Périphéries

Amok, éditeur métèque

En orbite du monde

En banlieue parisienne, Olivier Marbœuf et Yvan Alagbé, 26 et 27 ans, animent une maison d’édition indépendante, Amok. Ils publient des albums et des revues de bande dessinée, de graphisme et de photo, sur des thèmes qui travaillent l’époque au corps : l’exil, les cités, la quête d’identité, les comptes à régler avec l’Histoire, le mélange des cultures... Quand un lieu anonyme et décentré favorise à la fois l’introspection et l’observation du monde : rencontre avec Olivier Marbœuf.

Une revue exubérante rendant hommage aux Nourritures méditerranéennes ; une autre, déclinant le verbe Habiter sous toutes les latitudes, de la Suède aux territoires palestiniens, par la photo, l’écriture, le graphisme ; un grand recueil intitulé Nous sommes les Maures, dans lequel des peintres et des dessinateurs explorent les relations entre l’Europe et le Maghreb à travers les siècles... Ces albums aux couleur éclatantes, au prix modeste et au propos toujours à vif, font partie de la production éclectique et inclassable d’Amok Editions.

Ses deux responsables, Olivier Marbœuf et Yvan Alagbé, en sont aussi le seul personnel fixe. Grandis en banlieue parisienne, fils d’immigrés -parents antillais pour l’un, béninois pour l’autre-, ils ont créé Amok il y a huit ans, alors qu’ils étaient étudiants en fac de Sciences.

« L’origine du fantasme »

Alors qu’en bande dessinée, les exigences généralement très élevées en matière de ventes encouragent peu à innover, Marbœuf et Alagbé donnent à voir des styles originaux, audacieux. Au départ, chacun peignait ou dessinait dans son coin. Partis avec pour tout bagage leur « envie de faire des choses », ainsi qu’une absence totale de complexes et de préjugés, ils ont commencé par créer ensemble une revue au titre éloquent, L’Œil Carnivore, qui leur a servi de sésame pour élargir leur horizon et multiplier les rencontres. « Chez Yvan comme chez moi, personne n’en avait rien à foutre des livres, raconte Olivier Marboeuf. S’intéresser à ce dont tout le monde se fiche, j’ai toujours trouvé ça plutôt bien... C’est comme tomber amoureux de la fille que personne ne désire. Ça ne s’explique pas. »

Leur goût de l’ouverture, ils tentent de l’insuffler à un genre trop souvent cantonné, selon eux, dans le rêve et la nostalgie de l’enfance. Ils publient aussi des photographes, des graphistes. Entre les pages de leurs livres s’entrechoquent quelques-uns des thèmes les plus urgents et essentiels de l’époque : l’exil, l’immigration, la banlieue, la quête d’identité, la confrontation des cultures. La dernière collection qu’ils ont créée, baptisée La Vérité de..., est constituée de dépliants cartonnés, jalonnés de documents personnels, sur lesquels quelqu’un raconte son parcours dans un contexte particulier : la quête de ré-enracinement d’une infirmière issue d’une famille d’agriculteurs bretons dans Comme une souris dans l’herbe, l’expérience d’un éducateur d’origine algérienne dans une cité de Marseille dans Cité Bassens, traverse du Mazout, les souvenirs d’une expatriée française à la fin du protectorat au Maroc dans Histoire d’un protectorat... Dans Hors la France, Yvan Alagbé a également recueilli le témoignage de sa jeune sœur Hélène, ballottée entre la France et le Bénin, puis partageant l’errance d’un clandestin nigérian entre la Belgique et l’Allemagne.

