Périphéries

Thérèse en mille morceaux, de Lyonel Trouillot

« Une femme en lever d’interdit »

Ces combats-là ne sont pas les moins captivants, les moins poignants : ceux qu’un individu mène contre un principe qui lui est extérieur, mais qu’il a aussi assimilé, qui le dévore de l’intérieur, et qu’il entreprend avec courage et détermination d’extirper de lui-même. C’est le cas dans Mars de Fritz Zorn, par exemple ; et c’est le cas dans Thérèse en mille morceaux, grand roman féministe - paru en 2000 - de l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot.

La certitude qu’une vie plus épanouie est possible, l’intuition de ne pas en être très loin, le réconfort de la savoir déjà presque là, la détresse qu’implique ce « presque » à la fois infime et énorme, l’angoisse de ne jamais y arriver, l’état des lieux sans concession mais non sans bienveillance envers soi-même, l’apaisement progressif d’un ressentiment inutile, la contemplation de ses propres manques, de ses propres échecs, le désir d’aller résolument de l’avant, à la fois vaincu et triomphant, malgré la conscience du temps perdu dont on sait qu’il l’est irrémédiablement : il y a tout cela dans Thérèse, et c’est ce mélange d’exaltation et d’amertume, de superbe et d’humilité, cette tension entre ce qu’on sait être et ce qu’on pressent pouvoir être, qui tient en haleine et subjugue du premier au dernier mot : « Ces notes sont à la fois mon repli et mon déploiement, mon ratage et ma mise à jour. A défaut d’une parole droite, j’écris pour rassembler mes voix. »

« Ma main m’écrit,
me constitue au fil de l’encre.
Je prends naissance dans un cahier
que j’ai moi-même acheté. »

On est au Cap-Haïtien, petite ville frileuse « où même les rêves ont une heure pour rentrer », au début des années soixante. Thérèse Décatrel a vingt-six ans, elle est issue de la moyenne bourgeoisie, et elle entreprend de noircir les carnets qui sont le livre qu’on va lire. L’écriture est le moyen qu’elle a trouvé pour faire apparaître au fur et à mesure un chemin sous ses pieds : « [Ce journal] est mon anti-Bible, le contraire du prescrit ou de l’édit royal. Il n’exprime pas une volonté qui le précède. Dieu savait en lui-même ce qu’était la lumière et ordonna qu’elle fût. Le roi Christophe [roi d’Haïti après l’Indépendance], pendant la guerre, avait choisi sa stratégie et convoquait ses scribes pour recopier ses décisions. Moi, j’ignore tout de ce qu’est ma lumière. Ma main m’écrit, me constitue au fil de l’encre. Je prends naissance dans un cahier que j’ai moi-même acheté. »

Son père était un propriétaire terrien alcoolique et coureur que sa femme haïssait, et qui a mené la famille à la ruine avant de mourir accidentellement. Thérèse a grandi entre sa mère et sa sœur Elise, dans une demeure sombre et confinée ; elle raconte le rituel par lequel les trois femmes, tous les soirs, à heure fixe, barricadaient leur porte, coinçant un lourd fauteuil sous la poignée pour plus de sûreté. « Pétrie dans la peur et le mutisme », jamais elle n’a vu les rues de la ville la nuit, jamais elle n’a joué avec des fillettes de son âge. Elle se souvient d’Elise et elle enfants, « petites chiffes molles craignant la rue, les herbes, les clairs de lune, le plus innocent des passants, le bonjour de notre ombre », dressées à répondre aux attentes de leur entourage. Pour sa mère, fait-elle remarquer, « le déplaisir n’était pas provoqué par un accroc au bonheur, une perte de plaisir, mais par un déplacement, un manque de conformité ». Pour sauver la famille de la faillite, Elise a accepté d’épouser le pharmacien du quartier et est partie vivre chez lui. Après la mort de sa mère, Thérèse continue d’occuper avec son mari - un employé de mairie ambitieux qui la voit à peine - le sinistre tombeau familial où l’assaillent sans cesse, tapis dans chaque recoin, les sévères préceptes qui ont présidé à son éducation. « Nous habitons nos peaux, nos maisons, nos quartiers, nos histoires personnelles comme si quelqu’un d’autre s’était donné un tel mal pour ranger nos affaires qu’il serait inconvenant de vouloir troubler l’ordre. » Seule la présence toute proche des jumeaux de la voisine et leurs furtifs regards de désir sèment un trouble diffus dans son existence.

Elle n’a plus toute sa tête, disent-ils ;
Thérèse, elle, pense plutôt
qu’elle n’a « pas encore » toute sa tête

Jusqu’au jour où une autre Thérèse fait irruption dans Thérèse. Une Thérèse inconnue, audacieuse, à la lucidité dévastatrice, capable de vitupérer avec impudence s’il le faut, amoureuse du plaisir, assoiffée d’ouverture, de rencontres, d’expériences, de grand vent :

