En relisant avant parution l’interview qu’il a accordée à Charlie Hebdo, Y.B. blêmit, et marmonne un commentaire consterné où il est question des effets ravageurs du double Ricard. « Excuse-moi, mais est-ce qu’on ne pourrait pas au moins enlever tous ces “enculés”, “enculés”... Le problème, c’est que ma mère est à Paris en ce moment, et elle va lire le papier... » Dans un indulgent souci de conciliation, on attrape le dictionnaire des synonymes. Mais la mère de Y.B. n’a pas d’accès à Internet... Voici donc la version longue et non censurée par l’intéressé de cet entretien.
Y.B., trente ans, est devenu célèbre en Algérie pour avoir tenu durant quelques mois une chronique enragée, insolente, dans le quotidien El Watan. Intitulée Comme il a dit lui, en référence à un tic de langage du chanteur Khaled, elle prenait chaque jour pour point de départ une citation d’homme politique ou de personnalité en vue. Son style vengeur, d’une exceptionnelle virtuosité, était un antidote abrasif à la langue de bois que les officiels du pays ont élevée - plus qu’ailleurs - au rang de sport national. Pour avoir transgressé un tabou de trop, en prenant à partie nommément des pontes du gouvernement et de l’armée, Y.B. a connu interrogatoires et intimidations. A l’occasion de la publication chez Lattès d’un recueil de ses articles, en 1998, il a débarqué à Paris et n’en est plus reparti.
La presse française, loin de l’hommage parfois teinté de condescendance réservé aux confrères algériens, s’est entichée de ce jeune prodige lucide et direct, en qui elle a reconnu un digne rejeton des Guignols de l’info et de Charlie Hebdo. Mais Y.B., s’il revendique bien ces influences, refuse de laisser dans l’ombre les autres composantes de son identité. Son deuxième livre, un roman, L’explication, mêle intimement les références occidentales et les retours hallucinés aux sources de l’ésotérisme islamique. Décontenancée, la presse s’en est, cette fois, très peu fait l’écho. L’explication est pourtant presque plus intéressant que Comme il a dit lui. En refusant de gommer ce qui dérange et pose problème - le rapport à la religion, pour aller vite -, Y.B. fournit au lecteur toutes les données de la situation algérienne. Conscient de ses propres contradictions, des rapports explosifs d’attraction-répulsion qu’il entretient avec la France (il n’est pas fils de psychanalyste pour rien), il sait combien il est difficile de se réclamer d’un pays où tout concourt à vous rendre fou, où les régimes en place depuis trente-sept ans vous ont massacré votre identité et votre culture. En même temps, pas question pour lui de déclarer forfait et de « venir revendiquer la colonisation française ».
- Votre livre est à mi-chemin entre l’autobiographie et le polar mystico-politique...
Y.B. : C’est dû au fait qu’il a mûri pendant trois ans. J’en avais écrit une première mouture, alors que j’étais encore à Alger, avant même qu’El Watan me confie une chronique. A l’époque, je suivais les apparitions des intellectuels algériens sur les chaînes de télévision étrangères, je lisais ce qu’ils produisaient, et je ne trouvais pas ça bon. Je me disais, putain, c’est quand même emmerdant... On a l’occasion d’une audience unique dans les médias occidentaux, et on est en train de la gâcher. J’avais donc en tête d’écrire le livre que j’aurais voulu lire. Le déclic, ça a été un film que j’ai vu sur Canal +, à Alger : Usual Suspects. Je me suis dit : « Voilà ce qu’il faut faire ! On a la plus grande concentration de fils de pute au mètre carré, et on ne l’exploite pas en littérature ! Si on ne peut même pas sortir un bon thriller de dix ans de génocide... » Dans la culture politique algérienne, dans la culture de la violence, il me semblait qu’il y avait matière à un livre qui ne soit pas un verbiage, mais un récit tendu, sérieux, qui parle du fond des choses - au lieu de pleurer sur Algérie-mon-amour...
Ma seule ambition, au départ, c’était d’écrire un bouquin dans lequel le lecteur ait envie de tourner la page chaque fois qu’il arrive en bas, même si au final j’ai eu toutes sortes de raisons d’écrire ce livre : narratives, mais aussi politiques, personnelles...
