En Europe, certains connaissent Starhawk, la sorcière néopaïenne de San Francisco, pour l’avoir croisée lors des rassemblements de Seattle, de Gênes ou de Québec. Femmes, magie et politique, qu’ont publié ce printemps les Empêcheurs de penser en rond, est son premier livre traduit en français. Il date de 1982 - elle avait alors trente ans -, mais les enjeux qu’il définit, élaborés dans le contexte du reaganisme triomphant et de ce que l’on apercevait de l’évolution globale du monde à cette époque, collent parfaitement aujourd’hui. Si bien que c’est un livre qui tombe à pic, et même, qui produit une accélération, qui bouscule sérieusement, qui invite à s’aventurer plus loin, à penser autrement. Même s’il a été écrit avant la naissance et le baptême officiel de l’altermondialisation (et même si Starhawk a publié récemment aux Etats-Unis un livre sur les mobilisations de ces dernières années), on peut le prendre comme un soutien de poids aux quelques penseurs francophones qui mettent en garde le mouvement actuel contre les insuffisances et les faiblesses constitutives auxquelles il s’expose lorsqu’il se contente de - comme elle l’écrivait déjà à l’époque - « dénoncer les abus les plus criants de la propriété ». Comme Annie Le Brun, qui juge dérisoire de ne faire que « brandir l’épouvantail économique », et qui doute que l’on puisse « lutter contre la séparation avec les armes de la séparation », Starhawk nous dit (dans un style très différent, certes) que la seule raison raisonnante est impuissante à nous tirer du très mauvais pas où nous sommes ; qu’elle ne fera même que nous y enfoncer un peu plus.
Pourquoi « sorcière » ? Dans une annexe captivante du livre, « Le temps des bûchers », elle étudie le coup de force qui s’est joué en Europe au moment de l’Inquisition. C’est l’époque des enclosures, des « mises en clôtures » : les terres autrefois exploitées collectivement par les villageois, même si elles appartenaient formellement au seigneur, sont clôturées ; on cherche désormais à en tirer un profit maximum : la valeur d’échange supplante la valeur d’usage. « La terre enclose, au lieu de servir de multiples besoins et objectifs, n’en servait qu’un, observe-t-elle. Quand une forêt était abattue et close pour la transformer en pâturage, elle ne pouvait plus fournir de bois pour le chauffage ou la construction, de glands pour les porcs, d’habitat pour le gibier, de lieu pour la cueillette des herbes thérapeutiques, ni d’abri pour ceux qui étaient amenés à vivre en dehors des confins de la ville ou du village. » L’organisation collective du travail est détruite : l’unité productive se réduit à l’individu. Les plus marginaux, privés de leurs derniers moyens de subsistance, deviennent entièrement tributaires des salaires. La chasse aux sorcières sert tous les objectifs de la révolution qui est en train de se produire. Elle contribue à détruire la communauté, puisque le risque de se faire dénoncer comme sorcier ou sorcière pousse chacun à se méfier de tous. Elle éradique le lien à la terre, ce lien que les villageois célébraient à travers les rituels marquant le cycle des saisons. Elle est aussi confiscation de la connaissance : en qualifiant les savoirs populaires de superstitieux et d’obscurantistes, voire de diaboliques, on substitue à la figure du guérisseur intégré à la communauté celle du médecin qui dispense sa science d’en haut. Le patient, privé de sa confiance dans sa propre culture et sa propre force, est désormais entretenu dans la conscience de son impuissance et de son indignité fondamentale. En martyrisant la chair des femmes, l’Inquisition exprime aussi une haine de la vie sensuelle qui se retrouve dans l’éthique protestante du travail : les tâches nourricières sont dévalorisées et même frappées d’« irréalité » ; le travail et le profit constituent une sphère autonome, une fin en soi, et condamnent le désir de confort, la jouissance immédiate de la vie ; sont glorifiés le contrôle, la domination du corps et de la nature.
