Périphéries

Armand Gatti, homme de théâtre français

Les racines du ciel

« Dieu, c’est la grammaire. »
Armand Gatti

A l’école, à Monaco, ses petits camarades l’appelaient « salami ». En les battant sur leur propre terrain, celui de la langue française, lui, le fils d’immigrés piémontais, a gagné son sésame pour une existence démultipliée. Résistant, déporté, Armand Gatti a été successivement journaliste, cinéaste, auteur de théâtre et metteur en scène. Ami de Mao, de Che Guevara, de Jean Vilar, à la fois poète et homme d’action -pour lui, les deux se confondent-, il a arpenté tous les fronts du siècle, du Guatemala à l’Irlande du Nord, de l’Algérie à Cuba. Aujourd’hui, à 74 ans, il travaille avec ceux qu’il nomme ses « loulous », chômeurs, toxicomanes, délinquants, à qui il tente, par la puissance du verbe, de rendre leur dignité et la maîtrise de leur destin. Véritable légende vivante, Gatti figure dans le dictionnaire (le Petit Robert des noms propres), mais il ne reste connu que d’un cercle d’inconditionnels. Récit de la vie haletante de ce turbulent et malicieux anarchiste, tout entière dédiée à « l’homme plus grand que l’homme ».

Gatti ne serait pas Gatti sans ses engouements fraternels, ses inimitiés féroces, ses convictions inexpugnables, ses coups de colère. C’est ainsi par exemple qu’il hait la psychologie. Lui qui a passé sa vie à briser tous les carcans, à échapper à tous les cadres, à lutter contre toutes les aliénations, déteste tout ce qui prétend cerner l’homme, l’expliquer, l’enfermer, le prévoir un tant soit peu. Il hait tout ce qui ampute d’un si petit nombre que ce soit l’infini des possibles. Il hait tout ce qui lui semble empêcher les autres de mener leur vie comme lui-même a mené la sienne, et comme il continue de la mener, aujourd’hui, à 74 ans.

Gatti le démiurge, Gatti l’homme-volcan, a toujours défié toutes les pesanteurs. On le compare au chat, l’un de ses animaux fétiches, parce que, comme lui, il a sept vies - sauf qu’il les fait tenir toutes en une seule. Il se bat, dit-il, pour « l’homme plus grand que l’homme » : formule dont il est une vivante illustration.

Écrire pour changer le passé

Armand Gatti a 74 ans, mais il n’est pas vieux. Le beau visage de zazou s’est ridé, mais les yeux restent les mêmes, toujours grands ouverts, démesurément écarquillés, comme pour ne pas perdre une miette du monde, pour se l’incorporer. Sa parole est de la lave en fusion : inutile de songer à la canaliser. On ne peut que se mirer dans le regard habité du dinosaure, et l’écouter, un peu effaré, forcément incrédule, forcément captivé. Au début, la perplexité vous fait trotter dans la tête une question tenace : cet homme est-il fou ?... Puis son propos s’éclaire, et l’enthousiasmante cohérence de son univers apparaît. Désormais, on est chez soi dans cette œuvre, et l’on peut faire siens les horizons qu’elle ouvre, ces horizons que la pauvreté des discours qui peuplent notre quotidien, pub, radio, télé, culture ordinaire, s’acharne à réduire.

Sa folie, salutaire, s’appelle la poésie - personne ne semble avoir jamais donné à ce mot un sens plus concret que lui. C’est par elle, par la parole, qu’il a toujours transcendé le quotidien, les lieux et les époques. Sa vie et son œuvre sont un incessant dialogue avec les figures qui peuplent sa cosmogonie personnelle, sa mythologie, humbles rebelles et martyrs qu’il a arrachés aux oubliettes de l’Histoire pour les élever au firmament du théâtre, ou qu’il a croisés au cours de ses aventures sur les grands fronts du siècle. « J’écris pour changer le passé », disait-il déjà à ses camarades de la Résistance. Il écrit pour rendre justice.

Sa manière si particulière de parler, cyclique, bourrée de digressions, rend son verbe irréductible, rétif à tout format préétabli - et en particulier au format médiatique, ce format qui a horreur de l’improvisation, de la longueur, de l’incontrôlabilité, de la sortie des rôles imposés. Cinquante après la guerre, la parole de Gatti continue de prendre le maquis. Sa poésie le rend insaisissable. Elle assure sa liberté.