A l’époque, j’étais rentré après un an d’études à Paris, je n‘avais pas de travail, j’étais dans la merde. Et puis, grâce à un piston, on m’a confié un boulot : il s’agissait de sillonner Alger pour retirer des bâtiments officiels tous les drapeaux qui n’étaient pas conformes à la charte graphique de l’emblème national. C’était juste au moment où mon copain le dessinateur de presse Chawki Amari venait de se faire jeter en prison pour avoir assimilé dans un dessin le drapeau algérien à du linge sale. A sa libération, j’étais en bagnole avec lui, on tournait dans la ville, je lui disais : tu vois, celui-là il est conforme, celui-là il ne l’est pas, l’étoile est mal placée par rapport au croissant... Ça m’a fasciné, cette histoire de drapeau. Et je lui ai dit : imagine qu’en superposant tous ceux qui ne sont pas conformes, je découvre un symbole bizarre... et que le lendemain matin à cinq heures, les flics arrivent chez moi pour m’embarquer ! Ce serait un bon départ pour un thriller, non ? Et on se met à rire... Je continue à réfléchir. Ce symbole, ce serait l’emblème d’une société secrète aux commandes du pays. Quelle société secrète ? Je n’ai pas été très inventif : la secte chiite des Assassins. L’histoire des Assassins que je retrace dans le livre est vraie, jusqu’à leur installation en Algérie, qui est entièrement fausse... Mais qui est vraie en même temps. Je l’ai découvert après... Il y a en fait trois confréries religieuses occultes auxquelles les hommes politiques sont affiliés en Algérie, qui ont un vrai poids politique et sont toutes d’obédience chiite - alors que l’islam algérien est un islam sunnite. Ce n’est donc pas un fantasme total. Quand je préparais le livre, j’ai rencontré un ancien ponte de la Sécurité militaire, aujourd’hui rangé des voitures. Je lui ai un peu raconté mon travail. Il m’a dit : « Et vous croyez que vous écrivez un roman ? Si voulez en savoir plus sur les Assassins, je vous en dirai... » Evidemment, je ne l’ai jamais revu. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé.
Voilà, c’est parti du drapeau algérien... Avec lequel j’avais tellement de comptes à régler. Par la suite, j’ai alimenté le récit avec ma propre vie. Quand tu parles de police politique, de cabinet noir, de sécurité militaire, à mon niveau de petit agitateur dans son format de dernière page, tu en parles comme d’entités abstraites. Seuls les journalistes d’investigation, les actionnaires, les éditorialistes, voient ces gens, de temps en temps. Moi, ce que j’écrivais, c’était en rapport avec l’air du temps ; c’était du divertissement, même s’il y avait de la politique dedans. Et puis j’ai franchi une limite, et j’ai vu cette machine se mettre en branle autour de moi, j’ai rencontré les colonels de la Sécurité militaire... Tout ce qui m’est arrivé rentrait tellement dans le cadre de ce que je voulais dire, que je me suis dit qu’il fallait l’utiliser. Jusque-là, le héros du livre, c’était le personnage d’Abdeslam. Mais ça ne m’arrangeait plus. J’avais envie de raconter tout ça. De raconter aussi comment des gens de ma génération s’étaient lancés dans le journalisme, comment ils s’étaient fait assassiner à cause de leurs écrits, alors que tout ce qu’ils voulaient, c’était avoir un salaire. Et puis le livre m’a aussi servi à faire mon auto-analyse. S’endormir dans un commissariat à Alger et se réveiller à Saint-Germain-des-Prés, ce n’est pas évident, non plus... J’avais peut-être besoin de faire le point sur les événements de cette année et demie.
Ces éléments-là, qui sont autobiographiques, à, disons, 90%, se sont donc articulés avec la trame qui existait auparavant. C’est pour ça que le livre est un peu bâtard. Je ne vais pas jouer la fausse naïveté : j’ai lu Borges, j’aime l’idée de paumer le lecteur... Mais ce n’était pas prémédité.
- Et Abdeslam ? Est-ce qu’il est réel ?
Y.B. : Abdeslam ? Bien sûr ! C’est lui qui a fait la couverture du livre !
- Et ses aventures aux Beaux-Arts d’Alger sont vraies aussi ?
Y.B. : Attends, mais si je te raconte tout ça, tu ne me croiras jamais ! C’est inexploitable en interview. Abdeslam, c’est Pirandello. Je l’ai inventé, je l’ai rencontré après. Voilà. Seul un infographiste pouvait découvrir l’histoire des drapeaux superposés ; j’ai donc dû inventer une histoire à ce personnage. S’il était infographiste, il avait forcément fait les Beaux-Arts...
- Ce qui donne un passage très instructif sur la conception de l’art et de la culture en Algérie...
