Périphéries

« Peut-on diviser la réalité humaine ? »

« Eux » et « nous » : une fiction au service du meurtre

20 septembre 2001



« Si je devais partager le monde en deux, il faudrait que je porte la hache en moi. Personnellement, je ne porterai jamais la hache. »
Salima Ghezali

« L’usage éditorial du "nous" renvoie directement aux rédacteurs eux-mêmes, bien sûr, mais suggère en même temps une identité nationale collective, tout comme le fameux "Nous, peuple des Etats-Unis". Lors de la guerre du Golfe, le débat public à la télévision en particulier, mais aussi dans la presse écrite, postulait l’existence de ce "nous" national, repris en chœur par les reporters, les militaires et aussi par les simples citoyens qui disaient par exemple : "Quand allons-nous commencer la guerre au sol ?" ou : "Avons-nous subi des pertes ?"

(...)

Il semble impossible d’échapper aux frontières et aux enclos construits autour de nous par les nations ou même par les continents et par tout ce qu’une langue commune peut impliquer de caractéristiques, préjugés, habitudes et modes de pensée figés. Rien de plus courant dans le discours public que des expressions telles que "les Anglais", "les Arabes", "les Américains", "les Africains", chacune désignant non seulement une culture mais un état d’esprit. Il arrive aussi très souvent de nos jours que des intellectuels d’universités américaines ou britanniques traitent de manière réductrice et à mon sens irresponsable de ce "quelque chose" qu’ils appellent "l’islam", un monde qui compte rien de moins qu’un milliard de personnes, des dizaines de sociétés différentes, une demi-douzaine de grandes langues dont l’arabe, le turc et l’iranien, le tout déployé sur près d’un tiers de la planète. Ce seul mot d’islam semble recouvrir à leurs yeux un objet tout simple qui se prête à toutes sortes de généralisations englobant un millénaire et demi d’histoire ; des jugements à l’emporte-pièce sur la compatibilité entre islam et démocratie, islam et droits de l’homme, islam et progrès, sont ainsi assenés avec un aplomb sans complexe.

(...)

Compte tenu du recours inévitable de chacun à sa langue nationale, l’usage des formules collectives constitue, hélas, la voie la plus simple. Cette appartenance qui vous lie d’avance à des pensées toutes prêtes et qui vous mène au gré d’expressions et de métaphores populaires à cette fameuse opposition entre "eux" et "nous" (que tant de forces agissantes, dont le journalisme et la recherche universitaire, maintiennent en circulation), voilà qui participe du maintien d’une identité nationale. Avoir le sentiment, par exemple, que les Russes sont à nos portes, que l’invasion économique japonaise nous menace, ou que l’islam militant est en marche, ce n’est pas seulement faire l’expérience d’un état d’alarme collectif, c’est aussi consolider "notre" identité comme agressée, en situation de danger. Comment réagir à tout cela est la question majeure qui se pose à l’intellectuel d’aujourd’hui. Le fait national l’engage-t-il, pour des raisons de solidarité, de fidélité due aux origines ou encore de patriotisme national, à se ranger du côté de l’humeur et de l’opinion publiques ? N’est-ce pas plutôt en s’en dissociant que l’intellectuel donne un sens à sa voix ?

Jamais la solidarité avant la critique, telle est la réponse, en peu de mots. Car l’intellectuel a toujours le choix ; se situer du côté du plus faible, de l’oublié, de l’ignoré, du moins bien représenté, ou prendre le parti du plus fort. Il serait bon de rappeler à ce sujet que les langues nationales elles-mêmes ne sont pas là, forgées une fois pour toutes, à attendre qu’on s’en serve ; il faut se les approprier. (...) Cela, qui ne signifie pas s’opposer pour s’opposer, signifie bel et bien en revanche poser des questions, faire des distinctions et restaurer la mémoire des réalités occultées ou laissées pour compte dans la grande course aux actions et aux jugements collectifs. S’agissant du consensus sur l’identité communautaire ou nationale, c’est à l’intellectuel de montrer qu’un groupe n’est pas une entité naturelle, décidée par Dieu, mais un objet construit, manufacturé, voire dans certains cas inventé, avec en arrière-plan une histoire de luttes et de conquêtes qu’il est parfois nécessaire de représenter. »

