Périphéries

Yamina Benguigui, cinéaste

Ensemble

En février dernier, Mémoires d’immigrés - l’héritage maghrébin, documentaire fleuve de Yamina Benguigui, sortait en salles après son passage sur Canal + en mai 1997. Depuis, la réalisatrice a sillonné la France pour participer à tous les débats de fin de projection où l’on réclamait sa présence. Dans les salles, les spectateurs se levaient, enchaînaient avec émotion sur leur propre parcours. Dans des familles obérées par les non-dits, où le mutisme était de rigueur, Mémoires d’immigrés a libéré la parole ; il a comblé un vide d’histoire, de mémoire, de représentation. Aujourd’hui, alors qu’elle tente de donner à son travail une suite télévisée (Place de la République sur France 2), Yamina Benguigui évoque l’après-Mémoires.

Yamina Benguigui : Je ne m’attendais pas du tout à ce qui s’est passé après la sortie du film. J’avais énormément douté. Je doute toujours, même si je fais un six minutes, un huit minutes. J’avais écrit Mémoires d’immigrés comme ça ; je l’avais pensé comme ça. Je m’étais dit que j’irais au plus près de cette parole, de ces gens, de cette mémoire. Je savais que je touchais à quelque chose de très sensible. C’était un pan de l’histoire de France sur lequel je ne savais pas si les Français - on va dire « de souche » - allaient percuter. Est-ce que ça allait n’être qu’une histoire entre nous, entre les immigrés et leurs enfants ? Ce n’était pas évident. Mais je n’avais pas imaginé un instant que ce film allait libérer la parole à ce point. Finalement, Français ou immigrés, on en était tous au même point sur cette histoire-là. L’immigration, et plus particulièrement l’immigration maghrébine, c’est quelque chose qui fait encore très mal aujourd’hui. Que ce soient nos parents ou nous, les enfants, on était toujours sur nos gardes avec la France. Quand on commence à décrypter, c’est vrai que l’Algérie a eu son indépendance, que les parents ont fait le choix - même si ce n’est pas un vrai choix - de rester, et qu’ils nous ont élevés dans un pays qui n’était pas le nôtre. Comment on a composé ?

Le film a un côté universel : aux Etats-Unis et partout où il a été projeté, j’ai pu le constater ; être exilé, déraciné, vivre dans un pays qui n’est pas celui de vos parents, ça fait vraiment de très gros dégâts. Surtout dans une culture où on ne parle pas. Les Méditerranéens ont la tchatche, mais, contrairement à ce qu’on peut croire, ils ne se livrent pas comme ça.

Toutes ces lettres, c’est celles que j’ai reçues ce matin. « J’ai vu Mémoires d’immigrés », « mon admiration devant ce travail », « est-ce que vous pourriez venir à tel endroit ». Je reçois encore une vingtaine de lettres par jour. Lors des débats auxquels j’ai participé partout en France, j’arrivais à mon hôtel, et là, dix ou quinze jeunes m’attendaient - ils venaient au débat le soir mais ils voulaient me parler avant. Et me parler avant, c’était discuter pendant une heure avec moi dans le hall de l’hôtel. Il y a le film, et il y a ma présence. Comme je suis aussi issue de cette histoire, le fait d’avoir fait ce film me donne à leurs yeux une légitimité. C’est un lien. J’ai un rôle de grande sœur - je suis effectivement une grande sœur : je veux dire, on est six frères et sœurs. Je continue à avoir ce rôle-là dans le cinéma. Pour les débats où je suis allée, je ne me suis pas fait payer, évidemment. J’insiste là-dessus, parce que beaucoup d’auteurs qui se déplacent se font payer. Après la projection de Mémoires d’immigrés, qui continuait dans les récits de vie des spectateurs de la salle, il y avait toujours quelqu’un, un père ou une mère, qui se levait et qui disait : « C’est la vérité, ce que t’as dit là, ma fille ! » A partir de là, eux peuvent se raconter. Comme les Français, d’ailleurs. Combien de fois des profs et des avocats m’ont dit : « Moi, je suis passé devant des cités de transit, mais je n’ai pas regardé, ça ne me concernait pas » ? Dans les débats, j’ai insisté sur le fait que c’est une histoire commune, plus ou moins douloureuse des deux côtés. En tout cas, on doit la continuer ensemble. Personne ne peut dire : « Ce n’est pas notre histoire. »

