

A la manière de Youssef Chahine

Dans Télérama, Ulysse, l’icône qui résume l’opinion du journaliste en tête de chaque critique de film, fait la fine bouche à propos des Virtuoses à sa sortie en France, en juin 1997. En lisant l’article, on découvre que la seule réserve émise concerne le fait que le réalisateur ait « greffé sur cette chronique ouvrière une love story cousue de fil blanc, en vue sans doute de toucher un plus large public ». Ainsi, il faudrait choisir : soit on fait un film « social » - une « chronique ouvrière » -, soit on fait un film d’amour - mais pas les deux à la fois... Ce cloisonnement est absurde. On ne le retrouve pas dans la vie. L’imposer, c’est condamner le cinéma à être éternellement incomplet, amputé, c’est lui ôter toute capacité rassembleuse et maintenir ce fossé calamiteux entre « grand public » et « intellos ». Cette réserve concernant la love story a d’ailleurs disparu sous la plume des critiques de l’hebdomadaire au fur et à mesure que le succès public du film se confirmait. Comme Youssef Chahine dans Le Destin, Mark Herman détourne la forme hollywoodienne pour la mettre au service d’un sujet qui l’est beaucoup moins. Les Virtuoses est un film généreux : il montre un désastre dans toute son étendue, des vies brisées, des dignités confisquées, parce que cela s’est réellement produit et continue de se produire, mais sans en rajouter. Il est significatif que Danny, mineur à la retraite qui crache du charbon dans son mouchoir et se sait condamné à brève échéance, ne meure pas dans le film et ait le bonheur de voir son entreprise aboutir - on savait pourtant depuis Au nom du Père qu’en général, lorsqu’il interprète un rôle de père tragique, Pete Postlethwaite (prodigieux comédien qui se commet en chasseur-baroudeur dans The Lost World-Jurassic Park II) meurt à la fin... Ici, il n’en est rien, et le film se termine sur l’image du visage de Danny victorieux, la tête haute, les yeux brillants.

Dignité : le mot, ici, prend tout son sens, tout son poids, de façon éclatante. Les mineurs des Virtuoses font la conquête du spectateur, ils forcent l’admiration parce que chacune de leurs répliques provoque le rire comme un coup de chapeau, surprend, épate. Au moment où Andy (Ewan McGregor) se fait traiter de « briseur de grève » par l’un de ses compagnons parce qu’il a couché avec Gloria, qui travaille pour la direction de la mine, les autres mineurs tentent de calmer le jeu, et le compagnon reprend : « Okay, Andy, je retire ce que j’ai dit. T’es juste un sale con. » Le spectateur imagine que la scène va se conclure classiquement par une empoignade, une bagarre. Mais Andy, après un silence, serre les poings et répond calmement, avant de quitter la salle : « Je préfère. »

« A l’homme qui se rebelle et qui lutte, la télévision préfère l’homme à terre », écrivent Gilles Balbastre et Joëlle Stechel dans leur article « Le monde du travail interdit de télévision », paru dans Le Monde diplomatique. Heureusement le cinéma est là, parfois, pour combler ce vide dans notre représentation du monde.

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Cinéma
Périphéries, janvier 1998
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