Périphéries

Un texte de John Berger

L’Exil

« La philosophie est en fait le mal du pays,
c’est le besoin de se sentir partout chez soi. »
Novalis

La transition d’une vie nomade à une vie sédentaire a marqué, dit-on, le commencement de ce qu’on a appelé plus tard la civilisation. Bientôt, on ne considéra plus comme des gens civilisés ceux qui survivaient hors de la ville. Mais c’est une autre histoire - à raconter à l’homme des neiges.

Pendant les dernières cent cinquante années s’est déroulée une transformation peut-être d’une importance équivalente. Jamais au cours de l’histoire autant de gens n’ont été déracinés qu’à notre époque. L’émigration, imposée ou choisie, au-delà des frontières nationales ou du village à la métropole, est l’expérience essentielle de notre temps.

Que l’industrialisation et le capitalisme devaient exiger un tel déplacement des hommes, d’une ampleur sans pareille et accompagnée d’une violence d’un nouveau genre, l’annonce en avait été faite par l’ouverture des marchés d’esclaves au seizième siècle. Le front occidental de la première guerre mondiale, avec ses armées de conscrits « massés », fut une illustration plus tardive de la même pratique qui bouleverse, transporte, et concentre les humains dans un no man’s land. Plus tard, les camps de concentration à travers le monde ont suivi la logique de cette pratique continue. Comparer les maux est répugnant, car un mal plus grand ne justifie pas un plus petit. Si j’aligne ces événements, c’est simplement pour montrer l’ampleur du déracinement qui caractérise le monde moderne. Ce déracinement a créé et crée toujours le monde dans lequel nous vivons - même si parfois il se développe d’une façon moins spectaculaire.

Tous les grands historiens, de Marx à Spengler, ont analysé les énergies de ce processus. Que dire de plus ? Peut-être pleurer sur ce qui a été perdu. Il ne s’agit pas de nostalgie, mais c’est sur les lieux de la perte que naissent les espoirs - des espoirs éternels, non pas d’éphémères promesses.

Le terme foyer (Heimr en langue scandinave, Heim en allemand, komi, qui signifie village, en grec) a été repris depuis longtemps par deux genres de moralistes, tous deux proches des sphères du pouvoir. La notion de foyer constitue le noyau central de la moralité domestique, qui protège la propriété de la famille (femmes comprises) ; simultanément, elle s’est étendue à la patrie (homeland), a fourni le premier commandement de la loi patriotique, et aidé à persuader les hommes de mourir dans des guerres qui, souvent, ne servaient que les intérêts de la classe dirigeante minoritaire. Et ces deux notions ont effacé le sens original du terme.

A l’origine, le foyer représente le centre du monde, non pas au sens géographique, mais au sens existentiel. Mircea Eliade montre admirablement dans ses nombreux ouvrages qu’à partir du foyer on peut jeter les bases du monde. Le foyer fut établi, dit-il, « au cœur du réel ». Dans les sociétés traditionnelles, tout ce qui explique le monde est réel ; le chaos environnant existe et il est une menace parce qu’il est irréel. Sans un foyer au centre du réel, on ne sait pas où se réfugier, on est perdu dans le non-être et dans l’irréalité. Sans un foyer, tout se décompose en fragments.

Le foyer est le centre du monde, car c’est là où la ligne verticale croise l’horizontale. La ligne verticale monte au ciel et descend au pays des morts, sous la terre. La ligne horizontale représente la circulation terrestre, toutes les routes qui mènent à travers la terre à d’autres lieux. Ainsi c’est au foyer que l’on est le plus près des dieux du ciel et des morts sous la terre. Cette proximité permet d’espérer pouvoir les atteindre. Et en même temps, on se trouve au point de départ et de retour (si tout va bien) de tous les voyages terrestres.

Le croisement des deux lignes, le réconfort promis par leur intersection sont des idées qui existaient probablement à l’état embryonnaire dans la pensée et dans les croyances des peuples nomades, mais ils emportaient avec eux la ligne verticale, tout comme les montants de leurs tentes. Pareillement, de nos jours, à la fin de ce siècle de déplacements sans précédent, des vestiges de ces sentiments subsistent dans la pensée et le cœur de millions de gens.

J’y insiste car si on ne saisit pas ce que le foyer a signifié à l’origine, on ne comprendra jamais pleinement le sens de l’émigration. L’émigration n’est pas uniquement le fait de quitter un pays, de traverser l’eau, de vivre parmi des étrangers, c’est aussi défaire le sens du monde - et à l’extrême limite - s’abandonner à l’irréel qui est l’absurde.