Y.B. : Le passage aux Beaux-Arts est le seul passage qui m’importe dans le livre. Parce qu’il parle du fond. L’origine de la violence en Algérie, c’est la culture. Les lecteurs ne le remarquent pas, en général - surtout les Algériens ! Ils n’ont pas compris, mais, pour moi, c’est central. Quand on dégoûte une population entière, par le biais de la propagande, de la culture de masse ; quand on enseigne que le corps, c’est sale ; que le modèle nu, c’est porno... Quand on balance les gens dans une sorte d’hyper-conceptualisme...
- C’est ce que vous écrivez dans le livre : « Nous passions d’un mode de vie purement utilitaire à la dictature du symbole. L’impossible identification qui en découlait préparait doucement le terrain à l’islamisme, sa dialectique indigente, son mépris du corps et de l’esprit. »
Y.B. : Tout se liguait contre la culture. Le FLN la réprimait parce qu’il ne fallait pas être contre-révolutionnaire, les islamistes parce qu’il ne fallait pas être frivole... Quant aux libéraux qui voulaient rompre avec la culture réalsocialiste, la forme d’art qu’ils prônaient était la voie royale de tous les feignants incapables de faire un portrait, et qui se bombardaient Miro du jour au lendemain : je te balance trois couleurs primaires, trois coups d’encre de Chine, et j’ai relancé les Jeux olympiques Barcelone 92...
Toute la génération terroriste est née après l’indépendance - pour les troupes, pas pour l’encadrement... Quoique ! De grands émirs sont nés après 1962. Que la France nous ait enculés pendant 130 ans, moi je veux bien ; mais la formation d’un Ali Benhadj ou d’un Antar Zouabri [respectivement cofondateur du FIS et émir du GIA], je ne vais pas mettre ça sur le compte de l’école de Jules Ferry, je suis désolé. On m’a reproché de taper sur le pouvoir et pas sur les islamistes ; si, je tape sur les islamistes ! Mais pour moi, c’est la même engeance. Beaucoup de cadres du FIS étaient d’ailleurs des anciens du FLN. Ces gens-là n’ont pas été formés par le Mossad ou par l’Afrique du Sud, comme on l’a dit ; non : ils ont été formés par nos dirigeants. Vous avez enfanté des monstres, vous avez voulu jouer à Docteur Frankenstein : bien ! Assumez-le !
- L’islam tient une grande place dans le récit : son histoire, ses schismes, ses sectes...
Y.B. : L’islam est l’une des raisons pour lesquelles je l’ai écrit ce livre. Tu ne peux savoir combien ça a pu nous gaver, moi et d’autres, à Alger, de voir tous ces auteurs algériens qui débarquaient sur les plateaux de télé avec un bouquin, un combat, un engagement politique, et qui se revendiquaient de Diderot et de Voltaire. D’accord, c’est très bien, Diderot. Mais, comment dire... C’est hors sujet. Tu vas aller vers autrui pour montrer que tu n’es pas autre que lui... Qu’est-ce que ça veut dire ? En quoi tu fais avancer le schmilblick, en disant que tu te revendiques de Diderot et de Voltaire, que tu vis dans un pays où il n’y a que des barbares sauf toi et qu’ils veulent tous t’égorger ?
- Oui, effectivement, ça rappelle quelques émissions de Bernard Pivot...
Y.B. : Pivot, c’est probablement le journaliste qui a le moins bien bossé sur l’Algérie. Il n’y connaît rien. Il invitait Slim, le dessinateur de presse, et il le présentait en disant : « Bien sûr, vos dessins sont interdits en Algérie... » Et Slim : « Non, non ! Mes dessins sortent chaque jour dans le Matin, à Alger ! »
Ça nous révoltait, parce que ce n’est pas ça qu’on a vécu en vrai. Les gens se leurrent : ce n’est pas parce que tu parles et que tu écris en français que tu n’es pas... autre chose. On gommait des composantes essentielles de notre identité, des éléments fondateurs de notre situation. Moi, la première émission à laquelle j’ai participé, c’était Le gai savoir sur Paris-Première, chez Franz-Olivier Giesbert. Il a attaqué en me disant : « Vous êtes un Algérien très occidentalisé... » Et moi : « Qu’entendez-vous par occidentalisé ? Je suis bilingue, c’est vrai, et notamment francophone... » « Non, je veux dire que vous avez fait vôtres les valeurs de... » Alors je l’ai interrompu, je lui ai dit : « Ecoutez, vous savez, ma formation intellectuelle, je l’ai faite dans un mouvement islamiste algérien qui s’appelle le Tabligh. C’est là-bas que j’ai appris que ce n’était pas grave de risquer sa vie si on disait la vérité. » Il m’a répondu un truc rapidement, il a dit « je vous conseille ce livre », et il a envoyé le générique de fin. Après... On a failli en venir aux mains. On a été séparés par mon éditeur, qui était vert... Pourtant, j’étais bien, là, moi, au départ. Il tourne son émission dans un resto chicos, près des Champs ; il y avait Danielle Mitterrand... Et brusquement, il me dit ça, je me réalgérianise en une fraction de seconde, j’ai envie de lui sauter à la carotide et de lui trancher la gorge ! [Il se marre.] Non, on est des sauvages, il faut le dire... Et mon éditeur qui intervient : « Non, mais attends, ça va... » Et moi : « Va te faire enculer ! » Je prends un taxi, allez zou ! Même l’éditeur je l’envoie chier ! Et je me barre et tout.