Les deux associés publient une foule d’auteurs venus de tous les horizons, parmi lesquels le Madrilène Raul, dessinateur d’El País, ou le photographe libanais Fouad Elkoury. Ils organisent des expositions en Hollande, en Allemagne, en Belgique. « On est un éditeur un peu métèque », résume Olivier Marbœuf. Lui-même a eu le coup de foudre pour le Portugal, pays auquel est consacré le dernier numéro de leur revue Specimen et où il se prépare à passer une année : « La diaspora, le mythe, le recouvrement d’un royaume imaginaire... C’est un pays riche en thèmes qui me touchent. Et puis, Lisbonne, c’est sans doute le plus bel endroit que j’aie vu en Europe. » Il n’a jamais mis les pieds aux Antilles : « C’est l’origine du fantasme qui m’intéresse, plus que l’origine sanguine. »

« Quand les gens ont le sentiment
d’être semblables,
ils se regroupent, et ça s’arrête là »

Leur première revue parlait de bande dessinée, de peinture, de musiques nouvelles, de littérature, d’installations, le tout sous forme d’entretiens. Tout feu, tout flammes, ils voulaient « mettre à jour des problématiques, mêler les genres » , toutes cloisons abattues. Ils ont perdu quelques illusions : « La pluralité, ça ne se vend pas. Ou alors, il faut un fil conducteur très fort. Pourquoi ? C’est assez facile à comprendre. Quand je regarde autour de moi, en dehors de mon boulot, dans la vie de tous les jours, je vois bien que les gens ne sont pas très curieux, constate Olivier Marbœuf, sans aigreur aucune. Il y a une fainéantise, un confort de pensée. On ne bouge pas beaucoup d’où on est, on ne cherche pas beaucoup à découvrir d’autres manières de penser. La pluralité, en quelque sorte, parasite ce que veulent les gens. On vit dans une logique de consommation. Nous, on veut apporter une lenteur dans la société, jouer le rôle de poids mort, ralentir la vitesse de transmission. »

Ce repli, cette frilosité, prévalent à ses yeux dans les rapports humains : « La question de l’autre n’est pas appréhendée aujourd’hui, remarque-t-il. Avec la construction européenne, la mode est aux pactes de non-agression. On est soit dans le rejet en bloc, soit dans l’acceptation en bloc. Mais jamais on n’interroge la différence. »

Et quand il parle d’altérité, il ne pense pas seulement à la couleur de peau : « L’idée que les gens ont une identité intérieure, qu’ils sont quelque chose en profondeur qui peut être différent de ce qu’ils paraissent en surface, est assez peu répandue aujourd’hui. On élève couramment les enfants dans l’idée que tout le monde est pareil. Les gens ont du mal à imaginer d’autres états de conscience. Quand on a le sentiment d’être semblable, on se regroupe, et ça s’arrête là. Le conflit, ça emmerde les gens. Ils préfèrent la langue de bois, les rapports sans conséquences. Ils sont incapables d’accepter la différence sans la niveler. Cette croyance en quelque chose d’intérieur est aussi ce qui distingue l’art tout court des arts appliqués, par exemple. Ce quelque chose, ceux qui viennent des arts appliqués, en général, s’en foutent. Et même, globalement, ils le méprisent pas mal. »

« Il reste toujours
quelque chose de sauvage »

En marge, les deux jeunes gens ont toujours occupé une place privilégiée, propice à l’introspection comme à l’observation du monde. « Yvan et moi, on a toujours été décentrés, dans tout ce qu’on a fait, dit Marbœuf. Par nos origines, déjà, et aussi parce que ni l’un, ni l’autre, nous ne sommes issus d’un milieu lettré. Ce qu’on représente, y compris dans notre travail, c’est l’impureté. On n’est pas des puristes, on ne travaille pas pour un public de puristes - ce que sont les fans de bande dessinée : des “purs et durs”. Nous, on a toujours tout mélangé. On a toujours été en décalage. »

Le décalage est même géographique. Le siège d’Amok est aussi le domicile d’Olivier Marbœuf : une petite maison blanche que rien ne distingue des autres, environnée d’arbres, à Wissous, dans la banlieue sud de Paris. Sur le rebord de la fenêtre, derrière la vitre, un chat noir écarquille ses yeux d’émeraude. « A Paris, pour le même prix, j’aurais un clapier », commente le maître des lieux. Mais l’espace ne se compte pas qu’en mètres carrés : pour lui, il n’est pas innocent d’avoir posé ici les cartons de son utopie. C’est ici qu’il se situe, c’est d’ici qu’il parle :