Le monde qui émerge est celui de ce que Starhawk appelle la « mise à distance », et qu’un Miguel Benasayag - dans Le mythe de l’individu, notamment - nomme « séparation » : l’être humain est coupé de la nature, coupé de ses semblables, coupé de son propre corps. Cette idéologie « promet de façon mensongère que le soi peut entièrement se libérer de la terre, que la maîtrise et le contrôle peuvent complètement gagner sur les forces profondes de la vie et de la mort, que la nature peut être domestiquée ». On voit triompher la vision « mécaniste » du monde, dans laquelle les choses n’ont pas de lien les unes avec les autres, et ne sont que des entités inertes, dont la valeur est strictement d’échange. C’est la fin de l’immanence, conception selon laquelle la valeur sacrée réside dans chaque élément du monde et nulle part ailleurs : elle n’y est pas rapportée par un Dieu qui lui serait extérieur. L’immanence, qui avait survécu au catholicisme à travers les pratiques et les croyances qu’incarnaient les sorcières, mais aussi un certain nombre de sectes radicales, ne résiste pas à la mise en coupe réglée de la culture populaire qui se joue à l’époque de l’Inquisition.
Pour Starhawk, « le passé vit dans le présent », et cette histoire d’expropriation et de répression se poursuit jusqu’à aujourd’hui : « Nous pouvons lire dans nos journaux les mêmes accusations contre la fainéantise des pauvres. Les expropriateurs se déplacent dans le tiers monde, détruisant les cultures, pourvoyant la connaissance occidentale estampillée, pillant les ressources de la terre et des gens. L’éthique de la propriété les anime. L’agriculture scientifique empoisonne la terre de pesticides ; la technologie mécaniste construit des centrales nucléaires et des bombes qui peuvent faire de la terre une chose morte. Si nous écoutons la radio, nous pouvons entendre le crépitement des flammes à chaque bulletin d’information. Si nous regardons le journal télévisé ou sortons marcher dans les rues, où la valeur transcendante du profit augmente les loyers, le prix de l’immobilier, et contraint les gens à quitter leurs quartiers et leurs maisons, nous pouvons entendre le bruit sourd de l’avis de mise en clôture en train d’être cloué à la porte. (...) La fumée des sorcières brûlées est encore dans nos narines ; elle nous intime avant tout de nous considérer comme des entités séparées, isolées, en compétition, aliénées, impuissantes et seules. » C’est sans doute aux Etats-Unis, où les colons européens l’ont imposée par la violence en éradiquant la culture « immanente » des autochtones, que la « mise à distance » est le plus développée. C’est peut-être à elle, d’ailleurs, que les militants altermondialistes en veulent confusément lorsqu’ils s’en prennent aux Etats-Unis : le reconnaître ne leur permettrait-il pas d’assumer sans complexe leur anti-américanisme, en même temps que de se prémunir contre le manichéisme (invalidé du seul fait qu’une Starhawk représente, elle aussi, un visage des Etats-Unis) ?
