Périphéries

Bernard Lubat, musicien « jazzcon »

Melting Bop

Bernard Lubat parle comme il improvise. En musique, dans le discours, il suit tous les fils, explore toutes les pistes. Ses associations d’idées tournent à la collision ? Qu’importe ! Ses mots, il les paie, et ils ne sont pas gratuits. Avec ses amis de la Compagnie Lubat, il a monté, il y a une vingtaine d’années, le festival - jazz, mais pas seulement - d’Uzeste. Et aujourd’hui, le paisible village gascon est en passe de devenir la première Scène nationale en milieu rural. Où l’on voit, hiver comme été, le flux du fameux exode s’inverser.

Bernard Lubat : Le festival d’Uzeste, il est né d’un de nos nécessaires. On habitait là-bas - on y habite plus que jamais aujourd’hui - et on avait envie d’inviter des gens. C’est simple : il nous fallait un lieu. On ne peut pas ouvrir sa porte si on n’a pas construit la maison. C’est comme ça, c’est dialectique. Le festival d’Uzeste, on se l’est fait tout seuls, comme des grands, sans attendre rien de personne. Avec la Compagnie Lubat de Gasconha, on essaie de donner des racines au futur, de s’ancrer historiquement à Uzeste.

- S’enraciner, c’est d’abord transmettre aux suivants. Vous pensez sérieusement que le festival puisse continuer sans vous ?

B.L. : Non, sans nous, c’est impossible. Uzeste va mourir. Parce qu’Uzeste, c’est bien connu, c’est toujours les mêmes. Toujours les mêmes qui viennent, et puis des nouveaux qui débarquent pour devenir des toujours les mêmes. Non, bon, sérieux. Nous n’avons pas créé Uzeste seuls. On l’a fait avec des mecs qui ont été capables de s’impliquer. On ne l’a fait ni avec des touristes, ni avec des clientélistes, ni avec des carriéristes, ni avec des népotistes. Alors pour ce qui est de s’enraciner et de transmettre aux petiots, on travaille avec des gens. On crève, et si c’est assez costaud, ça continue. On n’est pas les seuls à avoir des idées, à savoir jouer ceci ou cela. Peu à peu, l’histoire d’Uzeste devient plus forte que nous. En somme, on a réussi à infliger à la conscience commune qu’Uzeste est une tradition. Et de là, la tradition, c’est le mouvement. Parce qu’il y a, dans l’imaginaire collectif, une arnaque qui veut nous faire croire que la tradition, c’est l’immobilisme. Or, depuis 2000 ans, traditionnellement, la musique bouge, la langue bouge, tout bouge. La tradition que l’on transmet, c’est le changement, la transformation et le mélange.

- Est-ce qu’à Uzeste, vous êtes dans cette logique - très à la mode, jusqu’au galvaudage sans doute - de citoyenneté ?

B. L. : Je vis à un endroit où si je n’avais pas fait gaffe, j’aurais été l’abruti du village qui est dans sa résidence secondaire. Des tas d’artistes vivent à la campagne, et qu’est-ce qu’ils font ? Ils participent aux comités de parents d’élèves, ils pleurent les chiens écrasés, etc. Mais en tant qu’artistes, quelle est leur responsabilité ? A Uzeste, on a un cas d’artiste intéressant. C’est Jean Vautrin. Eh bien ! Monsieur Vautrin, il a fait l’erreur de se présenter aux élections municipales, au lieu d’aller au bar causer de ses livres. Monsieur Vautrin a été battu à plate couture. C’est bien fait, je trouve. Etre citoyen, c’est ça, c’est d’une banalité tonitruante, c’est travailler son pays, ne pas faire qu’en parler, y habiter et le transformer avec d’autres. Je suis entièrement d’accord d’être citoyen du monde, mais j’embrasse pas tant. Y en a marre de l’identité hors sol. J’embrasse pas tant parce qu’il y a déjà assez de boulot dans mon village. Une menuiserie à monter, des ateliers à construire, de la carrosserie à retaper, etc. C’est ma manière d’habiter Uzeste.