« Si je n’avais pas eu les codes culturels
pour rentrer dedans,
ça aurait été un autre film.
Quand quelqu’un pleure à l’image, je pleure.
Quand il se raconte, je me raconte »

On m’a demandé si un Français aurait pu faire ce film et je pense que non. Pas de cette manière, en tout cas. Si je n’avais pas eu les codes culturels pour rentrer dedans, ça aurait été un autre film. A la différence de certains journalistes ou cinéastes, qui ont ce recul en arguant qu’il faut toujours avoir de la distance, mon principe était de ne pas instaurer de distance. C’était : « Je suis avec vous. » Il y a une histoire personnelle derrière Mémoires d’immigrés. Quand quelqu’un pleure à l’image, je pleure. Quand il se raconte, je me raconte. C’est cette attitude de proximité qui a déclenché pas mal de choses.

En tout cas, je suis sûre qu’un homme maghrébin n’aurait pas pu faire ce film. Il n’aurait jamais eu cette approche, cette façon de capter les parents. Par pudeur, à cause du poids des non-dits. Dans ce film, il y a aussi une lecture importante sur comment nous sommes. Pour que vous, vous puissiez aussi nous connaître, parce que c’est vrai que pendant longtemps, ça a été : « Chut ! faut rien dire. »

- Est-ce que cette parole libérée à l’intérieur des cellules familiales gagne peu à peu l’espace public ?

Y.B. : Une brèche est ouverte. Les professeurs ont compris qu’en montrant ce film, ils pouvaient amener les enfants à parler de leur histoire. Dans des écoles, le film est étudié en cours d’économie, en cours d’histoire. Là, j’ai reçu une lettre du ministère de la Justice qui me demande de participer à un débat avec des stagiaires. Les hôpitaux de Paris m’ont aussi demandé de venir parler. Mais maintenant, je n’ai pas les moyens de faire bouger les choses - ou alors, il faut que je rentre en politique. Récemment, à Jean-Pierre Chevènement - avant son accident, au mois de juin -, quand j’ai eu l’occasion de le rencontrer, j’ai dit : « C’est peut-être utopique ce que je vous demande, mais humanisez les préfectures de police ! Ce n’est pas possible que des gens qui sont là depuis quarante ans ne puissent même pas faire changer un permis de conduire. » C’est la réalité de nos parents face à l’institution, la réalité de ce regard-là. « Mohamed, qu’est-ce que tu viens faire ? » Comment décaler ce regard ?

Un film, face aux lois, face aux idées, ça peut paraître assez mince. Finalement, c’est très important, l’impact de l’image et de la représentation. A partir du moment où, d’un seul coup, on se montre et on parle, quelque chose se passe. Il ne se produit pas de rejet. C’est la méconnaissance de l’autre qui est grave. Je montre dans Mémoires d’immigrés comment nos parents ont vécu en marge. C’était « ne te montre pas », « ne parle pas », « ne dis pas ». Moi, je prends le contre-pied.

- Comment tout cela peut-il évoluer d’après vous ? Bien sûr, Mémoires d’immigrés est important pour la transmission de cette histoire, mais au soir de la vie des parents, qui peut encore agir, changer les choses ?

Y.B. : Dans le film, j’évoque la vieillesse ici et la mort ici. On va devoir vivre ensemble et composer ensemble ; forcément, ça commence par : « On va vous présenter nos parents. » C’est un redémarrage.

« Ils vont chez le médecin et ils disent :
Je suis malade de la retraite”,
en traduction littérale de l’arabe.
Ils vivent la retraite comme une maladie.
Ces hommes n’ont jamais vécu dans la cité »

C’est quelque chose de complètement nouveau, la vieillesse dans l’immigration. « Travailleurs immigrés » ne rime pas avec « vieillesse ». C’était impensable. Même eux ne se sont jamais projetés dans une vieillesse ici. Il y a la vieillesse rêvée et la réalité de la vieillesse. Aujourd’hui, ils sont plusieurs dizaines de milliers d’hommes de plus de 60 ans qui ne peuvent pas retourner et vont devoir vieillir ici. Strictement rien n’a été pensé pour eux. Ils sont toujours dans les foyers. Ils ont des droits de retraités, mais ne savent pas où s’adresser. Ils ont des sacs entiers de paperasserie et ne savent pas quoi en faire. Avant, c’était simple : travail, foyer, travail, foyer. La vieillesse leur est tombée dessus à l’improviste. Ils vont chez le médecin et ils disent : « je suis malade de la retraite », en traduction littérale de l’arabe. Ils vivent la retraite comme une maladie. Leur seul contact avec l’extérieur, c’est le médecin.