Pour tenter d’inverser la vapeur, les sorcières néopaïennes travaillent à redonner à chacun la conscience de son propre pouvoir, en même temps qu’à renforcer ses liens avec les autres et avec le monde. Au « pouvoir-sur », le pouvoir de l’autorité, imposé d’en haut, elles opposent le « pouvoir-du-dedans » - on retrouve là la dialectique du « pouvoir » et de la « puissance » que développe Benasayag. Cette force et ces liens ne sont pas des enfantillages gentiment ésotériques : ils existent réellement, et ne sont qu’atrophiés, escamotés. La vision mécaniste du monde, si elle continue à régner sur nos consciences, a été depuis plusieurs décennies invalidée par la science, fait remarquer Starhawk : « La physique moderne ne parle plus des atomes séparés et isolés d’une matière morte, mais de vagues de flux d’énergies, de probabilités, de phénomènes qui changent quand on les observe ; elle reconnaît ce que les chamans et les sorcières ont toujours su : que l’énergie et la matière ne sont pas des forces séparées mais des formes différentes de la même chose. » Elle écrit ailleurs que « nous sommes chacun une ride dans le nimbe de la terre », faisant ainsi écho au physicien Harold Morowitz (cité par Augustin Berque), pour qui « toute chose vivante est une structure dissipative, c’est-à-dire qu’elle ne dure pas en soi, mais seulement en tant que résultat du flux continuel de l’énergie dans le système. De ce point de vue, la réalité des individus pose problème parce qu’ils n’existent pas en eux-mêmes, mais seulement comme des perturbations locales dans ce flux d’énergie universel ». Ce sont ces flux d’énergie, cette force qui lie tous les éléments du monde - le prana hindou, le qi chinois, le mana hawaïen -, que les sorcières apprennent à célébrer et à manier, inventant de nouvelles formes de rituels.
Il ne s’agit pas pour elles de ressusciter tel quel un passé idéalisé : comme le notait la philosophe Isabelle Stengers dans un entretien à la revue Vacarme, à un moment où le livre de Starhawk, qu’elle a coédité et dont elle signe la postface, était encore en préparation, les sorcières américaines « en sont venues à se présenter comme des productrices de rituels. Le rapport entre ce qu’elles font et les anciens rites de sorcières ne passe pas par la question de l’authenticité. Elles se pensent héritières d’un savoir transmis, mais elles ne s’y tiennent pas. Elles inventent des rituels chaque fois qu’une situation les oblige à produire de la puissance collective - qu’il s’agisse de participer à un blocus contre une centrale nucléaire, de manifester à Seattle, ou encore de résister au désespoir, en faisant des actions de lamentation après le 11 septembre, des “productions de douleur” qui n’ont rien à voir avec la façon de Bush. Elles créent donc des rituels à la hauteur de la situation qu’il s’agit d’activer ». Parce qu’ils reposent sur un savoir construit, cohérent, en constante évolution, parce qu’ils incluent l’humour et la négativité, ces rituels ne semblent jamais ridicules ou ineptes. Starhawk fait notamment une évocation impressionnante de celui par lequel elle et ses amis célèbrent le solstice d’hiver, en allumant un grand feu sur la plage puis en se plongeant dans les vagues de l’océan, bras levés, avec des chants et des vociférations de jubilation. Avec son langage simple, concret (le grand principe des sorcières : « des choses, pas des idées »), elle est bien plus terre-à-terre que ceux-là même qui, se considérant eux-mêmes comme sensés et raisonnables, pourraient l’accuser de divaguer. L’un des grands mérites de son livre est de réancrer solidement le lecteur dans le monde, et de révéler, par contraste, l’irréalité et la déraison foncière des adeptes de la pensée mécaniste.