Il y a des jours où on aimerait bien que ces exigences formulées par Edward W. Saïd dans Des intellectuels et du pouvoir (1994) soient valables aussi pour les journalistes. Non pas qu’ils aient inventé le nationalisme, le racisme, ou qu’ils soient tous des va-t-en-guerre enragés : beaucoup semblent conscients des pièges qui les menacent ces jours-ci, et font des efforts visibles pour ne pas susciter d’« amalgames » - sur France Inter, par exemple, le mot revient sans cesse. Après les réactions à chaud, le 11 septembre, où l’émotion a autorisé tous les dérapages, et où on a pu entendre proférer quelques belles âneries (comme cet « expert » qui martelait à la télévision qu’on avait eu tort de se focaliser sur le seul Ben Laden, parce que « au Moyen Orient l’individu n’est rien, il n’y a que le clan, la tribu »), il semble que les têtes se soient un peu refroidies. Au moment de suivre les Etats-Unis dans une « riposte » non seulement hasardeuse et meurtrière, mais dangereuse, puisque son insupportable cynisme - bombarder une population après avoir soutenu le régime qui l’opprime - a de quoi susciter des vocations de terroristes à la pelle, on freine des quatre fers. Des voix s’élèvent pour faire observer que, si Bush veut venger l’Amérique, il doit commencer par bombarder Londres, où ont trouvé refuge beaucoup d’intégristes... « C’est la première guerre pour laquelle il n’y a pas de solution militaire, affirme Richard Falk, professeur de sciences politiques à Princeton, cité par Salon.com. Et sans solution militaire, nos dirigeants sont incapables de comprendre ce qui se passe et comment il faut réagir. »

Mais comment se fait-il que toutes les réserves et les précautions langagières paraissent si artificielles, si inopérantes ? Peut-être est-ce d’abord parce qu’on sent à quel point elles restent abstraites dans l’esprit de ceux qui les énoncent. Ils savent intellectuellement que faire l’amalgame entre l’islam et l’intégrisme ou le terrorisme, c’est vilain ; mais ils n’ont aucun repère, aucune expérience, aucune culture qui leur en donnent une conscience d’une autre nature, susceptible de contrer les stéréotypes qu’ils ont en tête. George W. Bush a beau, pour enrayer les agressions contre les musulmans américains, visiter un centre islamique et lire la citation pacifiste du Coran que lui a préparée son conseiller en communication, on devine bien que tout ça lui reste assez étranger, que ce n’est pas son monde, à lui, le représentant d’une Amérique consanguine et arrogante. Dans une interview aux Inrockuptibles (18 septembre 2001), le cinéaste Elia Suleiman raconte : « A la télé américaine, une dame a fait un lapsus en parlant d’"Islama" Ben Laden. Au moment de prononcer le nom de ce type, Oussama, elle a fortement pensé à l’islam ! Ce lapsus montre le racisme bien ancré de cette journaliste même pas fichue de prononcer correctement le nom de Ben Laden et associant mentalement l’islam au terrorisme. Freud aurait dû être sur le plateau ! »

« Nos sensations quotidiennes
ne sont plus centrées sur la réalité physique
qui nous entoure, mais sur les médias qui la saturent »

Par ailleurs, ces précautions langagières vont contre la logique même du système médiatique, et n’y pèsent pas lourd. L’objectivité revendiquée par les journalistes tient tout entière dans leur adhésion à ce « nous » pointé par Saïd. On filme, on parle, on écrit, en ayant en tête les attentes et l’état d’esprit supposés du public, de la communauté nationale, dont on se fait une image préconçue, figée, caricaturale. Et on refuse souvent de voir qu’on contribue, par son travail, à façonner cet état d’esprit. On persiste à vivre dans la fiction selon laquelle on ne fait que répercuter fidèlement la « France exacte » - pour reprendre la devise d’i-télévision. Or on peut se demander si la représentation médiatique de la réalité est dissociable de la réalité ; si elle n’y est pas au contraire intimement mêlée, ou même si elle n’a pas pris le pas sur elle. Comme l’écrit brillamment le collectif Negativland dans Droit de citation :

« Le vingtième siècle nous a mis en présence d’un nouvel environnement médiatique en constante expansion - un environnement aussi réel et aussi marquant que l’environnement naturel dont il est, de toute façon, issu. Nous sommes aujourd’hui entourés d’idées, d’images, de musiques et de textes en boîte. Mon poste de télévision m’a dit récemment que la télévision constitue la source principale d’information de 70 à 80% de la population américaine. La plupart de nos opinions ne naissent plus aujourd’hui de notre propre expérience. Ce sont des opinions reçues. Nos sensations quotidiennes ne sont plus centrées sur la réalité physique qui nous entoure, mais sur les médias qui la saturent. »