Est-ce que ces gens vont terminer dans des mouroirs comme ça ? Est-ce qu’il y a l’espoir d’un regard sur eux ? Je suis revenue cassée des foyers. Il faut regarder la vieillesse des immigrés en face, parce que c’est tellement insupportable. Une vie de sacrifices, et, à la retraite, pas de répit. A un moment, on ne peut plus raconter. Ces hommes n’ont jamais vécu dans la cité. C’est une composante de la société française qu’on continue d’oublier.

Alors, quand on n’a rien partagé pendant 40 ans, comment on fait à présent ? A Lyon, des gens viennent d’organiser un colloque sur la vieillesse et l’immigration à partir de Mémoires d’immigrés. Le relais, là, il a été pris. Le problème de la langue est bien réel. Il faut des médiateurs pour nos vieux immigrés. Tous ces jeunes qui pratiquent la langue, qui parlent arabe, pourraient devenir de formidables intermédiaires. Il faut aussi intervenir au niveau des lois : les vieux qui vivent cinq mois et vingt-neuf jours en France, six mois et un jour en Algérie, n’ont plus droit à leur retraite, en vertu des lois Pasqua-Debré-Chevènement, même s’ils ont cotisé et si on les a taxés - tout ça parce qu’ils sont restés six mois et un jour à l’étranger.

Pour nous, les enfants, le fait de réclamer des carrés musulmans dans les cimetières est le signe tangible de l’intégration et de l’enracinement. Enterrer nos parents en France, c’était inimaginable il y a quinze ans. C’était le système du rapatriement des corps. A partir du moment où j’enterre ma mère ici - je touche du bois -, je m’attache à cette terre définitivement.

Je voudrais faire un 26 minutes avec une des mères que je n’ai pas pu montrer dans Mémoires d’immigrés. Elle avait 69 ans et habitait à Puteaux. Je me souviens, elle parlait splendidement. Elle disait : « Les enfants, ce sont des oiseaux sans ailes. » Depuis 20 ans, elle essayait de passer son permis de conduire. Un jour, elle est rentrée là-bas ; elle est morte là-bas, et moi, j’étais dans ma salle de montage où je la voyais depuis quelques jours me dire : « Je ne me ferai jamais enterrer en Algérie. Ma vie, c’est ici. Je vais avoir mon permis. »

Les retraités se rapprochent un peu de leur religion : ce n’est pas de l’islamisme, ça. Mais jamais ils ne vont oser réclamer un endroit pour prier. Tout ça, c’est un débat qu’aucun politique n’a abordé. Je suis sûre que beaucoup d’associations y pensent. Grâce au film, il n’y a au moins plus de honte à en parler. Aujourd’hui, on doit interpeller les élus, sans agressivité. On ne peut pas dire : « Regardez ces Arabes, maintenant ils veulent nos cimetières. » On commence à être beaucoup ; si on ne s’enracine pas ici, ça va réellement poser problème.

- Vous parlez de ces vies passées en marge du monde... Là, en marge, dans les cités, des jeunes, très virulents, fils et filles d’immigrés sortent, se montrent, avec un discours politique construit. Vous connaissez le Mouvement de l’immigration et de la banlieue ?

Y.B. : Le MIB et moi, ce sont deux visions différentes. Ce qu’il y a de bien, c’est qu’on parle des mêmes choses et qu’on n’a pas le même discours. On se rejoint forcément, puisqu’on parle du même malaise. Mais j’ai une autre façon de faire que les gens du MIB. Ils ont envoyé une lettre au Nouvel Observateur pour parler de Mémoires d’immigrés. Faudrait que je la ressorte parce que... Elle est... Ils ne m’ont pas écrit directement. J’avais commencé à leur répondre, et puis j’ai mis la lettre à la poubelle. Parce que ce n’est pas la peine de rentrer dans une polémique. Les points qu’ils attaquaient - la critique avait parlé de cet homme qui pleurait dans Mémoires d’immigrés -, c’était « arrêtons de parler de l’immigration sur un mode pleurnichard ». Ils ont pris le commentaire du film et ont écrit « on en a ras-le-bol de l’immigration pleurnicharde ». J’ai envie de leur dire : « Allez voir le film, on en reparle après. »

On ne peut pas nier aujourd’hui la vulnérabilité de ces hommes. Ces hommes n’ont jamais pleuré ?... Les gens du MIB disent « nous, on va dans les cités, on fait des trucs de danse ». Mais en même temps, il faut arrêter de se voiler la face en disant « nous, on est comme ça, on ne baisse pas la tête ». Oui, quand les gens les raillaient d’un « ça va, Ahmed ? », nos pères baissaient la tête. Oui, ils se sont comportés comme ça, mais pourquoi ?...