Auguste, le balayeur anarchiste,
et l’anti-Etat de Patagonie

La vie de Dante Sauveur Gatti - Armand est le nom de plume qu’il prendra pour signer ses articles dans le Parisien Libéré - commence en 1924, à Monaco, où son père Auguste, piémontais et anarchiste, est balayeur. A ce père, extraordinaire conteur, qui meurt lorsqu’il a 15 ans, matraqué au cours d’une manifestation, le fils consacrera l’une de ses premières pièces, La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G.. Sa mère, Laetitia, est franciscaine. Leurs positions difficilement conciliables suscitent d’éternelles controverses entre les parents du jeune Dante, notamment lorsque son père traite saint Antoine de Padoue de « stalinien ». Laetitia tient mordicus à ce que son fils, que ses camarades appellent de noms tels que « salami », batte les Français sur le terrain de leur propre langue. Être plus fort qu’eux dans son maniement, c’est leur damer le pion définitivement, c’est s’assurer une existence d’homme libre. C’est maîtriser son destin. A ses « loulous », aujourd’hui, marginaux par leurs origines, leur statut, leur parcours, Gatti n’enseigne pas autre chose. Les jours où il avait un examen à l’école, raconte-t-il, son père lui donnait à boire un grand bol de café mélangé de vin rouge, puis, lui ouvrant la porte, il lançait solennellement : « Montre-leur ce que sait faire le fils d’un anarchiste ! »

Mais cela, Gatti lui-même, avec ses grands gestes, avec sa grosse voix qui a toujours, dans l’énonciation, des intonations pures de l’enfance, le raconte bien mieux. Il l’a déjà raconté cent fois, comme toutes les autres histoires étonnantes et merveilleuses qui font la trame de sa vie ; mais il raconte toujours comme si c’était la première fois. L’histoire doit subir de petites modifications, forcément. Mais elle retombe toujours sur ses pattes, et on ne se lasse pas de l’entendre. N’est-ce pas la définition de la mythologie ? Et il y a une mythologie Gatti.

Avant d’échouer à Monaco, Gatti père participa à la création d’un anti-Etat anarchiste en Patagonie. L’expérience, qui dura quelques jours, se conclut tragiquement. Il s’enfuit aux Etats-Unis, où ses activités syndicales lui valurent d’être enfermé dans un sac, lardé de coups de couteau et jeté dans un lac. Il s’en sortit miraculeusement et réussit à regagner le vieux continent - une chance que ne devaient pas avoir Nicolas Sacco et Bartolomeo Vanzetti, les deux immigrants italiens anarchistes condamnés à mort dans le Massachusetts à la même époque pour un crime qu’ils n’avaient pas commis, et à qui Gatti consacrera plus tard une pièce : Chant public devant deux chaises électriques.

La langue comme une arme

« Quand il s’est agi de bâtir quelque chose, d’entamer une recherche littéraire, j’ai toujours essayé de retrouver la dimension Auguste du monde, dira-t-il plus tard dans un livre d’entretiens avec son ami le journaliste Marc Kravetz. Si j’ai écrit, c’était aussi une manière de ne pas laisser mourir le message d’Auguste, de continuer un peu ce qu’il avait été, ce qu’il avait voulu, ce qu’il avait rêvé. Parallèlement, il y a eu le désir d’utiliser la langue française comme une arme. Mais le poète, l’homme qui était porteur d’images, porteur d’idées, porteur de démesure, c’était Auguste. C’est à partir de lui que j’ai essayé de créer avec la langue française. La langue, j’avais besoin de la dévorer sous toutes ses formes, de vivre avec elle. Ce besoin est devenu plus fort que tout. Dans ce sens, la langue est devenue plus qu’une famille, plus qu’une nationalité, plus qu’un pays, elle est devenue mon existence même. Au début il fallait seulement que je sois plus fort que les Français sur leur propre terrain. C’est d’abord une histoire d’orthographe et de grammaire, puis tu te prends au jeu et cela te conduit au maquis. »

L’Algérie avec Kateb Yacine,
l’Argentine avec le Che,
la Sibérie avec Chris Marker...
et un prix Albert-Londres

Dante Gatti rejoint la Résistance en 1942, en Corrèze, dans des oripeaux don-quichottesques, trimballant ses livres. Arrêté, torturé, il déclame de la poésie à ses bourreaux. Dans sa tête, pour tenir, il compose une incroyable épopée de deux mille alexandrins sur les arbres ; aujourd’hui, il peut encore en réciter de longs passages, traversés d’un souffle lyrique saisissant, à ses interlocuteurs abasourdis. Il est condamné à mort, puis gracié in extremis, en raison de son jeune âge. Déporté, il s’évade du camp à pied, puis gagne Londres. Il participe aux batailles de la Libération en tant que parachutiste.