Saïd compte le journalisme parmi les « forces agissantes », mais le journaliste, lui, continue le plus souvent à se considérer comme parfaitement neutre, inerte. Il pense suivre la pente de l’opinion publique, sans voir à quel point il contribue à la rendre glissante. Dans un contexte comme celui des attentats aux Etats-Unis, cette adhésion à un « nous », conjuguée à l’attraction naturelle des médias pour l’émotion, pour le spectaculaire, au détriment de toute mise en perspective rationnelle, produit un mélange explosif. C’est le cas des fameuses images meurtrières des scènes de liesse à Jérusalem-Est et à Naplouse, diffusées dans la foulée des attentats. Dès le lendemain, l’envoyé spécial de France-Inter, Frédéric Barrère, sans chercher à nier que, là où il se trouvait, on avait le culot de ne pas aimer les Américains (« Il faut dire que l’armée israélienne est équipée par les Etats-Unis : les fusils sont américains, les jeeps sont américaines, les F16 sont américains... »), s’époumonait à répéter que ces manifestations de joie avaient été « filmées en plan serré », et précisait : « C’est vrai qu’on a vu des personnes se réjouir, qu’on a distribué des bonbons et des gâteaux au miel à Gaza, que deux mille personnes ont manifesté à Naplouse, ça s’est passé ; mais ça concerne, me semble-t-il, une minorité de Palestiniens. A Ramallah, où j’ai ensuite passé la nuit, tout était calme. Les gens regardent la télévision, ils sont inquiets. » Le problème, c’est que des gens inquiets qui regardent la télé chez eux, même si c’est majoritaire, c’est nettement moins télégénique que des concerts de klaxons ou des coups de fusil tirés en l’air...

Aimez vos oppresseurs !

L’adhésion au « nous » a pour effet remarquable qu’elle conduit à ne parler que du terrorisme. C’est-à-dire à parler du terrorisme pris comme une génération spontanée, comme un fait dégagé de ses causes, comme un problème à traiter uniquement en lui-même. Vendredi 14 septembre, sur France-Inter, l’ambassadeur en France de la Ligue arabe, Nassif Hitti, dénonçait l’amalgame fait par beaucoup, et en particulier par Israël, entre la question palestinienne et le terrorisme : « La question palestinienne est une question de libération nationale, d’occupation, de colonialisme ! » Il se faisait aussitôt clouer le bec par le journaliste : « Cela étant il faut quand même reconnaître, Nassif Hitti, qu’il y a aussi des actes de terrorisme de la part des Palestiniens. » Juste avant d’être coupé, l’ambassadeur, furieux, parvenait à placer en catastrophe sa réponse : « Il y a des actes de terrorisme commis aussi par l’Etat d’Israël, des actes de terrorisme d’Etat, commis contre les Palestiniens ! » Ce refus entêté de prendre en compte autre chose que le terrorisme contre les sociétés occidentales revient à postuler l’innocence absolue des Etats qui en sont victimes - les Israéliens raisonnent de cette manière depuis longtemps (le conflit israélo-palestinien fait décidément l’effet d’un laboratoire qui concentre beaucoup de mécanismes à l’œuvre à l’échelle du monde). Cette incapacité totale à envisager que l’on puisse soi-même faire quelque mal que ce soit conduit Israël à assimiler au terrorisme l’ensemble de l’Intifada : toute velléité de résistance ne peut que relever de l’ingratitude fondamentale du colonisé - le postulat de l’innocence est au fond une nouvelle version du « fardeau de l’homme blanc ». « Parce qu’il ne voit pas l’occupation, écrit la journaliste israélienne Amira Hass, le peuple israélien perçoit le soulèvement comme un acte d’agression unilatéral et injustifiable, plutôt que comme un acte de résistance comme il en est régulièrement apparu tout au long de l’histoire humaine. »

Cette attitude peut relever de l’inconscience, ou du cynisme : c’est ainsi qu’Ariel Sharon a eu l’immense culot d’assimiler Yasser Arafat à Ben Laden. L’ambassadeur de France en Israël, Jacques Huntzinger, qui a contesté la validité de la comparaison, s’est fait traiter d’« antisémite » et de « Pétain de la première décade du XXIe siècle » par des élus israéliens qui ont réclamé sa mutation. Comme l’écrit la Palestinienne Hanane Ashrawi - aujourd’hui porte-parole de la Ligue arabe : « Les Palestiniens sont appelés à être dociles, à mettre un terme à la "violence", à mettre fin au "siège" d’Israël, comme si la plus puissante armée de la région était "menacée" par le rejet par un peuple désarmé de son occupation et de sa brutalité. La solution, évidente et simple, serait, bien sûr, de retirer l’armée et de mettre fin à l’occupation. »

Des milliers de personnes
qui meurent en même temps
de mort violente,
comme dans un vulgaire pays d’Afrique

Bien sûr, la focalisation de l’Occident sur le seul terrorisme est absurde. Mais c’est que l’adhésion au « nous » implique le refus de jeter le moindre coup d’œil de l’autre côté de la frontière pour voir comment on y vit - comme si votre propre lieu de vie était, non pas une pièce du puzzle, mais un territoire indépendant. Il implique de considérer que le monde se résume à votre monde, que l’autre n’existe pas, ou qu’il ne compte pas, sinon comme larbin ou comme victime expiatoire. De considérer les problèmes non dans leur globalité, mais seulement dans la mesure où ils vous concernent, vous. Votre seule préoccupation sera alors de préserver votre tranquillité, de faire en sorte, non que l’on cesse de commettre des crimes en votre nom en dehors de vos frontières, mais que les conséquences de ces crimes ne vous atteignent pas, ou plus. Ce qui est intolérable, ce n’est pas le mal, c’est que le mal pénètre chez vous.