Il reste que Femmes, magie et politique est une lecture aussi dérangeante que stimulante. Elle oblige le lecteur, même s’il se croit et se veut éminemment progressiste, à se reconnaître comme l’héritier du monde qui a brûlé les sorcières, au cours de cette période restée dans l’Histoire officielle sous le nom de « Renaissance » : elle l’oblige à se confronter avec ce qui, en lui, considère effectivement les anciennes guérisseuses comme des sorcières rétrogrades, sales et superstitieuses (même si on commence timidement à redécouvrir la validité de leur médecine préventive et de leur usage avisé des plantes) ; avec sa propre tendance à dévaloriser et à rejeter le corporel et le nourricier ; avec sa propre adhésion à la vision mécaniste du monde, laquelle demeure, malgré les évolutions de la science, ce que le physicien français Bernard d’Espagnat appelle (dans son Traité de physique et de philosophie) « notre ontologie instinctive ». Bref, elle l’oblige à identifier les formes d’autorité qu’il véhicule en lui-même - et là aussi on pense à Benasayag écrivant, dans Résister c’est créer, que « le néolibéralisme est en nous ». Or, même si la vision mécaniste, qui se présente abusivement comme la seule vraie et raisonnable, produit des désordres de plus en plus évidents et de plus en plus graves, la réticence à s’en démarquer, l’espoir qu’on puisse résoudre la situation sans s’en écarter, restent très prégnants. Car au-delà d’elle, s’ouvre un terrain sur lequel on ne se sent guère à l’aise - surtout en Europe. En préparant cette traduction, les Empêcheurs de penser en rond étaient conscients du risque qu’ils prenaient : En France, écrivent-ils en quatrième de couverture, « ceux qui font de la politique ont pris l’habitude de se méfier de tout ce qui relève de la spiritualité, qu’ils ont vite fait de taxer d’être d’extrême droite. Magie et politique ne font pas bon ménage et si des femmes décident de s’appeler sorcières, c’est en se débarrassant de ce qu’elles considèrent comme des superstitions et de vieilles croyances, en ne retenant que la persécution dont elles furent victimes de la part des pouvoirs patriarcaux. Ce n’est pas le cas de la sorcière Starhawk et des femmes qui l’entourent. Non seulement elles ont pris au sérieux l’héritage des sorcières du passé sans aucun renoncement, mais elles le prolongent et transforment les idées que l’on se fait de la “magie”, “art des sorcières”. »
Starhawk elle-même, dans sa préface à l’édition française, se montre également consciente de la « crainte de tout irrationalisme chez les progressistes européens ». Penseurs et militants, uniquement soucieux de trouver la posture intellectuelle qui leur semble la plus avantageuse et de s’y tenir, répugnent en général à abandonner leur quant-à-soi narcissique, à « prendre le risque de faire ricaner », pour reprendre l’expression d’Isabelle Stengers. Elle remarque dans sa postface que la philosophie, en général, « se méfie de ceux qui osent des perspectives apparemment incongrues, dépourvues de la garantie de qualité qui authentifie la grandeur du chemin, rend impossible toute confusion avec une quelconque divagation, écarte la crainte de se retrouver en mauvaise compagnie ».
Cette crainte, dans le cas des écrits de Starhawk, est tout à fait justifiée. Parce que « la communauté s’oppose à la mise à distance », parce que « les institutions de la domination se sont établies en détruisant les communautés », elle affirme que « nous devons être intimement soucieux de préserver et de créer des communautés ». Elle a de très belles pages sur les vertus des groupes, « un manteau qui protège chacun de nous du froid, un filet qui nous reçoit quand nous tombons ». Mais elle n’élude pas ce qu’ils peuvent aussi avoir de frustrant, d’exaspérant, d’ennuyeux, ni combien ils sont difficiles à organiser, à faire tenir tout en respectant l’intégrité de chacun. Forte de son expérience et du savoir élaboré à cet égard avec ses compagnons de recherche et de lutte, elle décrit toutes sortes de méthodes pour tenter de remédier à ces difficultés : comment faire en sorte que les uns ne prennent pas trop de place tandis que d’autres se recroquevillent dans leur coin, comment circonscrire les orateurs qui tiennent le crachoir pendant des heures en soûlant tout le monde, comment lever l’autocensure de chacun et permettre une expression franche sans pour autant laisser les conflits ravager le groupe... Puisqu’on ne veut pas renoncer à la communauté, qu’on en a besoin pour agir, pour s’épanouir, mais qu’on connaît les difficultés qui se présenteront inévitablement, s’il faut y mettre de la méthode, du formalisme, eh bien, on en mettra : le raisonnement est imparable. On comprend tout l’intérêt d’Isabelle Stengers pour l’apport des sorcières dans ce domaine quand on lit ce qu’elle disait à Vacarme : sa conviction que « l’idée de faire de la politique autrement restera en panne tant que l’on ne parviendra pas à produire des groupes aussi inventifs dans leur mode de fonctionnement et de décision que le type de société auquel ils en appellent. Si on échoue à faire qu’on ait de l’appétit à se rassembler, à travailler ensemble parce qu’on se sent devenir plus intelligent à cause des autres, on reste dans l’esprit de sacrifice, avec toute la violence et le silence que cela suppose ».