Après la guerre, il entre au Parisien Libéré. Ce jeune homme à l’intelligence turbulente, qui fait danser la java à la rubrique des chiens écrasés, prend rapidement du grade. Au début des années cinquante, il voyage en Algérie, où il se lie d’amitié avec un autre grand poète : Kateb Yacine, l’un des fondateurs de la littérature algérienne moderne. Il couvre les procès de la collaboration, dont celui du massacre d’Oradour-sur-Glane.

En 1954, il reçoit le Prix Albert-Londres pour un reportage intitulé Envoyé spécial dans la cage aux fauves. Du coup, son journal se sent obligé de l’envoyer très loin. Il part en Amérique Latine. Au Guatemala, il assiste à la chute du gouvernement Arbenz, partage la vie des maquisards indiens ; en Argentine, il fait la connaissance d’un jeune médecin : Ernesto Guevara, futur « Che ». Les deux hommes se recroiseront en 1962, à Cuba, au moment où Gatti tourne son deuxième film, El Otro Cristobal. Le Che méprise en général les intellectuels, qui viennent, dit-il, « brouter la Révolution ». Pour Gatti, il fera une exception.

Puis il part en Chine, où il rencontre Mao. Il rentre à Paris par le transsibérien, et découvre la Sibérie en compagnie de Chris Marker, qui y réalise son film Lettres de Sibérie. Mais déjà son écriture bouillonnante se sent à l’étroit dans le champ journalistique. Les titres de ses articles sonnent comme ceux des pièces qu’il a déjà commencé à écrire.

Le théâtre pour « répondre à la situation »

C’est en camp de concentration que Gatti a eu la révélation du théâtre. Un jour, il a vu trois rabbins lituaniens jouer une pièce, la plus rudimentaire, mais aussi la plus essentielle qui soit. Elle tenait en trois phrases : « Ich war, ich bin, ich werde sein. » « J’étais, je suis, je serai. » Elle évoquait d’abord le passé, les pogroms, la diaspora, puis la réalité présente, celle du camp, et finissait par un futur improbable. Devant ces hommes qui miment la ronde d’une errance éternelle, Gatti voit l’incroyable se produire : les prisonniers sourient. Le théâtre permet de remettre en perspective la réalité du camp. Il réintroduit la possibilité d’une distance -et par là même d’une grandeur, d’une dignité.

Avec cette psalmodie obstinée, les trois prisonniers risquaient leur vie. Ils ne furent pourtant jamais dénoncés. « De ce théâtre du camp est né tout ce qui est devenu nécessité d’expression, disait Gatti à Marc Kravetz. S’il a été collé aux luttes de son siècle, ce n’est pas par besoin de faire du langage politique - là, je crois qu’il y a eu un malentendu perpétuel -, c’était pour répondre à la situation comme le théâtre du camp répondait à la situation. C’était pour répondre à ce qui était en train de se passer, pour trouver le langage qui convenait. »

Le premier, Jean Vilar, fondateur du Théâtre National Populaire, met en scène une pièce de Gatti : Le Crapaud-buffle. Le spectacle reçoit un accueil catastrophique de la critique, qui parle de « salmigondis ». Le Figaro réclame l’arrestation de Vilar et de Gatti pour avoir dilapidé l’argent des Français. Mais le premier encourage le second à persévérer. Gatti rentre en Italie, dans la maison de sa mère, et s’attelle à l’écriture de La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., qui sera mise en scène en 1962, avec Jean Bouise dans le rôle-titre. L’année suivante, il tourne en Yougoslavie L’Enclos, qui sera le premier film de fiction à traiter des camps de concentration (le scénario fut publié dans le cinquième numéro de L’Avant-scène du cinéma). Puis les mises en scène de ses pièces s’enchaînent, signées par lui ou par d’autres : La seconde existence du camp de Tatenberg, Le voyage du grand Tchou, Chroniques d’une planète provisoire, Le poisson noir, Chant public devant deux chaises électriques, Les treize soleils de la rue Saint-Blaise, Notre tranchée de chaque jour, V comme Vietnam...