Aux Etats-Unis, jusqu’à maintenant, le parapluie contre l’effet boomerang avait assez bien fonctionné - le mot revient souvent ces jours-ci dans les commentaires : le pays, comme l’Occident en général, était « sanctuarisé ». On pouvait accepter - même si, bien sûr, on trouvait ça atroce - que des Africains en costume traditionnel se fassent massacrer par milliers ; on ne peut pas accepter que cela arrive à des hommes et à des femmes d’affaires en complet-cravate et en tailleur qui travaillaient dans une tour. Quand un attentat avait lieu en Israël, déjà, les images frappaient les Occidentaux, parce qu’ils pouvaient s’identifier aux victimes : des gens qui déjeunent dans une pizzeria, des adolescents qui sortent en boîte... Les attentats font l’événement, alors même qu’un nombre bien supérieur de civils palestiniens (« est-ce qu’ils sont moins civils parce qu’ils sont palestiniens ? » s’insurgeait l’autre jour Leïla Shahid, la représentante de l’Autorité palestinienne) meurent jour après jour, eux aussi de mort violente, sans qu’on s’en émeuve outre mesure. « La réduction de notre humanité à une juxtaposition d’abstractions, écrivait Hanane Ashrawi dans un article l’automne dernier, prend tout son caractère sinistre dans les exercices de comptabilité macabre. Le score des victimes palestiniennes des tirs à balles réelles des Israéliens est donné chaque jour, sous la forme de "x" tués et "y" blessés. Leurs noms, leurs identités, leurs espoirs fauchés, leurs rêves explosés ne figurent nulle part. Sont aussi tus le deuil et l’anxiété de leurs mères, pères, frères, soeurs, parents et amis, qui devront continuer à vivre avec leur perte tragique. »

Ce qui a changé le 11 septembre, c’est qu’il a été rendu possible qu’aux Etats-Unis, des milliers de personnes meurent en même temps de mort violente, comme dans un vulgaire pays d’Afrique. « Mais ils étaient innocents ! » s’écrie-t-on alors, comme si on découvrait soudain qu’il est possible que des innocents meurent pour des raisons qui ne les concernent en rien, alors que cela arrive tous les jours, sur toute la planète. Ce qu’il faut entendre, c’est plutôt : « Mais ils étaient américains ! » C’est cela qui nous traumatise tous - ça y est : on se met aussi à dire « nous »... Mais c’est vrai, c’est traumatisant : on ne va pas nier qu’il est plutôt agréable d’être relativement protégé contre les morts violentes ; on ne va pas s’en plaindre ! Seulement, si on veut continuer à l’être, il semblerait qu’on ait tout intérêt à se soucier de ce que d’autres le soient aussi. Raisonner en termes de « nous » et « eux » n’est plus seulement meurtrier : c’est aussi suicidaire.

La seule vraie question :
comment éliminer les cutters
de la surface de la planète ?

Raison de plus pour s’attacher aux racines du problème, et pour accepter de voir la réalité dans sa globalité. On continue pourtant à se livrer à des débats passionnés sur le thème : comment éliminer les cutters de la surface de la planète ? Dans un article pour le New Yorker, traduit par Télérama (19 septembre), Susan Sontag dénonce une « campagne d’infantilisation du public » : « Les leaders de l’Amérique ont entrepris de nous convaincre que tout est OK, écrit-elle. (...) Les gens qui occupent des fonctions représentatives, ceux qui voudraient en occuper et ceux qui en ont occupé autrefois - avec la complicité des principaux médias - ont décrété qu’il fallait épargner à l’opinion le terrible poids de la réalité. (...) Les leaders et les leaders potentiels de l’Amérique nous ont montré qu’ils considéraient que leur mission consistait à manipuler : instauration de la confiance et gestion de la tristesse. La politique, la politique d’une démocratie - qui comporte des désaccords et qui encourage la franchise - a été remplacée par la psychothérapie. Partageons tous le même deuil. Mais ne partageons pas tous la même bêtise. Quelques bribes de connaissance historique pourraient nous aider à comprendre ce qui vient de se passer, et ce qui risque d’arriver. "Notre pays est fort", nous rabâche-t-on. Personnellement, je ne trouve pas cela totalement réconfortant. Qui peut douter que l’Amérique est forte ? Mais l’Amérique ne doit pas être que cela. »