« Une nuit, Thérèse petite fille et prête à tous les jeux, j’ouvrirai grandes les portes. Et rentreront les vents, le monde, toute la largeur du monde et les mots les plus fous, les chansons de rue, les couleurs les plus vives. Et nous accrocherons des baisers aux portes-fenêtres, des saluts aux passants, des bras tendres autour de nos cous à quantités égales de colliers, de cercles d’Ombre de lumière. Et nous chanterons des cantiques à la gloire de nos seins, de nos yeux appelés à voir le bonheur dans sa transparence, à la gloire de la plus petite parcelle de nos corps appelée à son éternité, à sa bonne humeur de chair vive. Et nous forniquerons les uns dans les autres, parlerons de tout et de rien, du silence, de la légèreté, de nos bonnes saisons, de l’inévitable richesse de nos mains, encore de tout, encore de rien, de la mer qui viendra si le rêve y suffit. »

Pour l’entourage effaré de la sage Thérèse, pour sa sœur, pour son mari, l’irruption de cette nouvelle Thérèse au langage incompréhensible s’appelle la folie. Elle n’a plus toute sa tête, disent-ils ; Thérèse, elle, pense plutôt qu’elle n’a « pas encore » toute sa tête. Une fois balayée l’illusion de sa tranquillité, elle se découvre diminuée, étouffée, bridée, incapable de dire qui elle est, de faire tenir ensemble ses mille morceaux ; elle n’a pas accès à elle-même, n’a jamais su « parler sans s’inventer un double, penser son corps et sa parole sans se le cacher à elle-même ». Lyonel Trouillot raconte le combat gracieux et quasi chorégraphique que se livrent les deux Thérèse, la nouvelle venue indulgente et rieuse, entraînant l’autre par la main, l’encourageant à la suivre, à faire un pas hors de l’étroit territoire auquel elle se cantonne, et l’autre, à la fois tentée et effrayée, répondant à la première toutes les objections que lui dictent son sens du devoir et son ancienne conception d’elle-même.

Désormais, elle est « une femme en lever d’interdit » ; ce mouvement d’oscillation entre l’ancien et le nouveau parcourt tout le roman. Installée dans sa chambre pour écrire, Thérèse ne cesse de se lever pour aller rouvrir la fenêtre que le fantôme de sa mère, que l’air frais incommodait, referme avec obstination. Vers la fin de l’histoire, elle s’abandonne au ressac de la mer qui, dans son rêve, submerge la petite ville : « La ville-mer rit et pleure, s’élance et se replie, retient Thérèse dans ses bras, la rejette loin, à mille brasses et coudées, joue avec elle, reste, va-t’en, reste, va-t’en. » Il y aura une nuit d’aventure et de libération, où l’air frais entrera enfin dans la chambre du malheur conjugal, où les jumeaux de la voisine joueront auprès de Thérèse le rôle que, depuis longtemps, ils étaient tout disposés à jouer ; au passage, elle découvrira dans son entourage un autre être « en mille morceaux », mais qui n’aura jamais pu, comme elle, s’inventer un chemin d’évasion, laisser éclater au grand jour sa véritable personnalité, et qui aura trouvé une compensation en abandonnant aussi souvent que possible son rôle social pour se réfugier dans ses rêves, « vide et plein en même temps, vrai et faux en même temps ».

Les arabesques tracées par la plume sur le papier
sont devenues les lacets d’une route

A l’aube, Thérèse monte dans un bus qui l’emmène loin de la ville : « Femme des sept carrefours et des quatre chemins je vais courir avec mes rêves, parler avec ma voix, marcher avec mes mains, m’assurer au toucher de la beauté des choses. » A travers la vitre, elle contemple le paysage : « Ces lieux appellent Thérèse. Un jour elle s’y arrêtera. Pour boire à l’eau des sources et mieux faire connaissance. Un jour. Mais pour l’instant elle est nulle part. Et comme c’est beau, nulle part. Elle est dans l’idée de la route, dans la conquête du mouvement. » Elle finit par descendre du bus : « Elle veut toucher la route, contrôler seule son rythme, dialoguer avec le chemin. » Les arabesques tracées par la plume sur le papier sont devenues les lacets d’une route, et ont pris le relais pour la porter en avant.

Dans Bicentenaire (Actes Sud), qui vient de paraître, Lyonel Trouillot rend hommage, à travers le personnage d’un étudiant, Lucien, aux manifestants qui, au printemps dernier, défilaient dans les rues de Port-au-Prince pour réclamer le départ du président Aristide. On y lit : « Ils savent qu’il n’y a pas moyen de savoir ce qu’il y a au bout de la marche, mais qu’il leur faudra désormais marcher. (...) Je ne sais pas pourquoi je marche. Même quand je crois le savoir, je ne le sais pas vraiment. Mais je sais qu’il me faut lutter contre l’immobile en moi. Marcher. Pour me réconcilier avec le mouvement. »

Au bout du chemin, Lucien trouve une mort qui n’est pas un échec, mais le tribut à payer pour sa fidélité au sens de l’Histoire. Thérèse, elle, s’évanouit dans une vie qui lui appartient enfin en propre, loin de tous les regards, celui de l’auteur et du lecteur y compris. A ces deux êtres aussi modestes l’un que l’autre, tous deux sur la voie d’une libération - l’une politique, l’autre personnelle -, Lyonel Trouillot prête sa langue étourdissante, à la fois simple et savante, dont la puissance poétique ferait éclater n’importe quel carcan.

Mona Chollet

Lyonel Trouillot, Thérèse en mille morceaux, Actes Sud, 120 pages.

Voir les entretiens avec Frankétienne, Lyonel Trouillot et Gary Victor, par Denetem Touam Bona, sur Africultures.

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Périphéries, septembre 2004
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