Mais, évidemment, le lecteur sent tout de suite naître en lui certaines inquiétudes : tout cela n’évoque-t-il pas le new age, dont l’idéologie et les principes de gestion des groupes furent si utiles aux experts en management ? N’y a-t-il pas là un risque de dérive sectaire ?... Que les choses soient claires : à plusieurs reprises, Starhawk se démarque explicitement du new age ; elle formule une critique sévère de l’idéologie du travail et de la logique d’entreprise ; elle conçoit le groupe comme un rehausseur de la personnalité singulière de chacun, comme un moyen de la révéler, de l’affermir, et non de la dissoudre ; loin d’imposer un dogme, elle insiste sur la nécessaire multiplicité des manières de vivre l’immanence (« si nous nous répandons partout par différents chemins, nous pouvons couvrir un espace beaucoup plus grand ») ; enfin, elle parle très simplement de sa propre tendance à jouer les « stars » : elle se félicite des correctifs que son mari ou ses amis apportent sans cesse à son autorité, car elle juge la situation d’égalité avec les autres bien plus enrichissante et gratifiante que le culte de la personnalité tant valorisé par la société américaine.
On n’est donc ni dans le new age, ni dans une logique sectaire, mais dans une pensée qui n’est pas forcément immunisée contre eux. Et peut-être est-ce là un risque qu’il faut se décider à prendre. C’est ici qu’intervient la problématique des pharmaka que définissait dans Vacarme Isabelle Stengers : « Dans notre tradition - et ce depuis Platon - on discrédite les pharmaka - ces choses dangereuses qui demandent un art du dosage - au profit de ce qui porterait en soi la garantie d’être bon ou véridique. (...) Les pharmaka exigent une attention égale au devenir-poison et au devenir-vivant, productif. Nous n’avons pas cultivé l’art des pharmaka - la science des agencements mortifères ou des agencements producteurs de vie. Nous sommes donc très dépourvus. (...) Il n’y a pas de théorie générale des agencements. Ils demandent une prudence et une expérimentation pharmacologiques. Rappelez-vous ce que disaient Deleuze et Guattari : attention, prudence pour les lignes de fuite, parce qu’elles peuvent se transformer en lignes de mort. “Agencement”, c’est un terme neutre ; il y a des agencements pour le pire et il y a des agencements intéressants. Qu’est-ce qu’un agencement-secte par rapport à un agencement-sorcier-empowerment américain ? La seule réponse expérimentale : être attentif aux devenirs mortifères, y compris de ce qu’un groupe a lui-même créé pour produire de la vie. »
Peut-être ce qui est juste n’est-il pas aux antipodes de ce qui est faux, mais tout près, séparé de lui par l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette ; si tel était le cas, s’obstiner à arpenter les antipodes serait se condamner à la stérilité. S’atteler à l’art des pharmaka, ce serait quitter les dogmes monolithiques qui se veulent garantis tous risques, s’obliger à garder un esprit critique toujours en éveil, à évaluer les pratiques avec la plus grande honnêteté. Ce serait se fier à ce que l’on ressent, et déloger pour cela les formes les plus subtiles et les plus profondes de l’autocensure. Mais c’est peut-être justement cette confiance qui manque. « Ceux qui restent campés sur la terre ferme de leurs certitudes désespérées ont en tête des “cas” qui leur répugnent, écrit Isabelle Stengers dans sa postface. Sectes ! Messes nazies ! Que de fois j’ai entendu ce cri : “Mais ce serait ouvrir la porte à...!” Comme si “derrière la porte” se pressait en effet l’obscur, la masse dense et répugnante de tous les fanatismes, de tous les irrationalismes. Maintenir la porte fermée, surtout ne pas faire confiance. »