Ne voir que le terrorisme, s’attacher uniquement aux conséquences, essayer de soigner les conséquences, c’est se condamner à l’échec, à une détérioration de la situation. C’est se condamner à ne rien voir, à ne rien comprendre - et, partant, à ne rien résoudre. En Israël, où on s’efforce, non pas d’éradiquer les causes du terrorisme (l’occupation, les colonies), mais de rendre hermétiques les frontières avec les territoires occupés, les attentats-suicides se sont poursuivis. Les bouclages sont impuissants à arrêter les terroristes ; au contraire : par l’exaspération qu’ils suscitent, ils dopent le recrutement du Hamas et du Djihad islamique. Cette manière de voir est donc impuissante à assurer la « sécurité » que tous les politiciens israéliens en campagne promettent les uns après les autres, et toujours en vain, à leur population. Pour autant, la société israélienne refuse d’y renoncer : tout, plutôt que de reconnaître l’existence et les droits de l’autre, cet infra-humain dont on ne veut rien savoir. Tout, plutôt que de reconnaître le mal que l’on fait.

Au lieu de remettre en question sa politique, Israël réfléchit donc très sérieusement à la construction d’un mur qui l’isolerait totalement des Palestiniens, qui mettrait enfin l’Autre hors de sa vue, et lui fournirait la douce illusion qu’il n’existe plus. Seuls au monde, enfin. Entre soi, entre Occidentaux civilisés... Le rêve... Sauf que c’est impossible, bien sûr : l’Autre trouve toujours un moyen de rappeler à votre bon souvenir - ce 11 septembre, on en a sans doute eu la démonstration la plus spectaculaire de l’Histoire. Mais, même en imaginant que cet enfermement soit possible... Bientôt, d’autres clivages, d’autres hiérarchies surgiraient dans la société, et on s’apercevrait que cette homogénéité était illusoire. Israël, dont le conflit avec les Palestiniens est de plus en plus le seul ciment national, s’en aperçoit déjà un peu... Rien de plus aléatoire et relatif qu’une entité nationale ou communautaire. Edward W. Saïd : « Un groupe n’est pas une entité naturelle, décidée par Dieu, mais un objet construit, manufacturé, voire dans certains cas inventé, avec en arrière-plan une histoire de luttes et de conquêtes qu’il est parfois nécessaire de représenter. »

« Les cultures sont trop imbriquées,
leurs parcours trop hybrides
et trop dépendants les uns des autres
pour que l’on puisse les séparer en deux grands blocs »

Saïd est incontournable dès lors qu’on aborde la question de l’identité, de l’appartenance. Aujourd’hui plus que jamais, il faut absolument lire le livre fondateur de son œuvre, L’Orientalisme. Dans Des intellectuels et du pouvoir, il résume : « Dans mes livres, j’ai tenté de combattre la fabrication de ces fictions que sont "Orient" et "Occident" (...). Loin d’alimenter le sentiment d’une innocence originelle blessée dans les pays ayant subi les ravages répétés du colonialisme, je n’ai cessé de dire et de redire que les abstractions de cette espèce tout comme les rhétoriques accusatrices qu’elles engendrent étaient purs mensonges ; les cultures sont trop imbriquées, leurs parcours trop hybrides et trop dépendants les uns des autres pour que l’on puisse les séparer de manière radicale en deux grands blocs d’oppositions de nature essentiellement idéologique. Ainsi l’Orient et l’Occident. »

Dans L’Orientalisme, il remarque que la volonté de faire une distinction entre les hommes est non seulement arbitraire, mais qu’elle est en outre rarement dénuée d’arrière-pensées : « Peut-on diviser la réalité humaine - en effet, la réalité humaine semble authentiquement être divisée - en cultures, histoires, traditions, sociétés, races même, différant évidemment entre elles, et continuer à vivre en assumant humainement les conséquences de cette division ? Par là, je veux demander s’il y a quelque moyen d’éviter l’hostilité exprimée par la division des hommes, peut-on dire, entre "nous" (les Occidentaux) et "eux" (les Orientaux). Car ces divisions sont des idées générales dont la fonction, dans l’histoire et à présent, est d’insister sur l’importance de la distinction entre certains hommes et certains autres, dans une intention qui d’habitude n’est pas particulièrement louable. » Les distinctions ne restent en effet pas longtemps les simples constats qu’elles se prétendent au départ : « Quand on utilise des catégories telles qu’"Oriental" et "Occidental" à la fois comme point de départ et comme point d’arrivée pour des analyses, des recherches, pour la politique, cela a d’ordinaire pour conséquence de polariser la distinction - l’Oriental devient plus oriental, l’Occidental plus occidental - et de limiter les contacts humains entre les différentes cultures, les différentes traditions, les différentes sociétés. »

