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En 2002, on avait découvert le livre de Jean-Louis Sagot-Duvauroux Pour la gratuité, paru sept ans plus tôt chez Desclée de Brouwer, et qui portait la prémonition de bien des conquêtes et des combats à venir (lire le compte rendu et l’entretien avec l’auteur). Le texte original reparaît aujourd’hui aux éditions de l’Eclat, précédé de 90 pages passionnantes, qui actualisent la réflexion. Elles permettent notamment à Jean-Louis Sagot-Duvauroux de constater la prolifération actuelle des fausses gratuités : « J’ai récemment été contacté par un cabinet de consultants engagé pour étudier la disponibilité des peuples européens à la consommation de quotidiens gratuits. D’évidence, on attendait de moi, repéré sur Internet comme “spécialiste de la gratuité”, que je contribue tout naturellement à la croisade publicitaire et que je m’engage contre le combat d’arrière-garde des journaux payants. »
Avec ces gratuités frelatées, qui font d’un bien, d’un discours, un simple appât, un piège, un prétexte pour placer de la publicité et engranger des profits, c’est « l’usage même du langage qui s’effondre », observe-t-il, livrant une analyse percutante des propos - dont le commentaire semble pourtant être devenu un exercice obligé pour tout essayiste progressiste - de Patrick Le Lay, PDG de TF1, déclarant que la vocation de sa chaîne était de « vendre à Coca-Cola du temps de cerveau disponible ». « Si la parole de TF1 n’a pas pour critère décisif, pour dernier ressort sa fiabilité, sa vérité », écrit-il, alors, ne subsistent du langage que « ses fonctions de séduction, de manipulation, ses fonctions de spectacle. Tu me parles, et tu me parles joliment. Je peux y trouver du plaisir, mais je ne peux plus te faire confiance, plus me faire confiance. Je n’ai plus de repères pour savoir quand tu dis vrai et quand tu mens. C’est au hasard, sans importance. La société, traversée par un trouble dévastateur, se chuchote, amère et vaincue : on ne peut plus croire en rien ».
Quand ce n’est pas la fausse gratuité qui mine les discours et les œuvres, c’est l’obsession de leur succès commercial. Il existe pourtant un antidote à cette substitution systématique du « qu’est-ce que ça me rapporte » au « de quoi ça me parle », à ce « glissement global du critère endogène de la vérité au critère exogène du profit ». Quand la première édition de son livre a été épuisée, Jean-Louis Sagot-Duvauroux, « sans gros manque à gagner, mais avec une solide jouissance intellectuelle », en a mis le texte en libre circulation sur Internet : « Je ne sais pas si j’y ai perdu de l’argent. Ce n’est pas clair, car des travaux rémunérés me sont indirectement venus par cette voie. Mais je suis en tout cas certain d’y avoir gagné ce pourquoi tout écrivain ou penseur prétend écrire : la mise au pot commun des idées et des phrases. »
Et, aujourd’hui, si le texte est réédité, c’est sous la forme particulière du Lyber expérimentée avec succès par les éditions de l’Eclat : le texte est mis à la libre disposition des lecteurs sur le Net, tout en étant vendu en librairie sous forme de livre. Dans un monde écrasé par la marchandisation tous azimuts, y compris dans le domaine culturel, « le jumelage d’Internet et de l’imprimerie remet la marchandise à sa place. Subalterne », se réjouit l’auteur, heureux que le livre puisse parfois redevenir « une marchandise honnête acceptant de se laisser déborder par son bel usage ». La vraie gratuité, meilleure arme contre les ravages de la fausse... Le Lyber, remarque-t-il encore, « nous rappelle que nous savons vivre dans la contradiction, que nous pouvons sans dommage faire cohabiter dans nos têtes et dans nos existences les sphères du gratuit et du payant, que les frottements qui grincent à la frontière de ces deux univers antagoniques peuvent aussi les électriser l’un et l’autre, multiplier leur rayonnement ».
Cette nouvelle édition est pour lui l’occasion de prendre la mesure de la révolution Internet - en 1995, il était encore un peu tôt... « Pour la première fois dans l’histoire humaine, un océan de biens de première importance peuvent être multipliés sans limites et distribués quasi sans frais. » Alors que le marché et la monnaie semblaient partout avoir fait la preuve de leur nécessité incontournable dans l’échange des richesses, voilà que, sur le réseau, la gratuité se révèle « plus fluide, plus simple, plus efficace, plus joyeuse ». Et offre à la culture une chance inespérée d’échapper, au moins en partie, aux lois du marketing et de la rentabilité.