Nos parents n’étaient pas des réfugiés politiques, même si beaucoup de jeunes de banlieue le pensent. Certains m’ont dit : « Mes parents ont tout laissé en Algérie, leurs terres, leur maison et tout. » Mais non, ce n’est pas vrai. La réalité, ce n’est pas ça. La réalité, c’est que nos pères, c’étaient des bergers. Et s’ils ont vécu 40 ans en France, c’est qu’on est allé les chercher. On n’a pas pris les intellos des villes. Ça, c’est la réalité. Maintenant, comment on compose avec ça ?

A ne pas connaître son histoire, on se trompe d’histoire. C’est tout. Aujourd’hui, il faut raconter. Raconter comment, dans les années 70, les ouvriers qui allaient tous les jours au boulot, trouvaient à la sortie les bureaux de l’Office des migrations internationales qui les pressaient de signer l’aide au retour. Ils abandonnaient donc leurs droits, leurs points de retraite. Et il faut raconter comment certains - mais ce sont des récits de vie - contournaient le bureau. Parce qu’ils avaient honte de vouloir rester là. L’OMI avait mis des Marocains, des Algériens, qui parlaient la langue. A cette époque, on avait su trouver des gens qui parlaient la langue pour régler les problèmes. Pourquoi aujourd’hui on ne trouve pas de solutions pour la langue, alors que cette population, elle va rester ici ? Alors qu’on a su trouver des trucs, des stratégies incroyables, dans les années 60-70. On allait recruter, dans de petits villages au Maroc, des gens qui parlaient la langue du bled. On les installait avec des cageots de légumes, pour qu’ils expliquent aux ouvriers que s’ils signaient, ils pourraient se reconvertir en petits marchands. Ces ouvriers-là, ils rentraient chez eux avec le poids de la croix [la signature] qu’ils devaient mettre mais qu’ils ne mettaient pas, et le lendemain, ils retournaient travailler, refaire une journée de travail, et le soir ils devaient se retaper ce calvaire. Ils n’en parlaient à personne. Les enfants ont eu des pères comme ça. Ils doivent le savoir.

« Quand je revenais après la projection,
il y avait le calme.
Ils en prennent plein la gueule
d’entendre leurs parents parler comme ça »

Je suis allée dans des lycées du vingtième arrondissement à Paris. Dans des salles surchauffées, 300 élèves surexcités voyaient le film, et, quand je revenais après la projection, il y avait le calme. Ils en prennent plein la gueule d’entendre leurs parents parler comme ça.

J’aurais aimé rencontrer des gens du MIB pour débattre. Leur lettre, en même temps, était presque naïve. C’était : « Pourquoi on montre pas des choses positives ? » Est-ce que j’ai montré des choses négatives ? Est-ce que j’aurais dû faire un film en montrant un Beur qui a réussi ? tel P-DG ou tel présentateur de télé ?

- Non, mais les membres du MIB que j’ai rencontrés vous reprochaient plutôt - sans avoir vu le film, mais c’est révélateur malgré tout - d’avoir éludé la question de la délinquance qui, pour eux, est extrêmement importante puisqu’ils se battent surtout contre la double peine.

Y.B. : Là où les gens du MIB ne sont pas très renseignés, c’est que j’ai été une des premières, dans les années 80, à coproduire un film qui traitait de la double peine - cela s’appelait Cheb. Pour ce qui est de la délinquance, je l’ai abordée dans Mémoires d’immigrés, mais pas de façon frontale. Je l’ai abordée par la figure de Mounsi. Derrière sa belle casquette, il a fait 15 ans de taule. Ce n’était pas un petit délinquant. Il a été un grand délinquant, mais on comprend aussi d’où il vient, comment il a réussi à passer ce cap.