« Malraux, qu’est-ce que c’est
que ce poète surchauffé ? »

Arrive, en 1968, La Passion du général Franco. Le spectacle, en répétition au TNP, est interdit par crainte d’un incident diplomatique avec l’Espagne. Un coup de fil du général de Gaulle réveille en pleine nuit son ministre de la Culture : « Malraux, qu’est-ce que c’est que ce poète surchauffé ?... » Il faudra attendre huit ans pour voir la pièce en France, mise en scène par Gatti et interprétée par des exilés espagnols : ce sera La Passion du général Franco par les émigrés eux-mêmes.

En attendant, le « poète surchauffé » s’exile à Berlin. Il y fait la connaissance d’un fantôme qui tiendra une grande place dans sa vie, celui de Rosa Luxembourg, cofondatrice avec Karl Liebknecht, en 1915, de la Ligue spartakiste révolutionnaire. Il retrouve la trace de Rosa au Jardin Botanique : « C’était l’endroit où, en pleine guerre civile, elle appelait à 3 heures du matin Karl Liebknecht pour qu’il se lève et vienne entendre le chant du rossignol. » Il lui consacre une pièce : Rosa Collective. Il trouve aussi le moyen de faire du théâtre avec deux femmes emprisonnées : la pièce s’écrit à travers sa correspondance avec Ulrike Meinhoff et Ingrid Schubert, de la Fraction Armée Rouge, alors en grève de la faim. Il organise une agitation considérable autour de la prison. Cela lui vaudra une descente de police et la saisie de sa pièce. Il tourne aussi un film, Le passage de l’Ebre, avec des émigrés espagnols à Stuttgart.

« Ils venaient voir le fauve
faire son numéro en cage -
parce que je bouge beaucoup »

Gatti mène sa première expérience collective, L’Arche d’Adelin, dans le Brabant wallon, où il passe neuf mois en 1973. Puis, de retour en France, il se rend à Montbéliard dans le cadre d’une bourse attribuée chaque année pour une rencontre entre un artiste et une ville. La tribu placarde des affiches dans toute la ville : « Un film, le vôtre ».

« ... ce qui a paru suspect à tout le monde, raconte Gatti. A la première réunion : rien que des profs. Ils venaient voir le fauve faire son numéro en cage - parce que je bouge beaucoup. »

Mais déjà, avec sa sympathie naturelle pour les immigrés - et pour cause -, il lorgne du côté des étrangers de Montbéliard. Dans la rue, il tombe sur un jeune Italien. « Je lui dis : dites donc, vous, vous travaillez bien chez Peugeot ? Là-bas, tout le monde travaille chez Peugeot, on ne se trompe jamais.
- Oui, oui...
- Ecoutez, on devrait faire un film...
- Un film ? Vous êtes qui ?
Je lui explique.
- Ah ! vous êtes avec la maison de la culture ! c’est pas fait pour nous, ça... j’ai déjà donné une pièce de théâtre, ils me l’ont refusée.
- Vous avez fait une pièce de théâtre, vous ?
- Oui... et même un film.
Ce n’était pas vrai mais presque vrai. Formidable, et en plus ça me paraissait naturel que le premier type que tu rencontres dans la rue tu lui dis... etc., et il te répond théâtre, cinéma. Alors, je lui dis :
- Il faut se voir quand même.
- Il faut que j’en discute avec mes amis, il m’a dit.
Et on a pris rendez-vous. Et c’est ainsi que tout a commencé.
 »

Le film, tourné en vidéo avec les travailleurs des usines Peugeot, et en particulier avec les travailleurs venus d’ailleurs, espagnols, géorgiens, italiens, maghrébins, polonais, yougoslaves, s’intitulera Le lion, sa cage et ses ailes. Puis, à Saint-Nazaire, Gatti monte un spectacle avec des dissidents soviétiques exilés.