« Ben Laden, le Pentagone, ça m’évoque un cartoon »

L’opposition entre Orient et Occident, Saïd la qualifie de « menottes forgées par l’esprit ». A le lire, on comprend que ce qu’on croit être une situation donnée, immuable, est en fait une création active de notre part. Comme les journalistes croient rendre compte d’une réalité qui existe en dehors d’eux, on croit subir la réalité, alors qu’on la façonne tous les jours. « L’Orient n’est pas un fait de nature inerte. Il n’est pas simplement là, comme l’Occident n’est pas non plus simplement là. » C’est la signification dont on charge la division géographique qui détermine le visage du monde - c’est d’ailleurs là aussi la thèse de Sophie Bessis lorsqu’elle évoque, dans L’Occident et les autres, un discours dominant « bâti autour d’une lénifiante rhétorique ahistorique servant à établir une sorte de consubstantialité intemporelle entre l’humanisme et l’Occident ». Le président Bush l’a encore répété le jour des attentats : c’est « la liberté » qui a été attaquée ; la liberté n’est donc pas un concept abstrait et volatil : elle est assimilée à un territoire physique. Le sous-titre de L’Orientalisme est : L’Orient créé par l’Occident. « La culture européenne, y écrit Saïd, s’est renforcée et a précisé son identité en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même inférieure et refoulée. » Dans le contexte actuel, cette analyse a des résonances intéressantes. Le Mal absolu qu’il désigne et qu’il s’apprête à affronter, le Frankenstein américain l’a en effet créé de toute pièce, en armant Ben Laden contre les Soviétiques. En 1991 déjà, avec la guerre du Golfe, il tentait d’arrêter, tel l’apprenti sorcier, sa créature devenue folle : Saddam Hussein, précédemment surarmé par lui dans la guerre contre l’Iran. « Ben Laden, le Pentagone, ça m’évoque un cartoon. Hollywood a inventé les cartoons racistes, avec le personnage d’Aladin, très proche de Ben Laden par l’apparence et même par la sonorité du nom... fait remarquer Elia Suleiman dans Les Inrockuptibles. Qui a créé ce stéréotype ? Hollywood, ou Ben Laden ? Je m’y perds... Ben Laden qui attaque le Pentagone, c’est comme si Aladin se vengeait. Les créateurs du stéréotype d’Aladin, l’Arabe un peu sournois, sont attaqués par leur propre créature. Ce sont eux qui ont inventé le monstre. »

Nous contribuons à créer une réalité que nous croyons subir ; et la réalité, cela veut dire : jusqu’à notre propre identité. La conscience qu’en a Saïd lui a toujours fait refuser l’idée de deux Etats séparés pour les Israéliens et les Palestiniens, et défendre celle d’un Etat binational. En 1997, il disait au Nouvel Observateur : « Je pense que l’identité est le fruit d’une volonté. Pas quelque chose donné par la nature ou par l’histoire. Qu’est-ce qui nous empêche, dans cette identité volontaire, de rassembler plusieurs identités ? Moi, je le fais. Etre arabe, libanais, palestinien, juif, c’est possible. Quand j’étais jeune, c’était mon monde. On voyageait sans frontière entre l’Egypte, la Palestine, le Liban. Il y avait avec moi à l’école des Italiens, des juifs espagnols ou égyptiens, des Arméniens, c’était naturel. Je suis de toutes mes forces opposé à cette idée de séparation, d’homogénéité nationale. Pourquoi ne pas ouvrir nos esprits aux autres ? Voilà un vrai projet. » Cette appartenance multiple reste une réalité, et on peut supposer qu’elle le sera de plus en plus. Ainsi, on ne peut qu’être frappé par la réaction aux attentats d’un Elia Suleiman, qui présente la particularité intéressante d’être à la fois new yorkais et palestinien : « Je suis en partie un New Yorkais et tous ces gens, ces visages, ces attitudes corporelles, ces coins de rue me sont très familiers. Je ressens devant ces images la même chose que quand je vois des images de Palestiniens abattus à Gaza ou Ramallah. La familiarité avec un endroit intensifie l’émotion et la douleur. » Il y a aussi l’exemple parmi tant d’autres de cet auditeur de France-Inter, d’origine arabe, qui s’insurgeait à l’antenne, le 14 septembre, contre la couverture médiatique des attentats : « Que le fondamentalisme musulman soit le mal, entièrement d’accord : ces gens-là sont des fachos, et quand j’étais étudiant, je les ai combattus comme j’ai pu... Mais mettre le bien uniquement dans le monde occidental...?! Ça, c’est une telle erreur... Moi, je vis en France depuis dix ans, et je vais vous dire : en faisant ce que vous êtes en train de faire, là, depuis quelques jours, vous êtes en train de vous aliéner toute une partie de la population. Parce que la culture occidentale, elle est pénétrée de plein d’autres cultures... »