Femmes, magie et politique ne parle pas qu’à notre intellect, mais aussi à nos sensations. Ici, comme l’écrit encore Isabelle Stengers, « la question n’est pas d’adhérer mais de sentir. Un tel sentir peut faire penser autrement et l’expérience peut en être aussi pénible, insensée et douloureuse que celle de ces Chinoises d’antan, dont le sang fluait à nouveau à travers les pieds rabougris »... Le livre agit justement par la résistance, voire par la réprobation viscérale qu’il suscite. C’est parce qu’il prend à rebours tant de nos présupposés, et que par là il nous les révèle, que sa lecture est une expérience à part entière. Expérience que Stengers résume très bien : « Ce qu’évoque Starhawk a autant de mal à se frayer son chemin dans ma vie que le sang dans les pieds débandés des Chinoises. Même si je n’en ai pas d’expérience directe, je sens le type d’exigence des rituels de la Déesse, de toutes mes fibres aristocratiques, de toute ma haine de m’exposer, de tout l’espoir, l’anesthésie, le “à quoi bon” qui permettent de supporter ce monde. Elle frappe juste. C’est pourquoi il m’est impossible de mettre l’aventure des sorcières au compte de la naïve Amérique, voire des exotismes de l’expérimentation californienne. »
Cet effet de malaise, Starhawk le recherche sciemment. « Un changement de paradigme, de conscience, est toujours incommodant, écrit-elle. Chaque fois que nous éprouvons la sensation légèrement effrayante, légèrement embarrassante, que produisent des mots comme Déesse, nous pouvons être sûrs que nous sommes sur le chemin d’un profond changement dans la structure et le contenu de notre pensée. » Ou, ailleurs : « La magie est un autre mot qui met les gens mal à l’aise, aussi je l’utilise délibérément car les mots avec lesquels on se sent bien, les mots qui paraissent acceptables, rationnels, scientifiques et intellectuellement fiables, le sont précisément parce qu’ils font partie de la langue de la mise à distance. » Elle accueille avec sérénité les réactions qu’elle suscite ainsi chez ses interlocuteurs ; elle est habituée à provoquer « un rire nerveux ou stupide », et des sorties du genre : « si vous êtes une sorcière, hi hi, transformez-moi en crapaud » (elle répond parfois, paraît-il : « pourquoi faire dans la redondance ? »).
Il n’est pas forcément nécessaire qu’on sorte de là avec le désir d’imiter les sorcières américaines - au risque de les singer - pour que la lecture ait été profitable. Femmes, magie et politique agit par les changements de paradigme qu’il amorce effectivement - ou qu’il alimente - dans la tête et dans le corps, par les nœuds qu’il y défait, par les outils conceptuels qu’il propose pour penser son rapport au monde, à la nature et à la culture, à la singularité et au collectif. Loin de les opposer, il parvient à faire converger le désir de bien-être et celui de participer à la « bataille de notre temps ». Aussi éloigné du pessimisme cynique que des mièvreries de l’espoir, il conjugue la plus grande lucidité quant à l’évolution du monde avec une immense confiance dans sa propre force. C’est un livre à la hauteur. Voilà peut-être pourquoi il produit un effet aussi euphorisant.
Starhawk, Femmes, magie et politique, (très bien) traduit de l’américain par Morbic, postface d’Isabelle Stengers, Les Empêcheurs de penser en rond, 360 pages, 19 euros.
Voir aussi :
* Le site de Starhawk
* « Ce que nous essayons de faire », un texte de Starhawk écrit après le sommet de Québec (avril 2001) et publié en français dans L’Interdit
* « Une politique de l’hérésie », entretien avec Isabelle Stengers dans Vacarme (avril 2002)
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