- Mais ce que vous décrivez pourrait être considéré comme un mouvement de fermeture sur le monde. Or, votre vie, vos voyages, votre métissage, la musique que vous jouez - ce « scatrap jazzcogne » -, tout ça va à l’encontre du repli sur soi, non ?

B. L. : Le repli, c’est une illusion du discours. Parce que bon, le repli, il est de l’autre côté. Il est du côté de ceux qui ont peur de la modernité, du troisième millénaire, de tout ce qui bouge, de ce qui transgresse la tradition. Aujourd’hui, la télévision veut nous faire croire qu’en région, c’est le désert, ou alors qu’il n’y a que des manifestations folkloriques. Malheureusement, la télé trouve toujours des gens pour la croire. Nous vivons à une époque très religieuse : les gens croient beaucoup, ils pensent pas autant. Le libre arbitre se réduit, et c’est là qu’arrivent la vengeance, la réactivité, le Front national. A Uzeste, au conseil municipal, on n’a pas le Front national, mais certains utilisent souvent ses mots. Et aujourd’hui, la tradition de l’Occitanie est phagocytée par les extrêmes. Le danger, il est là.

- Avec Félix Castan, les Fabulous Trobadors et le Massilia Sound System, la Compagnie Lubat fait partie de la Linha Imaginòt, un réseau anti-centraliste d’activismes d’Occitanie et d’ailleurs. En même temps, l’époque est à la régression : les traditions régionales, les dialectes, etc. paraissent de plus en plus récupérés par ceux qui veulent recréer des identités proprettes, parfaitement imperméables aux mariages mixtes...

B. L. : Au départ, la Linha Imaginòt, ça a été très fort. Rassembler ainsi dans un réseau d’échanges tous les cultivateurs de culture, tous ceux qui luttent contre la lyophilisation de la tradition, c’était génial. Puis le réseau s’est mué en concept, et il a pris toutes les vicissitudes du concept. Aujourd’hui, nous, à la Compagnie Lubat, on a une divergence stratégique, peut-être même idéologique, avec la Linha Imaginòt. Nous ne sommes ni des donneurs de leçons, ni des donneurs de solutions. A Uzeste, on est douteux, quoi. La Compagnie Lubat est discutable. La vérité, je ne la connais pas. Ma vie entière, j’ai joué avec des racines, celles du bop, celles du blues, celles de la musique noire. C’est tout ça, ma jazzconnerie. Il faut se baisser un peu la garde ; moi, je me sens singulièrement pluriel, donc je le joue et je le vis. Les Fabulous Trobadors et le Massilia Sound System, ils sont super, cette manière de bousculer la langue dans leurs chansons, c’est très bien. Mais aujourd’hui, je crois qu’ils ont peur du mélange, ils ont peur des musiciens, et peut-être surtout des musiciens qui, comme nous, n’ont pas peur d’avoir peur.

- Est-ce que le jazz n’est pas devenu, à l’instar de l’Occitanie en quelque sorte, un domaine réservé ? Vu d’Uzeste, vous ne le trouvez pas un peu trouillard, le jazz d’aujourd’hui ?

B.L. : Le jazz est devenu une messe, une messe crétine avec de nouveaux curés traditionalistes. On ne déconne pas avec le jazz. C’est sérieux, les mecs. Le jazz est devenu une musique de gala du Rotary Club. Ça me fait chier que le jazz vieillisse. Pour moi, cela reste une musique de tourment, de tumulte, de pas d’accord. Le jazz, je voudrais qu’il reste la musique sur laquelle le corps social danse le mambo. A Uzeste, on lutte contre cette croûte ; le jazz est une musique d’anciens, au sens où on l’entend en Afrique. On apprend à avoir toujours envie, à élaborer des projets, à inventer des concepts. Qu’est-ce qu’on fait la prochaine fois ? Comment on joue ? Comment on se rencontre ? Comment on se parle ? Et en même temps, on n’a rien de prévu, rien de prêt-à-l’emploi, pas de solutions. On travaille la terre, et on demande à d’autres - comme Claude Sicre des Fabulous Trobadors - de venir travailler la terre avec nous.