S’il faut absolument déceler un clivage, il s’établit donc entre ceux qui, d’une part, estiment que l’altérité est irréductible, et, d’autre part, ceux qui refusent qu’on leur impose une identité réductrice qui ne correspond pas à la réalité, et dénoncent ce piège mortel, même si l’engrenage menant à un cataclysme généralisé semble déjà bien enclenché - mais est-ce qu’on se jette à l’eau parce qu’il a commencé à pleuvoir ?

Dantec, romancier sévèrement burné :
« A nous de leur montrer
quelle ligne relie Pearl Harbor à Hiroshima »

C’est bien là que passe la ligne de partage. Et elle met dans le même camp ceux qui apparaissent a priori comme des ennemis jurés : George W. Bush promettant une « guerre entre le Bien et le Mal », parlant de « croisade », n’est pas très différent d’un Ben Laden vouant aux gémonies le « Satan américain » ou des taliban appelant à la « guerre sainte ». Entre eux, la symétrie est parfaite : tous se définissent contre. « A moins de haïr ce qu’on n’est pas, il est impossible d’aimer ce qu’on est » : c’est ainsi que Catherine Portevin, dans Télérama, résume la thèse du Choc des civilisations, dans lequel Samuel P. Huntington préconise un « repli identitaire occidental ». Par ailleurs, on suggère à l’association « J’accuse », qui faisait parler d’elle l’autre soir sur France 2 en dénonçant un site qui appelle les musulmans au martyr, de s’occuper rapidement d’un autre cas d’incitation à la haine raciale sur Internet : le webzine La Spirale publie, sous le titre « By all means necessary - ou de la IVe guerre mondiale comme tragédie et comme nécessité », une réaction aux attentats signée « Maurice G. Dantec, écrivain occidental ». L’article s’ouvre sur cette délicate citation de Heinrich Heine : « Il faut pardonner à ses ennemis, certes, mais pas avant qu’ils ne soient pendus. » Le « romancier iconoclaste » - ainsi le présente la rédaction émoustillée - s’y répand en injures contre les « hitlero-musulmans », et annonce avec quelques regrets faux-cul - « c’est terrible, et pourtant il faut bien s’y résigner » - qu’« en cette journée du 11 septembre 2001, la IVème guerre mondiale a commencé. Il n’y aura pas de quartier ». Le tout légitimé par une analyse géopolitique à la truelle : « Désormais la fracture définitive entre l’occident judéo-chrétien et le panasiatisme arabo-islamique est consommée. Rien, sinon quelques siècles, ou quelques bombes atomiques, ne pourra régler ce contentieux historique fondamental. »

Pas de doute, Maurice G. a regardé attentivement les journaux télévisés : « Désormais, nos portes sont grandes ouvertes aux tueurs fanatiques dont la haine à notre encontre ne connaît point de limites. Comment d’ailleurs ne pourraient-ils pas haïr cette société occidentale devenue maîtresse des secrets de la science, et d’un monde qu’elle a inventé, alors que leur "civilisation" continue, sous la bénédiction de ses "universités", de condamner les homosexuels à la prison ou à l’exécution immédiate et de lapider les femmes adultères en public ? » Les grandes références philosophiques sont convoquées pour servir de paravent aux instincts sanguinaires déchaînés d’un Dantec qui a visiblement déjà armé sa kalachnikov : « Comme le savait Nietzsche, il faut toujours protéger le fort du faible. » « A nous », écrit-il (« nous »...!), de montrer aux « hitlero-taliban » « quelle ligne relie Pearl Harbor à Hiroshima. Mais nous pouvons aussi continuer de nous regarder le piercing, au creux du nombril, entre deux avions pour Los Angeles. »

Avec le recul, il est assez amusant de relire la critique qu’on faisait en toute innocence dans ces pages, il y a deux ans, de son roman La Sirène rouge : « Dantec, écrivait-on, parasite un peu son récit par des prises de tête incongrues sur le réel, la fiction et le siècle qui se termine, peut-être pour compenser le côté parfois sommairement ultra-viril de son histoire, limite XIII (la BD). » A l’époque, il n’avait pas encore abandonné la fiction - qui lui réussissait plutôt bien - pour se contenter de publier son journal (Le Théâtre des opérations, chez Gallimard), dans lequel il concentre le génie fulgurant de sa vision du monde : celle d’un petit Blanc haineux, aux abois, crispé sur ses « valeurs », gardien et représentant autodésigné de « deux mille ans de civilisation occidentale ». Ne lui dites surtout pas que ces endives au nombril piercé qu’il méprise constituent aujourd’hui son seul public. A le lire, à l’interviewer, elles frissonnent en croyant sentir passer sur elles le vent décoiffant de la subversion ultime. Les webzinards qui l’idolâtrent - Chronic’art l’a mis en une du premier numéro de son magazine papier - vont maintenant devoir assumer leurs admirations jusqu’au bout. Alors, les gars ? Prêts à abandonner les aller-retour entre le bar et la rédac’ pour partir défendre les valeurs de l’Occident contre les « hitlero-musulmans » ?...