Nous étions tous des noms d’arbres :
avec Paddy Doherty
et les gosses des rues de Derry

Au début des années quatre-vingt, il part en Irlande du Nord. Lui, l’ancien parachutiste des SAS anglais, les « Special Air Services », ne peut accepter que ce soit son ancien régiment, dont il a gardé un souvenir très fort, qui pratique la répression en Irlande. Il s’arrête à Derry (Londonderry), ville sinistrée, éventrée pour permettre le passage des chars. Il y rencontre Paddy Doherty, qui a ouvert un local baptisé le Workshop, sorte d’école où il voulait que les gosses des rues puissent « se récupérer ». Paddy Doherty racontait avec émotion, quelques années plus tard, ses souvenirs de Gatti courant, les nuit de riots, d’affrontements, dans les rues seulement éclairées par les lueurs des cocktails Molotov. C’est l’époque où Bobby Sands et les autres grévistes de la faim meurent en prison, les uns après les autres. Avec les jeunes du Workshop, Gatti réalise un film : Nous étions tous des noms d’arbres.

Le théâtre comme un perpétuel moyen de libération

Entre le théâtre institutionnel et lui, la rupture sera bientôt consommée. Nécessité de sortir du ghetto du spectacle et du langage de vitrine, clament-ils, lui et les siens ; « nécessité de chercher un langage multiplié comme l’est celui de la rue, avec ses personnes venant de contextes différents, sans but précis, qui s’entrechoquent, s’entrecroisent, s’arrêtent, discutent, se divisent, se multiplient, se reflètent l’une dans l’autre, essayant de rapatrier le pouvoir humain de l’exil où l’aliénation quotidienne les maintient. Nécessité de s’enraciner dans des lieux de vie, dans les formidables réceptacles d’imaginaires qu’ils contiennent. »

Gatti se fout comme d’une guigne du théâtre, comme de tout le reste, cinéma, littérature : « Quand je me bats pour une idée, si le cinéma est possible on fait cinéma, si cinéma pas possible on se replie sur théâtre, si théâtre pas possible, on fait autre chose, l’affiche, etc. L’important, c’est de dire, de faire, de mener quelque chose à bout. » Il invente le « spectacle sans spectateurs », ou du moins le spectacle où les spectateurs sont secondaires. L’aventure de la création dure des mois, et aboutit à des représentations qui peuvent atteindre des dizaines d’heures. Le groupe, seul au monde, se donne le temps et la démesure qu’il lui faut pour avancer, pour permettre à quelque chose d’éclore.

Au départ, Gatti apporte un thème ou une figure emprunté à son univers, à sa mythologie personnelle - il insiste beaucoup là-dessus : la création est toujours solitaire. Puis la matière première se transforme au fil des événements, s’adapte. Les personnages se nourrissent de leurs interprètes, qui tout à la fois déteignent sur eux et s’en laissent imprégner.

« Je n’arrive pas à considérer le théâtre comme un moyen de s’amuser, de se distraire. Je préfère le concevoir comme un perpétuel moyen de libération - non seulement de préjugés, d’injustices (ce qui va de soi), mais aussi du conformisme et de certaines façons de penser qui, arrêtées, deviennent cercueil. » Dans son rejet des institutions, et pour parvenir à créer un théâtre tel qu’il le conçoit, Gatti se tourne tout naturellement vers ceux qui sont en dehors de toutes les structures : chômeurs, marginaux, toxicomanes, délinquants. Dès lors, il va se consacrer à des projets qui ont tous la même caractéristique : « faire entrer dans un lieu de la “périphérie” l’écriture comme point de départ d’une restructuration intérieure sans laquelle il n’y a aucun futur, aucun destin envisageable ».

« La révolution, c’est le langage.
Si le langage pourrit,
la révolution pourrit. »

En 1995, dans un entretien à Télérama, il réglait son compte au terme d’« exclus », qu’il abhorre : « Parce que vous croyez qu’Alain Juppé ou Jacques Chirac sont des “inclus” ? Pas un seul de leurs mots n’adhère à notre réalité quotidienne ! Ils sont complètement déconnectés de la vie ordinaire des citoyens ; ce sont eux les vrais exclus ! » Son but n’est pas de réinsérer ses stagiaires, mais de les en sortir.