Reste qu’un film, ce n’est pas un fourre-tout, je mets un peu de ci et un peu de ça ; ce n’est pas une galette des rois. Les gens du MIB n’ont pas compris ma démarche de cinéaste. Pour Mémoires d’immigrés, j’ai voulu raconter une histoire qui était celle de la mémoire. Ces vieux vont partir sans rien nous laisser. Est-ce que moi, je leur vole la parole ? Non. Pour nous, nos enfants et nos petits-enfants. Immigrés et enfants d’immigrés, nous étions sans mémoire. On avait un blanc. C’était mon axe. Pendant trois ans, j’ai fait ce film avec mes tripes, je l’ai fait pour mes enfants. Rien n’a été réfléchi sur la suite ; je voulais juste inscrire nos parents dans l’Histoire. Aujourd’hui, je fais une fiction sur deux femmes venues d’Algérie. Si un jour j’ai envie de traiter les sans-papiers, je fais comme Jacques Kébadian [D’une brousse à l’autre] : il prend un point de départ, l’histoire d’un homme. C’est son thème. On ne peut pas lui demander de parler de la double peine.

Lors d’un débat, un dur - on sentait le mec, avec un discours construit, qui arrivait tout frais d’Algérie - m’a demandé pourquoi, dans le film, je n’avais pas fait trois heures sur la guerre d’Algérie. Mais je ne faisais pas un film sur la guerre d’Algérie. Je ne pouvais pas traiter la guerre d’Algérie en vingt minutes. Les images de René Vautier que j’ai mises dans Mémoires d’immigrés parlent d’elles-mêmes.

Tout le monde m’attendait là-dessus. Je l’ai vu à Canal ; à un moment donné, ils ont commencé à trembler parce qu’il aurait fallu que je mette un peu de Beurettes, un peu de filles que l’on marie de force, un peu de la double peine, un peu des sans-papiers. Non : je fais un film, j’ai le droit d’avoir mon regard. Ce n’était pas plus prétentieux que ça.

Je suis allée au bout du film que j’avais envie de faire. Maintenant, le MIB pourrait prendre son réalisateur préféré, Jean-François Richet, pour faire le film qu’ils veulent. Qu’il arrête de faire la banlieue « pan pan, je te tire, tu me tires », et qu’ils fassent ensemble un film sur la double peine. C’est clair.

Aux basques, j’ai le MIB et les harkis. Sauf que les harkis, ils sont vachement plus sympas. Les harkis, ça mérite trois heures de film, et traité de la même manière que Mémoires d’immigrés. Le jour où je ferai ce film sur les harkis, on va dire que je suis une fille de harki. Parce qu’on en est encore là. On en est là, dans la génération actuelle, dans les banlieues. Les gamins s’insultent en disant « lui, c’est un fils de harki ». C’est la pire insulte. En cause, c’est toujours la méconnaissance du passé.

Il y a un truc encore plus pernicieux : c’est le rapport entre certains membres du MIB maghrébins et moi - c’est-à-dire une nana qui vient trahir. C’est culturel, c’est le regard du grand frère sur sa sœur. Quand j’ai fait Femmes d’Islam, dans des débats, j’avais des groupes de mecs qui arrivaient après le film - ils n’ont jamais vu le film - et ils me parlaient en arabe : « Tu sais ce que tu fais, souillon ? Tu es en train de salir l’Islam. Comment tu peux faire ça, toi, une Arabe ? Tu dois la fermer, c’est ça ton rôle. » Devant une assemblée de gens qui ne comprenaient pas ce qu’ils me disaient. Les premières fois, je me suis dit que ce n’était pas possible. Non seulement ils ne voyaient pas le film, mais en plus, ils me demandaient de retourner à la maison... Là, c’est poli, ce que je dis. C’est ce droit sur la femme... Ça va chercher très loin.

Je voulais avant tout faire un film sur la dignité, sur le respect de l’autre, sur le regard sur l’autre. Pour qu’on puisse enfin se caler ensemble dans cette société -parce qu’on ne retournera nulle part. S’il y a cette demande -là à partir de Mémoires d’immigrés, il y a peut-être une envie d’avancer sur cette voie-là. Dans le fond, je voulais absolument éviter l’écueil du film haineux. Quand il n’y a pas de haine, ça ne veut pas dire qu’il y a de la langue de bois. L’approche est différente. On peut faire Ma 6-T va cracker ou Mémoires d’immigrés. Au bout, on peut aussi se retrouver.

