Au moment où elle se retire du monde, Dominique Sigaud, journaliste passée à la littérature, en décrit la violence au plus juste, au plus intime. Après la Guerre du Golfe et l’Algérie, elle arpente dans Blue Moon un couloir de la mort aux Etats-Unis.
De retour d’Algérie, en 1995, elle a défait ses bagages et planqué son passeport. « J’avais eu trop peur », glisse-t-elle pudiquement. Elle a rangé ses années à sauter d’un point chaud à l’autre de la planète, du Liban au Rwanda, du Sud-Soudan au Bangladesh. De ses reportages, la journaliste Dominique Sigaud n’a retenu qu’une chose : « Nous sommes tous cousins. Chez les Palestiniens du Liban ou dans le village le plus reculé du Bangladesh, on est tous là, des hommes partout, qui en savent des choses sur la nature humaine. » Depuis qu’elle s’est posée, Dominique Sigaud accouche chaque année d’un roman situé toujours au loin, au plus près de la douleur, au cœur de l’homme. Elle n’est pas entrée en littérature pour la beauté du geste ou pour l’amour de l’art. « Au départ, c’est venu des interrogations qui me tenaillaient sur le style journalistique. Comment transmettre au lecteur français d’un reportage le sens des mots d’une petite réfugiée sud-soudanaise ? C’est une question d’écriture et au fond, je crois de littérature. J’ai toujours été frappée par la fécondité de la littérature sud-africaine par exemple. A travers Brink et Coetzee, j’ai commencé à saisir ce qu’était l’apartheid. »
Aimantée par tous les déserts du récit, Dominique Sigaud embarque le lecteur de ses romans aux pires extrémités de l’humanité. Le manque ou l’absence totale de paroles la poussent toujours là où les hommes s’entre-tuent. « A l’époque de la guerre du Golfe, j’étais en analyse. Proprement dégoûtée par le silence des intellectuels français sur cette guerre, j’en éprouvais une souffrance extrême. Il y avait si peu de courage, si peu d’intelligence, si peu de vérité. » Dans son esprit, les images de CNN travaillent. Dans l’œil des caméras, le sol se troue sous les bombes. Une amie lui propose d’écrire une nouvelle. L’étincelle, comme une frappe chirurgicale dans sa tête à elle. Elle écrit L’Hypothèse du désert. Tout de suite, l’image de ce soldat, mort dans le désert, lui vient. Autour de l’Américain John Miller se rencontrent sa veuve, un soldat français et des villageois irakiens. Acteurs ou spectateurs, tous, rassemblés autour du cadavre enlisé, se demandent ce qui les lie à la violence.
Chez Dominique Sigaud, tout part d’une parenthèse, où l’horreur se dit entière. Ainsi, la première fois qu’elle est partie en Algérie en octobre 1988, c’était parce qu’elle avait lu dans une note d’article que les étudiants qui se révoltaient, subissaient des tortures sexuelles. Plus tard, elle publiera La vie, là-bas, comme le cours de l’oued. Sur ce pays que l’accumulation de prises de position rend plus opaque, ce récit remet magistralement les idées en place. Dominique Sigaud n’en finit pas avec l’autre côté de la mer. Ainsi, raconte-t-elle dans une lettre ouverte, lorsqu’elle enfante, en février dernier, c’est à l’Algérie qu’elle pense. « Pendant que je hurlais qu’on me laisse tranquille, pendant que je m’époumonais à penser que jamais je n’arriverais à laisser passer cet enfant, l’Algérie m’est revenue. La douleur. Le corps. La vie ou la mort. A ce moment-là je me suis tournée vers elle. C’est étrange. Ça ne l’est pas. Elle et moi nous nous ressemblons un peu. Quelque chose qui hésite entre plaisir et douleur, ouvert et fermé, bonheur et haine de soi ; une quête qu’on sait d’avance illimitée. Le désir de bien faire et celui de tout abandonner. C’est aussi ça, la Méditerranée. »
Pour Blue Moon, son dernier roman, qui se déroule dans les couloirs de la mort, le journal de liaison d’Amnesty International lui souffle l’argument. Dans un petit encadré, elle trouve les questions que l’on pose aux condamnés à mort à la veille de l’exécution. « Comment ça va aujourd’hui ? », « Comment tu veux t’habiller ? », « Qu’est-ce tu veux manger ce soir ? ». Son sang ne fait qu’un tour ; elle part. « Ces questions ne pouvaient pas être les derniers mots que l’on adresse à un homme avant de l’exécuter. C’est avant tout une affaire de langage. Ces questions sont horribles parce qu’on en a institutionnalisé l’usage. » Bille en tête, Dominique Sigaud part au Texas, à Huntsville, où, à la prison, elle rencontre un homme en sursis. « Il y avait une inégalité terrible entre nous. On était au parloir, on avait deux heures, je savais qu’il avait épuisé tous ses recours et que son exécution était proche. Et moi, je posais des questions sur son existence pour un roman. Mais bon, en même temps, il était adulte, il avait accepté librement de me rencontrer. »
Héritage de son métier de reporter au long cours, son souci documentaire demeure encore aujourd’hui très vif. Dans l’univers connu des couloirs de la mort, où les néons luisent, où les chaînes cliquettent, où la chaise électrique grésille, où la nausée gagne, elle laisse le décor pour ce qu’il est - une façade - et plonge dans le cœur de ses personnages. « J’aime beaucoup avoir cette structure très forte du réel parce qu’après, ça ouvre un champ immense. Dans la littérature, c’est l’effet de contraste entre le réel et l’imaginaire qui m’intéresse. » En vertu d’une souffrance qu’elle partage avec ses personnages, la romancière réinscrit l’homme dans l’inhumain. Aaron Robbins, le condamné à mort de Blue Moon, hésite. C’est un homme entier, encore debout, rempli d’envies contradictoires - vivre quand même, mais comment vivre quand tout le monde voit le condamné déjà mort ? -, à l’endroit même où d’autres baissent les bras et tombent à genoux.
Bien calé sur la poitrine de sa maman, Jules - dont l’attente et la naissance furent le moment de se rapprocher de l’Algérie, jusqu’à s’y identifier - se fiche comme de son premier biberon de ce que dit sa mère. Du haut de ses huit mois, seuls les arbres rouges au dehors paraissent attirer son œil. Circonspect, il les scrute. « Quand il est arrivé ici, explique Dominique Sigaud, il s’est mis à hurler à la vue de ces arbres si rouges. Il n’en avait jamais vu. Il avait très peur. » C’est une affaire de famille, ce besoin de scruter inlassablement ce qui fait violence dans le monde. Un jour, on s’en approche, on se brûle au soleil noir de la mort et malgré le dégoût, on le toise, pour saisir comment des hommes en arrivent à panser leurs plaies avec la peau des autres.
Œuvres de Dominique Sigaud : Blue Moon, Gallimard, 1998 ; La vie, là-bas, comme le cours de l’oued, Gallimard, 1997 ; L’Hypothèse du désert, Gallimard, 1996 ; La Fracture algérienne, Calmann-Lévy, 1991. « Lettre au directeur du Festival » parue dans Méditerranées, anthologie présentée par Michel Le Bris et Jean-Claude Izzo, Librio, 1998.
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