Pour lui, il n’y a qu’une exclusion qui tienne : l’exclusion du langage. Il lutte contre « le langage appauvri, humilié de l’exclusion, qui exclut avant tout la possibilité pour celui qui y est englué de se penser Autre ». « Il faut, dit-il, essayer de prendre conscience, par le langage, qu’on peut être maître de son destin et se le fabriquer. » Sa confiance dans la puissance du verbe est illimitée. Il racontait en 1985, dans une interview à Jean Royer :

« Aujourd’hui, dans ma solitude, me revient en mémoire le grand souci que j’avais quand j’étais petit : me réveiller un matin et que la révolution soit déjà faite ! Enfant, le soir, en me couchant, je priais saint François : “Faites que demain la révolution ne soit pas faite, qu’elle m’attende, qu’elle m’attende !” Un jour, j’ai pris conscience que ce que je voulais dire par la révolution, c’était la poésie. La révolution, si elle existe, ne peut être vécue que par le langage. Lorsque celui-ci pourrit, la révolution pourrit. »

Gatti sait cependant, pour avoir multiplié les prises de parole dans les usines à une certaine époque, que la démarche nécessite des bases solides. « Vous imaginez bien que ça n’a rien à voir avec le socio-culturel : exprimez-vous, les gars, allez-y. Ça ne veut rien dire. Ils n’ont rien pour s’exprimer. Ils ne sont pas préparés. Il faut les amener sur les lieux de l’écriture. avec toutes les interrogations que cela comporte. L’écriture, c’est aux antipodes du laxisme. »

La culture « populaire »,
une invention des nantis

Il déteste la culture « populaire », qui est pour lui une invention des classes dominantes. « Je ne pouvais pas aller dans le sens d’un théâtre des exclus avec le schéma des nantis. Qu’est-ce qu’ils concèdent à ces gens-là, les nantis ? Le langage populiste, le folklore plus ou moins vériste (le patois, le parler branché), tout un langage de patronage sous prétexte qu’ils ne peuvent pas s’exprimer autrement. On ne fait que justifier le fait qu’ils soient comme ils sont. Alors qu’ils ont besoin de penser. C’est un acquis, la pensée. »

« Au commencement était le verbe, et le verbe était Dieu. Voulez-vous être Dieu avec moi ? » Cette phrase magique, il la dit à ses stagiaires, le premier jour. Une question de journaliste, qui revient immanquablement, le fait grimper aux murs : « Et ensuite, quand l’expérience sera terminée, que vont-ils devenir ? » Il cite alors la réponse faite un jour par l’un des participants : « Mais, monsieur, je suis plus riche de 300 mots ! »

Enrichir le langage, l’affranchir, pour permettre à une personnalité, à une identité vraie d’émerger. « Dans la pièce, je vais avoir les mots mystiques, surréalistes, rimbaldiens, goethiens, avec au centre les mots scientifiques et toutes leurs contradictions. Ils seront tous ensemble en lutte contre les mots officiels, ceux de la religion, ceux de la loi. La chose terrible, c’est qu’au lieu de donner à Moïse les harmonies célestes, Dieu lui a donné la Loi. Ce qui n’était pas vraiment un cadeau. Cette Loi est là pour nous empêcher de vivre... »

Gatti impose des thématiques ardues, à dimension scientifique, philosophique. Chaque matin, il astreint ses stagiaires à la pratique du kung-fu. Au début de l’expérience, il leur demande de répondre à ces deux questions simples : « Qui je suis ? », et : « A qui je m’adresse ? » Un détenu parlait au policier qui l’avait arrêté ; une petite fille portugaise s’adressait aux Pyrénées derrière lesquelles se trouvait son pays... A Montréal, où les stagiaires s’obstinaient à répondre en chœur : « au public », Gatti, indigné, menaça de reprendre l’avion sur le champ. « Ça ne veut rien dire, le public ! », tonnait-il.

Construire des hommes non en fonction
de leur état civil, mais de leurs possibilités

Mais comment définit-il cette dimension de l’homme qu’il entend restituer à ses stagiaires - ses « loulous », comme il dit ? Pour l’expliquer, il faut revenir au théâtre du camp : « J’étais, je suis, je serai. » Il donnait à Marc Kravetz cette explication qui peut paraître ardue à première lecture, mais qui en fait est limpide :

« Ça tenait en trois mots. Passé, présent, futur. Ensuite, j’ai essayé de bâtir toute une théorie à partir de là. Quand j’écris “je suis”, de quoi est fait ce “je suis” ? De combien de futurs et de combien de passés est-il fait ? Quelle est la part de passé qui dévore le futur ? Les représentations du futur sont faites uniquement à partir de réminiscences. Toutes ces temporalités que j’essayais de me donner pour dire “je suis” étaient annulées par les autres de façon définitive, ou colonisées, ou dévorées, enfin il n’en restait rien. J’ai commencé à mettre en doute la grammaire, même. En mettant en doute la grammaire, et les temps des différentes temporalités sur lesquelles elle se construisait, j’ai mis en doute au fond de moi les pourquoi et les comment de l’écriture. Au point que l’idée d’homme qui était déjà fortement disloquée dans les camps a voulu rentrer dans une expression mieux dite et c’est ainsi qu’est née ce que les Allemands ont appelé la Möglichkeit Theorie, la théorie des possibles. C’est-à-dire d’essayer de construire des hommes, non pas en vertu de leur état civil, mais de leurs possibilités. C’est-à-dire qu’un homme naît bien avant le jour de sa naissance et quelquefois il meurt bien après le jour de sa mort. On entre dans un autre domaine à partir du moment où l’on abandonne l’état civil, cet état civil qui était le cousin proche de la grammaire que j’essayais d’abandonner. »