Mais bon, maintenant j’ai bien compris ça. Je ne laisse pas dire des choses vite. Je les arrête : non, non, non ! Je m’appelle Yassir Benmiloud, je suis croyant, je suis musulman... Le truc pour les rendre fous, c’est de dire que sur la table de chevet, tu as côte à côte Zarathoustra et le Coran. Et voilà, tu brouilles les cartes. Mais revendiquer la colonisation française, comme le font beaucoup... De toute façon, les Français, ils essaient encore de régler Vichy, ils viennent tout juste de reconnaître que la guerre d’Algérie était une guerre... Ils en sont encore là ! Alors qu’est-ce que tu vas venir les embrouiller, en plus, en leur disant « Ah, putain, qu’est-ce que c’était bien quand vous nous enseigniez Voltaire dans les Aurès » !
- Dans votre livre, vous vous prononcez pour une intervention de l’ONU en Algérie, mais vous dites que ce qui manque aux Nations Unies dans leur appréhension de la situation, c’est « une mystique »...
Y.B. : Je pense qu’il manque une appréhension de la réalité des gens. Les analyses tournent à vide car elles sont basées sur des concepts, des idéologies, sur des enjeux de pouvoir, des manœuvres de coulisse. Mais qu’est-ce qui fait la chair, et surtout la mentalité de ce pays ?
En dehors des grands centres urbains, Alger-Oran-Constantine, le seul truc qui permet à cette société de pas se barrer en couilles complètement, c’est l’islam. L’islam tient lieu de morale, de législation, de surmoi. Il évite que la situation ne soit complètement dantesque. Elle l’est déjà, c’est vrai... Mais ça pourrait être encore bien pire que ça. Or le pays n’est pas en dépôt de bilan : il tourne. Il y a des salaires, des boulots, des journaux, du commerce... Il y a des licenciements massifs, du chômage et des suicides... Il y a tout ! Nous sommes le pays le plus démocratique du monde arabo-musulman, et nous sommes aussi le plus sanglant. Mais on ne crée pas une identité en une génération, quand on a 3000 ans de colonisation derrière soi. Attention, voici la phrase forte de cette interview : l’Algérie n’est pas en crise ; elle est en train de prendre son vrai visage.
- Et vous pensez que ça ne pouvait pas se faire autrement ?
Y.B. : Ça aurait pu se faire autrement si on avait eu des gens éclairés aux commandes. Mais comme tout a été joué sur le verrouillage, la propagande, la manipulation, la culture de masse... La réponse a été aussi totalitaire que la pression.
- Vous n’avez pas hésité, avant d’écrire ce que vous écrivez sur l’assassinat de Boudiaf, sur Chadli, sur le cabinet noir... ?
Y.B. : Si, bien sûr. Les noms que je donne, tu ne peux pas t’imaginer, à Alger, ce que ça veut dire. Mais je me suis dit, niqué pour niqué... Au début, sans baisser mon froc, j’avais l’espoir qu’on passe l’éponge sur mes petites incartades. Je me disais : je suis algérien, on ne peut quand même pas me refuser ma nationalité. Eh bien, si. Depuis un an que j’ai demandé le renouvellement de mon passeport, le consulat ne me l’a pas accordé. Alors, je vois les choses différemment. Pourquoi ménager un système qui me met apatride ?
- On dirait que les hommes politiques et les officiers que vous mettez en cause sont si lointains que vous pouvez écrire ce que vous voulez sur eux : rien ne peut les atteindre, comme s’ils n’étaient pas tout à fait réels...