Naturellement, si l’émigration n’est pas imposée par la force des baïonnettes, elle est peut-être motivée par l’espoir. Au fils d’un paysan, par exemple, l’autorité traditionnelle du père peut sembler plus absurde et répressive que le chaos. (Le film Padre Padrone illustre ce cas avec une grande sincérité.) La pauvreté du village peut apparaître plus absurde que la criminalité de la métropole. Vivre et mourir parmi des étrangers peut sembler moins absurde que vivre persécuté et torturé par ses compatriotes. Tout cela est vrai. Mais émigrer signifie toujours démanteler le centre du monde, et l’aménager dans un monde confus, désorganisé et fragmentaire.

Baudelaire est parmi les premiers qui nomment et décrivent le dénuement des nouvelles foules citadines, sans feu ni lieu :

« Fourmillante cité, cité pleine de rêves
où le spectre, en plein jour, raccroche le passant !
 »

Mais il ne faut pas généraliser. Le sentiment de perte lui-même alimente une attente. Il est facile de perdre de vue ce qui est historiquement invisible - comme si les gens ne vivaient que dans l’histoire et nulle part ailleurs !

L’ingéniosité populaire est souvent invisible. Parfois, au cours d’une action politique commune, elle devient perceptible. Le reste du temps, elle assure quotidiennement la survie personnelle clandestine. Sur le plan pratique, elle permet de ruser, de s’agiter, de reprendre ses forces ; sur le plan psychique, de se replier sur soi pour préserver son identité. Les masses, la main-d’œuvre anonyme, restent une population d’individus, malgré leurs conditions de vie et de travail, malgré leur déplacement. Et la base de chacune de ces individualités préservées ressemble un peu à un foyer.

Le foyer « de rechange » a peu de rapports avec le bâtiment. Le toit au-dessus de la tête, les quatre murs, sont devenus des choses « profanes », sans rapport avec ce que l’on vénère et garde au fond du cœur. Cette désacralisation est la conséquence directe des conditions sociales, de la pauvreté, du surpeuplement, de l’urbanisation hâtive, de la spéculation immobilière. En dernière instance, c’est la conséquence de l’absence de choix. Sans le processus de choix, aucun logement ne peut être un foyer.

Dans le cas du logement traditionnel qui était un foyer, le choix avait pu être ancestral, même hors de portée de la mémoire des vivants. Mais tout acte de maintien ou d’amélioration approuvait et répétait le choix initial, qui n’était pas influencé par le goût. L’intuition avait fait choisir le lieu où se croisaient les deux lignes de vie. Aujourd’hui, les femmes et les hommes ont peut-être plus de choix que dans le passé - et cela est souvent vrai même pour les défavorisés de la société. Mais on a perdu d’une façon irrémédiable la possibilité de dire : « Ici, c’est le centre du monde. »

Pourtant, par le repli sur soi, les gens déplacés préservent leur identité et improvisent un abri. De quoi est-il construit ? Il est fait, je crois, d’habitudes ; la matière première de la répétition se transforme en abri. Les habitudes impliquent des mots, des plaisanteries, des opinions, des gestes, des actions, même la façon dont on porte son chapeau. Des objets et des endroits, une chaise, un lit, un coin de chambre, un certain bar, un coin de rue meublent le site de l’habitude ; mais ce ne sont pas les accessoires, c’est l’habitude qui protège.

Même pour un enfant, la mémoire est le ciment qui lie les éléments du « foyer » improvisé. On y place des mémentos tangibles et visibles - des souvenirs, des photographies - mais le toit et les quatre murs qui les protègent sont invisibles, intangibles et biographiques.

Pour les défavorisés, ce n’est pas la maison qui représente le foyer, c’est un ensemble de pratiques. Chacun a les siennes. Même si elles sont éphémères, grâce à leur répétition, ces pratiques choisies librement offrent plus de stabilité et plus de protection qu’aucun logement. Le foyer n’est plus un habitat, c’est l’histoire indicible d’une vie. Dans un cas extrême, le foyer n’est rien de plus que votre nom, car pour la plupart des gens vous êtes anonyme.