Nous aussi, on a nos « fanatiques ». Mais on les appelle « iconoclastes ».

Mona Chollet et Thomas Lemahieu
Dessin de Charb

Edward W. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir et L’Orientalisme - L’Orient créé par l’Occident, Seuil, 1994 et 1997 [1978].

Liens et références :
* « C’est la première guerre pour laquelle il n’y a pas de solution militaire ». A lire sur Salon.com : « Terrorists are made, not born », 12 septembre 2001.
* Negativland, « Droit de citation », in Libres enfants du savoir numérique.
* Hanane Ashraoui, « Anatomie du racisme », The Daily Star, 18 octobre 2000, sur Solidarité Palestine.
* Amira Hass, « Ils ne voient pas l’occupation », Ha’aretz, 22 août 2001, sur Solidarité Palestine.
* Maurice G. Dantec, « By all means necessary », La Spirale, 12 septembre 2001.
* « Beaucoup de peuples ont goûté l’islamisme criminel et en sont complètement dégoûtés : Algériens, Egyptiens, Afghans... Les Etats-Unis, eux, n’étaient pas gênés de voir cet islamisme fleurir un peu partout ». Interview de Soheib Bencheikh, grand mufti de Marseille, Libération, 17 septembre 2001.
* « Les Etats-Unis ont décidé qu’il représente une menace pour le monde, mais même s’il disparaît, la menace demeurera. Il y aura d’autres Ben Laden et d’autres attentats tant que la question palestinienne ne sera pas résolue, tant que l’Irak sera bombardé par les Américains et les Britanniques. La solution consiste à ne pas donner l’occasion aux extrémistes de rallier les musulmans à leur cause. Si les Américains avaient été plus fermes avec les Israéliens, ces attentats n’auraient probablement pas eu lieu. Plus généralement, c’est dans l’attitude de l’Occident vis-à-vis des musulmans qu’il faut rechercher les racines du problème. » Interview de Shireen Mazari, de l’Institut pakistanais d’études stratégiques, Libération, 19 septembre 2001.
* Ce qu’il nous faudrait, c’est une bonne menace extra-terrestre : Monsieur Grosse Fatigue y a pensé (« Appel aux extra-terrestres »). Voir aussi son ingénieuse « machine à peser les morts »
* Une voix différente venue d’Amérique : à consulter régulièrement, le site de Michael Moore, qui rend hommage sur sa page d’accueil à Barbara Lee, la seule élue du Congrès à avoir voté contre les pleins pouvoirs à George W. Bush. Bush, sur qui Moore écrit dans l’une de ses chroniques (auxquelles on peut s’abonner) : « Parfois, il est à court de batteries, et il part dans des digressions inintelligibles. On voit ses conseillers essayer désespéremment de le faire taire ou de l’escamoter. On le voit complètement intimidé et on se pose la question qu’aucun d’entre nous n’a envie de se poser en ce moment, et que personne n’ose formuler. Je prendrai donc le risque d’être le premier : c’est ÇA, le Commandant-en-chef du pays le plus puissant de la planète ? Qui se sent en sécurité parmi vous ? Quel ennemi va avoir peur de ce type ?... Bush s’entête à appeler la situation dans laquelle nous sommes une "guerre"... Quelqu’un lui a-t-il déjà dit que plus il emploie ce mot, plus il nous met en danger ? Une "guerre" implique que deux camps s’opposent, qui ont chacun pour but de tuer le maximum de gens dans le camp adverse. Bush et ses amis utilisent ce mot comme si une guerre pouvait être unilatérale, comme si nous allions être les seuls à lancer des bombes. La guerre signifie que nous les bombardons, puis qu’ils nous bombardent. C’est ça, la guerre, bande de crétins. On attaque l’Afghanistan, puis les terroristes lâchent des bombes chimiques dans le métro de New York. Nous envoyons des commandos raser un camp islamiste, et ils détruisent la Sears Tower. » (Traduction : Philippe Moreau)

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Altérité
Israël / Palestine
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Périphéries, 20 septembre 2001
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