« J’ai toujours été francilien. La banlieue, c’est un mélange entre l’industrie et la nature, et la nature gagne toujours sur l’industrie. J’ai hérité de mon père une culture dans laquelle la maison ne sert qu’à se mettre à l’abri quand il pleut. Le reste du temps, on vit dehors. Quand j’étais gamin, “ma rue” signifiait pour moi tout autre chose que ce que cela peut signifier pour un petit Parisien. Je me demande comment font les enfants, à Paris, d’ailleurs... Je n’ai jamais eu l’habitude de sortir et de me retrouver environné de voitures, de touristes. Aujourd’hui, mon travail m’oblige à vivre davantage à l’intérieur, mais je reste influencé par cette culture, qui est aussi une culture de piéton. Je ramasse beaucoup de choses par terre, des matériaux bruts que j’utilise pour Amok. Jamais je n’aurais pris cette habitude en ville. En ville, le rapport au propre et au sale est différent. Le sol est sale, l’environnement est pollué, dangereux. Pour moi, le fait d’être entouré de champs, de bois, mais aussi d’animaux : des oiseaux, des rats, des hérissons..., c’est très important. Vivre ici, ça donne aussi une idée de la fragilité différente de celle des gens qui vivent en permanence dans le béton, dans le dur. En fait, ce qui est générique dans notre travail, c’est le côté sauvage, à tous les sens du terme. Même dans un écrin, dans un habillage propre, léché, il reste toujours quelque chose de sauvage. »

Des bouteilles à la mer

Ce qui caractérise la production d’Amok, c’est un refus obstiné de la gratuité. Pas question de faire de beaux livres pour faire de beaux livres. Cette conception de leur travail, Marbœuf et Alagbé doivent parfois la défendre contre les deux graphistes virtuoses qui collaborent avec eux : « Ils seraient prêts à faire un livre sur des maisons en sucre, pour peu que ce soit beau ! Non, sérieusement ! », râle Olivier. « On a eu l’occasion récemment de collaborer avec une grande maison d’édition sur des bouquins d’art à 20.000 balles. Les graphistes étaient partants, mais pas Yvan et moi, et on a refusé que le nom d’Amok y soit associé. Que le prix soit accessible, c’est capital à nos yeux. »

Les deux responsables consacrent à Amok tout leur temps, toute leur énergie. Aujourd’hui encore, ils ne vivent pas directement de leur activité d’éditeurs, mais celle-ci leur permet, en les faisant connaître, de travailler comme illustrateurs et concepteurs graphiques pour différents journaux. Au début, pour payer leurs livres, ils ont exercé toutes sortes de jobs. Marbœuf a été éducateur de rue, « auprès de jeunes qui avaient à peu près mon âge ». En malais, « Amok » désigne des personnes touchées par la folie, qui, toute leur vie, courent après quelque chose, sans pouvoir expliquer quoi... Sans pouvoir expliquer quoi, vraiment ? Marbœuf rit. « Faire exister quelque chose envers et contre tout, et en particulier contre la logique commerciale, c’est passionnant, répond-il. Amok, pour nous, c’est une façon d’habiter quelque part. Nos livres sont des bouteilles à la mer. On reçoit des lettres, ici, de gens qui nous disent que notre travail les a touchés. Mais c’est aussi un vrai truc de crève-la-faim. Tout le monde s’étonne qu’on ait déjà tenu si longtemps. Beaucoup de soixante-huitards, au début, nous lançaient : “Nous aussi, à votre âge, on avait de grandes idées...” Or il ne s’agit pas de grandes idées, mais de travail. »

Mona Chollet

Images :
1. Yvan Alagbé et Olivier Marbœuf, photo de Sabine Witkowski
2. Oum Kalsoum par Yvan Alagbé, « Etoile d’Orient », in « Nous sommes les Maures », revue Le Cheval sans Tête
3. « Hors la France », « La Vérité d’Hélène Alagbé », collection La Vérité
4. « Comme une souris dans l’herbe », « La Vérité de Claudine Simon »
5. « Nous sommes les Maures »
6. Dans les foyers de travailleurs immigrés. « L’échec », par Karim Traidia, in « Nous sommes les Maures »

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Périphéries, novembre 1998
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