- A propos, les Fabulous Trobadors sont récemment venus à Libercourt, dans le Pas-de-Calais, pour un atelier d’écriture musicale. Vous qui êtes à cheval sur la transmission, croyez-vous que, parce qu’on entretient ses racines chez soi, on est capable de travailler des racines, ailleurs, avec d’autres ?

B.L. : C’est, comme je le disais plus tôt, la problématique du mouvement. Claude Sicre, il veut mettre tout le monde sur sa ligne. Et, dommage peut-être, mais c’est pas sûr qu’il y arrive. La Compagnie Lubat a elle aussi fait des ateliers avec des rappeurs en Avignon, à Bordeaux, à Paris, etc. Mais on ne leur parle pas de rap. En fait, les rappeurs, on leur rentre dans le chou. On parle de nous, de nos jeux de mots, de nos turpitudes, de nos joies, du scat, de la jazzcogne, des intégrismes. Et puis, j’ai l’impression que ça les intéresse. Pendant les ateliers, on fait des pieds des mains, on joue comme des pieds ou sans les mains. On invente ce qu’on va apprendre. Le maître, c’est celui qui cherche l’élève. Du coup, quelque chose s’invente, et c’est forcément quelque chose d’altéré. Quand on transgresse les formes dans le rap comme dans n’importe quelle famille, ça donne du relief, et les rappeurs, ils rappent plus catholique. C’est bien, je crois, d’altérer, de mettre de l’autre dans les moteurs. Dans nos ateliers, on essaie d’expliquer que la forme est aussi un contenu... C’est là que Lubat blesse.

- Qui ?

B.L. : Le Sicre du printemps.

- Dans vos ateliers, qu’apporte la rencontre de jeunes rappeurs urbains avec la rurale Compagnie Lubat ?

B.L. : Nous sommes presque voisins : la campagne commence souvent à moins de cinq kilomètres des quartiers, et c’est comme si cette distance était décuplée par l’ignorance mutuelle. Ce qui m’a toujours attiré dans le rap, c’est le tambour de bouche. Ces gars-là n’ont pas pu se payer d’instruments, moins encore apprendre la musique... Alors ils ont tout inventé avec la bouche. Le génie, la nécessité du truc, c’est ce swing de bouche. On a jeté les tambours par la fenêtre et ils reviennent par la porte de derrière. Après évidemment, ce qu’ils disent, sans doute qu’il faut qu’ils le disent, mais moi, je peux pas dire la même chose. J’ai pas de leçons à donner, les situations sont différentes. A Uzeste, nos histoires de deal, elles tournent toutes autour des cochons qu’on tue et avec lesquels on fait le boudin.

- Mais entre ville et campagne, quels rapports intimes voyez-vous ?

B.L. : Moi, je suis allé à la ville à 20 ans, j’ai joué, j’ai fait des tournées, etc. Et être revenu plus tard, beaucoup plus tard, au village, ça m’a fait comprendre que j’avais tout à apprendre de ce que les gens disaient. Les traumatismes et les trous de mémoire sont une mine. Aujourd’hui, les villes ont leurs friches industrielles ; nous, à la campagne, on a les friches tout court. Petit à petit, les paysans disparaissent, et leurs traces s’effacent. Alors, notre méthode est simple : nous sommes pour le sous-réalisme, pour explorer dessous le réel, pour trouver la plage sous la réalité. C’est ça, notre pertinence d’artistes, je crois. Pouvoir alpaguer, avec une sensibilité gratuite, des choses dont on pensait qu’elles n’avaient plus de valeur, qu’elles ne servaient plus et qu’elles ne serviraient plus jamais.

Propos recueillis par
Thomas Lemahieu

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Périphéries, mai 1998
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