Y.B. : Ils ont un tel mépris du peuple qu’ils ne cherchent pas à se faire connaître des gens. Tu es là, tu trônes, et quand tu disparais après dix ans de règne, on se rend compte qu’on ne connaît rien sur toi. Chadli [président de 1979 à 1992, démissionnaire au moment de l’interruption du processus électoral] était tellement peu connoté, il avait tellement peu de personnalité, que beaucoup de lecteurs ont cru qu’il était vraiment le descendant des chefs des Assassins, comme je l’ai écrit. D’autres m’ont reproché de lui avoir ainsi donné une aura, alors qu’ils le considéraient comme un âne. Moi je pense que c’est tout sauf un âne. J’ai appris d’ailleurs qu’il s’adonnait à la magie noire, et qu’à la fin de son règne, il était persuadé d’être le messie, il se croyait là pour mille ans...
- Vous venez de révéler votre identité - Yassir Benmiloud. Pourquoi avez-vous choisi de le faire maintenant ? Avec ce que l’on savait de vous, est-ce qu’il n’a pas été toujours très facile de la connaître, si on le voulait ?
Y.B. : Mon identité était un secret de polichinelle. Mais je voulais limiter les dégâts. Au départ, j’étais venu à Paris pour trois semaines seulement, pour rencontrer mon éditeur. Je pensais repartir. Quand un copain m’a appelé à Alger pour me dire qu’un éditeur français voulait publier mes chroniques, j’ai cru à une blague, mais l’idée d’aller à Paris m’a séduit. Je sortais de mes derniers interrogatoires, j’étais un peu abîmé, j’avais besoin de prendre des vacances. Jusque-là, je n’y avais pas pensé. Tout ce que je voulais, c’était continuer à écrire chaque jour pour leur montrer qu’ils ne m’avaient pas enculé, et pour montrer au lecteur qu’ils ne m’avaient pas enculé. Et là, je me suis dit, tiens, pourquoi pas... Je prendrai mon scotch à la Closerie des Lilas au lieu d’aller boire dans les bars pourris d’Alger-centre... C’était glamour, tu vois, c’était génial.
Et puis j’arrive, je rencontre un directeur littéraire de chez Lattès qui me tient un langage très mercantile... A Saint-Germain-des-Prés, en plus, tu vois ce que ça peut avoir de pas sérieux... Il me parle de « cœur de cible », machin-truc et tout... Je suis très choqué. Le lendemain de mon arrivée, je décide de ne pas donner les articles. Je me dis, je prends des vacances et je me barre. Je ne voulais pas rentrer dans le système « exilé algérien », « témoignage », « écrit dans l’urgence », toutes ces conneries... Tout ce que je dénonçais dans mes propres papiers. Je ne demande pas mieux que de laisser mon pathos au placard. Entre-temps, l’éditeur se rend compte de son erreur. On s’est revu, et il a été lui-même. Il a compris que je n’étais pas Y a bon Banania, qu’il n’allait pas me faire bander avec 20 000 francs d’à-valoir. Et c’est la naissance d’une amitié. Le temps que je finisse la promotion du livre, mon passeport expire. Dans l’intervalle, j’avais commencé à travailler un peu au Nouvel Observateur... Et voilà, finalement je suis resté.
Signer de mes initiales, comme je pensais repartir, c’était me protéger du terrorisme de proximité. A Alger, il suffit par exemple qu’un gosse sache qu’un flic habite là, et on monte un attentat, tac-tac-tac, c’est Pizza Hut, en moins de trente minutes. Et dans mon quartier, il y avait de tout. Le tenancier du troquet en bas de chez moi avait été le garde du corps d’Abassi Madani [cofondateur du FIS]. Personne n’était au courant : pour mes voisins, je bossais dans la pub, point. Il y avait mon nom sur la boîte aux lettres, mais je signais Y.B. Seules la corporation et la flicaille connaissaient ma gueule.
J’ai appris plein de choses au cours de cette année et demie. Déjà, j’ai découvert les Français, que je ne connaissais pas. J’ai découvert en particulier des Français qui font le même métier que moi, et je me suis rendu compte finalement que j’étais tout sauf un journaliste, parce que je ne connais rien à rien. Je ne suis qu’un fruit de l’épilepsie algérienne.
En ce moment, je prépare ce que je considère comme mon premier vrai roman. L’explication, ce n’est pas qu’un roman ; c’est aussi la continuation d’un engagement qui remonte au début des années 90, de toute cette aventure de la presse libre. Mais au moins, je me dis : bon. J’ai écrit un truc, c’est sorti, les gens l’ont acheté, on en a dit du bien... Donc je peux prétendre à l’écriture. Vu que je ne sais rien faire d’autre...
Y.B., Comme il a dit lui, L’explication, éd. Jean-Claude Lattès. Comme il a dit lui est également paru en livre de poche.
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