« J’ai été élevée dans la haine de la France.
Le premier Français que je rencontrais,
je le descendais, j’allais directement au paradis »

J’ai vécu tout ce qu’ont vécu ces enfants qui se révoltent violemment. L’humiliation, le racisme, je sais ce que c’est. Avoir des parents algériens, je sais ce que c’est. La guerre d’Algérie, les suites et les conséquences, je sais aussi. Mon père n’est pas venu comme travailleur immigré, il est venu comme leader du Mouvement national algérien [MNA]. Il est venu, il a été emprisonné, mon oncle a été assassiné dans une forêt. Je viens d’une famille qui a été assignée à résidence à Saint-Quentin pendant les années de la guerre d’Algérie. J’ai perdu beaucoup de membres de ma famille pendant ces années-là. Mon père a fait quatre ans de prison, dont presque un an de mitard. Je n’ai pas été élevée dans du coton. J’ai été élevée dans la haine, vraiment la haine de la France. Le premier Français que je rencontrais, je le descendais, j’allais directement au paradis. C’était une horreur, bien avant les grands discours du FIS. Moi, c’est le cinéma qui m’a amenée sur ce regard-là.

Pour mon père, après l’Algérie, ça a été la Palestine et après la Palestine, c’est le FIS. Les gens du MIB, à côté, ce sont des enfants de chœur. Mon père, en plus, a un discours qui tient la route. C’est un intellectuel, avec un passé. C’est un Che Guevara. C’était avant tout la cause, la cause, la cause. Quand il n’y a plus de cause...

En même temps, il n’est pas reparti. En même temps, on a tous grandi ici. En même temps, ce que je fais, moi, aujourd’hui, c’est le résultat de son éducation aussi. C’est ce qu’il m’a inculqué du monde. Sauf que moi, un jour, parce que je suis une femme et parce que j’avais aussi un destin - on devait me renvoyer au pays pour me marier -, j’ai dit que non, que ma vie, c’était ici. Ce n’était pas forcément évident. Quand je suis sortie de chez moi, je ne connaissais personne. Je me suis débrouillée, j’ai fait du cinéma. Je suis revenue à ça, forcément. Mais je ne peux pas être dans une version radicale des choses. Parce que mon enfance et mon adolescence m’ont montré que ça menait au mur.

« Comment aimer un pays
qui nous brime autant ?
En même temps,
il faut vivre et avancer »

On se dit : « j’aime la France », et, en même temps, on ne peut pas aimer un pays qui nous brime autant. En même temps, il faut vivre et avancer. J’ai rencontré une fille qui porte le voile et qui a décidé de se plonger dans la religion pour entrer en conflit avec cette société. Moi, je mets cette société face à ses responsabilités. « Ces gens, vous êtes allés les chercher. » Je ne me mets pas dans le rôle de mon père, je ne me dis pas que cette société-là ne me concerne pas. On ne peut pas ne pas se sentir citoyen. Se sentir citoyen, ce n’est pas non plus se couper de sa culture, au contraire. Un jour pour l’Algérie, j’ai fait le film, j’ai marché. Une copie de Mémoires d’immigrés va partir à la cinémathèque d’Alger. Tout ça, j’y suis très attachée, mais il est clair que je ne m’inscris pas dans une histoire algérienne. On m’a inscrite dans cette histoire ici. Ma vie, elle est forcément ici. On ne peut pas juste poser des bombes. Ce serait de la schizophrénie totale. Je ne peux pas réclamer des droits et, en même temps, ne pas me sentir concernée par cette société.

Par contre, si, aujourd’hui, je peux peser sur des choses, je pèse. Si ma parole est importante, je parlerai. Je me fous qu’on me demande : « Alors, vous allez toujours parler des immigrés ? » Eh oui, et alors ? Pour moi, c’est le début de quelque chose. Je veux faire des fictions, des documentaires. Et, vraiment, ce que je raconterai, ce ne sera pas que pour la communauté. Les Maghrébins sont ceux qui sont en train de se mélanger le mieux, parce qu’on a une histoire avec la France. J’ai une grand-mère qui dit un mot en arabe, un mot en français. Si on ne lui parle qu’en arabe, elle ne comprend rien.

Des avocats, des juges ont vu Mémoires d’immigrés. Notre ministre de la Justice l’a vu. Elle ne peut pas rester insensible. Ça fait forcément bouger un quart de millimètre dans la tête. Certaines personnes ont découvert l’humain dans l’immigré ; si j’ai réussi ça, c’est qu’il y a peut-être encore un espoir aujourd’hui. Tout est à faire.

Propos recueillis par
Thomas Lemahieu

Autour de Mémoires d’immigrés : rencontres avec Amazigh Kateb, Nadia Zouareg, Fatiha Damiche et Mokhtar Merkaoui

N.B. : Nous ne sommes pas en mesure de communiquer les coordonnées de Yamina Benguigui.

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Périphéries, novembre 1998
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