De toute évidence, les immigrés de fraîche date ne subissent pas les mêmes expériences que le prolétariat ou le sous-prolétariat établi depuis longtemps. Mais le dépaysement, la solitude, l’abandon ressentis par l’émigrant sans foyer sont les formes extrêmes d’une expérience plus générale et plus étendue. Le terme « aliénation » résume tout cela. (On pourrait sans doute parler de bourgeois « sans foyer », malgré sa maison en ville, sa résidence secondaire, ses deux voitures, ses postes de télévision, son congélateur et sa consommation aliénée. Mais rien de ce qui concerne cette classe ne m’intéresse, car on ne peut rien y découvrir d’utile pour l’avenir.)

Après avoir quitté son foyer, l’émigrant ne trouvera plus jamais de nouvel endroit où se croisent les deux lignes de vie. La ligne verticale n’existe plus. Il n’y a plus de continuité entre lui et les morts ; maintenant les morts disparaissent tout simplement. Les dieux sont devenus inaccessibles. La ligne verticale s’est confondue avec le cercle du vécu individuel qui ne mène nulle part ailleurs qu’en soi-même. Les lignes horizontales, comme il n’y a plus de points fixes, d’appuis, constituent une sorte de plaine de distance nue, balayée par tout ce qui la traverse.

Qu’est-ce qui peut donc pousser sur le site de notre perte ? Peut-être ce qui restait inconcevable autrefois, au temps où tout village était le centre du monde. Depuis le début du XIXe siècle, au moins deux nouvelles aspirations se sont répandues dans une plus grande mesure.

La première, c’est l’amour romantique et passionné. Dans un sens, ce qui arrive entre une femme et un homme en amour est hors de l’histoire. Dans les champs, sur les routes, dans les ateliers, à l’école, les choses se modifient continuellement ; au lit, il y a peu de changement. Mais la superstructure ajoutée à l’événement se modifie. Les émotions sont les mêmes, mais tout ce qui les entoure, change - les attitudes sociales, les systèmes légaux, la moralité, l’eschatologie.

L’amour romantique, au sens moderne, est un amour qui unit, ou espère unir, deux personnes déplacées. L’amitié, la solidarité, l’intérêt commun peuvent également unir ; mais c’est alors grâce à l’expérience et aux circonstances. En général, il y a là une base empirique, tandis que l’amour romantique se souvient des débuts, de l’origine. Sa suprématie est antérieure à l’expérience. Et cette suprématie lui accorde une signification particulière à notre époque (de Novalis à Frank Sinatra).

A l’origine, dont un tel amour porte le souvenir, la division en deux sexes polarisait la vie. L’existence des pôles mâle et femelle représentait une séparation, une nouvelle forme d’incomplétude. L’attirance des deux pôles était alimentée par l’instinct sexuel. Depuis que l’imagination et la mémoire humaine existent, le désir de garder et de maintenir cette attraction a commencé à se muer en amour, et on s’est aperçu que l’énergie impliquée fait partie du cœur du réel.

Cette perception très humaine s’était développée simultanément avec la fondation du foyer, mais n’y correspondait pas. Dans la période moderne où nous sommes privés de foyer, nous sentons plus intensément qu’avant les réminiscences de ce besoin d’amour.

L’autre aspiration est d’ordre historique. Chaque émigrant sait au fond de son âme que le retour est impossible. Même si, physiquement, il est capable de revenir, il ne revient pas vraiment parce que l’émigration l’a profondément changé. Il est également impossible de retourner au vécu historique lorsque chaque village était au cœur du réel. Le seul espoir de refaire un centre est de faire un centre du monde entier. Une seule chose peut transcender le manque de foyer moderne ; la solidarité mondiale. Fraternité est un terme trop facile. Sans tenir compte de Caïn et d’Abel, la fraternité laisse espérer que tous les problèmes seront résolus. En réalité, beaucoup sont insolubles.

D’où l’éternel besoin de solidarité.

Aujourd’hui, dès la fin de la petite enfance, la maison ne peut plus jamais être un foyer, comme elle le fut en d’autres temps. Ce siècle, malgré ses richesses et ses systèmes de communication, est celui du bannissement. Un jour peut-être la promesse dont Marx fut le grand prophète sera-t-elle tenue ; alors le substitut de la protection d’un foyer ne sera pas uniquement notre propre nom, mais aussi notre présence collective et consciente dans l’histoire, et nous vivrons à nouveau au cœur du réel. Malgré tout, je peux l’imaginer.

Entre temps, nous assumons non seulement notre propre vie, mais aussi les attentes de notre siècle.

John Berger

Ce texte est paru pour la première fois dans la Lettre internationale, au printemps 1985. Avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Entretien avec John Berger

Périphéries, octobre 1999
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