Tout son combat peut se voir comme un combat pour l’hypothèse contre la certitude, pour le probabilisme contre le déterminisme. « Qu’a donné le déterminisme au fil des temps ? dit-il dans ses entretiens avec Claude Faber. Dieu, l’Eglise, le fascisme, le nazisme, tous ces intégrismes qui ne raisonnent que sur leurs certitudes, tous ces systèmes qui font que l’humanité est passée à côté du Monde. » Le combat, il en est sûr, est affaire de langage, et le langage le plus ouvert à tous les possibles est la poésie. Surtout, il découvre la physique quantique, qui renverse l’idée déterministe que toute observation n’a qu’une et une seule vérité. « Que nous disent les physiciens quantistes ? Que le monde est à déchiffrer et à interpréter, mais que c’est à chaque fois un monde différent. L’interprétation n’est jamais vraie, jamais fausse. Quelle révolution ! Ils affirment haut et fort que la science n’est surtout pas un lieu stable, ordonné et régenté par des vérités. Ce sont eux, enfin, qui redonnent à la science sa fonction d’interrogation. » Il faut lire les conclusions qu’il tire de son étude de la physique quantiste, pour les horizons extraordinaires qu’elles ouvrent.

Avec cette vision de l’homme et de l’écriture, on comprend que Gatti se soit senti à l’étroit dans le théâtre classique : « Toute la sénilité du théâtre, écrivait-il, vient de la scène unique et de son impossibilité à respirer dans un monde qui vit sur plusieurs dimensions et dans plusieurs âges à la fois. »

Pour mener les expériences qui se multiplient, en France et à l’étranger, Gatti fonde La Parole Errante, installée à Montreuil. En 1989, il fêtera le bicentenaire de la Révolution à Fleury-Mérogis, avec des détenus ; puis il filera animer un nouveau stage à Marseille. A Toulouse, en 1983, une première structure avait vu le jour : l’Atelier de création populaire. Il était placé sous le signe d’un oiseau préhistorique vieux de 147 millions d’années : l’Archéoptéryx. « Le seul à avoir des pattes pour marcher, des doigts pour s’agripper, des écailles pour ramper, une queue gouvernail pour nager, des ailes pour voler. Un animal carrefour, rassemblant en lui les traces du passé, les potentialités du futur pour en faire un présent à plumes, bec, dents, griffes, palmes. Si nous l’avons pris comme sigle, c’est en tant qu’animal-langage, susceptible de supporter le défi à la pesanteur que nous attendions de ceux qui par nécessité, par réflexe de survie, ont une culture à inventer. Pour eux - et pour les autres. »

Mona Chollet

Photos : Patrick Messina, Strasbourg, 1995 ; D.R. ; Roger-Viollet.
Avec l’aimable autorisation de Patrick Messina et de Jean-Jacques Hocquard

A lire : Armand Gatti, La poésie de l’étoile, entretiens avec Claude Faber, paroles, textes et parcours, Descartes&Cie, Paris, 1998. Armand Gatti, Œuvres théâtrales, Verdier, 1991 (coffret de trois volumes, 45 pièces).

Cet article a été écrit sur la base de quelques rencontres avec Armand Gatti, au Théâtre Saint-Gervais Genève et à Lille, ainsi que sur la base de la documentation aimablement fournie par « l’Amiral » Jean-Jacques Hocquard, directeur administratif de La Parole Errante.

La Parole Errante, 5, rue François de Bergue, 93100 Montreuil, tél : 01 48 70 00 76.

A la Parole Errante (Montreuil), « Les Voyages de Don Quichotte » : « « Le geste même de la résistance » » (août 2001).

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Théâtre
Périphéries, novembre 1998
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