Il était inévitable qu’un tel scandale suscite une contre-offensive à la mesure des moyens de ceux qu’il menace (voir : « Projet DADVSI : la culture sous clé ? » et « Quand la gratuité bouleverse la culture »). « Je me battrai comme un lion pour que les artistes et les techniciens puissent continuer à vivre de leur travail », déclarait le ministre de la culture Renaud Donnedieu de Vabres lors des débats sur le projet de loi sur le droit d’auteur. Sagot-Duvauroux raille « cette ardeur inopinée à se battre férocement pour le droit des travailleurs », qui le laisse pour le moins sceptique : « Ça ne correspond pas. Renaud Donnedieu de Vabres appartient à une force politique qui accompagne avec obstination la dérégulation du droit du travail et l’augmentation continue de la part de la richesse produite ponctionnée par le capital, au détriment de celle affectée à la rétribution des travailleurs. On n’a pas entendu dire qu’il ait viré syndicaliste. Si l’envie lui en venait, il perdrait son poste. Qu’est-il si urgent de camoufler par cette grosse ficelle ? »
Il met le débat en perspective en montrant que le droit d’auteur n’est pas à proprement parler le paiement d’un travail ; qu’il existe d’autres moyens de rémunérer les artistes ; que la propriété intellectuelle, « victime tellement digne de compassion qu’on voit d’un même mouvement se lamenter sur elle Bouygues le bétonneur et la Société des Gens de Lettres, le doux rocker Francis Cabrel et Lagardère marchand de canons », mérite peut-être quelques remises en question à une époque « où les puissances financières prennent la conduite de la vie culturelle, menaçant les relations humaines d’un Titanic anthropologique ». Il interroge : « Doit-on considérer comme une vache sacrée la forme de rémunération des œuvres de l’esprit la plus propice à l’assujettissement de l’auteur et de l’innovation culturelle aux desseins du capitalisme financier ? N’est-il pas temps pour les créateurs de remettre à plat l’ensemble des relations qu’ils entretiennent avec la vie sociale, rémunération comprise ? »
En exergue de son livre, il a placé ce constat remarquablement lucide de Renaud Donnedieu de Vabres, toujours lors des débats sur le projet de loi sur le droit d’auteur : « J’ai en face de moi un ennemi redoutable, le rêve de gratuité. » Il fait remarquer que la gratuité, autrefois « étendard des politiques publiques », synonyme de progrès, de bien commun - par exemple dans le cas de l’école « gratuite et obligatoire » -, a désormais mauvaise réputation : on la perçoit comme « déresponsabilisante, trompeuse ». Il est vrai que la détestable mentalité de père fouettard dont on voit partout le triomphe, toujours prompte à dénoncer une supposée mollesse ou douilletterie qui corromprait les individus en les incitant à des revendications sans fin et à des plaintes d’enfants gâtés, se prête peu à la valorisation de la gratuité. Sagot-Duvauroux relève avec justesse que l’opinion est toujours prête à verser une larme sur le sort des sans abri qui meurent dans la rue, mais se montre beaucoup moins indulgente avec les squatters qui réquisitionnent des logements vides. Il reprend dans ce volume son idée d’un « service public du logement », débattue, à son initiative, dans les colonnes de l’Humanité ainsi qu’au sein d’un petit groupe de responsables communistes.
Culture, logement, enseignement, transports, travail : passant en revue tous ces domaines avec la gratuité comme fil conducteur, Sagot-Duvauroux montre que ce qui est en jeu, c’est à la fois la possibilité pour chacun d’accéder à des conditions de vie dignes, et celle de retrouver cette perspective collective dont le manque se fait si cruellement sentir : « On n’a jamais autant parlé de “vivre ensemble”, de “citoyenneté”, de “civilité”. Mais en même temps, par négligence, légèreté, pleutrerie ou conviction déterminée, on laisse s’affaisser les espaces de gratuité, ces lieux ouverts à tous, libérés du chacun pour soi, ces champs où s’expérimente concrètement la réalité d’une histoire commune et où se forme le sentiment d’un destin partagé. La crise urbaine qui nous saute à la gorge ressemble aux contorsions d’un corps privé d’oxygène et qui lutte contre l’étouffement. » Ce qui rend sa réflexion si stimulante, c’est - outre le fait qu’elle relie des domaines qu’on a l’habitude de traiter séparément - sa façon de poser des diagnostics lucides, mais aussi de montrer toute la puissance, potentielle ou effective, du « rêve de gratuité », décalque presque parfait du rêve tenace d’un destin collectif.
P.S. A propos de « marchandises honnêtes acceptant de se laisser déborder par leur bel usage » : les infatigables éditions l’Œil électrique, qui ont succédé au magazine du même nom, publient en mai un coffret de trois livres qui s’annonce superbe : El Maghreb. « Immigration, déracinement, questions identitaires et sentiment d’appartenance, la mémoire du père et la quête d’identité du fils... Projet photographique et littéraire, El Maghreb tente de retracer l’histoire d’un père arrivé en France dans les années 70. Entre images et textes, ce récit se construit en trois parties, trois voyages au cours desquels Malik Nejmi oscille entre un Maroc nouveau et les images d’un album de famille rarement ouvert. Au travers de ses textes, le photographe s’adresse à son père. Cette quête d’identité aboutira au voyage commun tant espéré. »
Quant au mensuel CQFD, il crée les éditions Le Chien rouge, avec, pour commencer, deux titres, pour lesquels il lance une souscription : En route mauvaise troupe, du nom du journal publié en 1913 par un groupe de lycéens nantais qui y proclamait « son indépendance d’esprit, son insolente liberté dans la critique et sa haine des bourgeois, des conventions et de l’armée », et Le manifeste des chômeurs heureux.
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