Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris, Augustin Berque réfléchit depuis des décennies au rapport des sociétés humaines à leur environnement ; il a publié plusieurs essais sur ce sujet. En 2000, il a synthétisé ses recherches et sa réflexion dans Ecoumène (lire le compte rendu du livre). Il est aussi spécialiste du Japon, où il enseigne le fûdoron, l’étude des milieux humains, à l’Université de Miyagi.
- Ecoumène se démarque des travaux universitaires classiques : vous faites parfois référence à votre expérience personnelle, vous retracez les différentes étapes de votre propre compréhension de votre sujet... Ce qui est en conformité avec les convictions que vous défendez, à savoir que la pensée ne se développe pas dans l’abstraction, mais s’enracine dans la chair, dans les lieux, et se déploie dans le temps.
Augustin Berque : Méthodologiquement, il y a en effet un rapport direct avec la thèse du livre : on est impliqué à plusieurs niveaux, et notamment par son histoire personnelle. C’est d’ailleurs ce que les sciences sociales ont peu à peu découvert : on ne peut pas parler dans l’abstrait, d’un point de vue totalement universel, à propos de la société, puisqu’on en fait soi-même partie. Mais j’écris comme cela depuis longtemps. Dans mon premier livre, en 1976, c’était seulement dans la préface et dans la postface. Dans le dernier, cela entrelarde tout le discours principal. Mais pas trop, quand même, il ne faut pas exagérer... Ce n’est pas un point de vue personnel : c’est une référence nécessaire à une expérience personnelle.
- Il y a aussi des passages très poétiques, ce qui peut surprendre dans un ouvrage scientifique...
A.B. : Il s’agit de sciences humaines... Je me suis toujours efforcé de bien écrire, dans la limite de mes moyens. Ecrire sur l’être humain, cela nécessite une recherche de beauté dans l’expression. Et le travail pour arriver à dire la vérité, je crois que cela revient quasiment à un travail esthétique. Cela aide beaucoup, en tout cas : la recherche de l’expression juste m’a très souvent guidé vers des idées plus claires. Le travail de l’écriture est indispensable dans le travail de la pensée elle-même ; mais qui dit travail d’écriture, dit aussi travail sur la forme : quand j’écris, je « parle » ce que j’écris, jusqu’à ce que ça donne des formules qui me satisfassent, c’est-à-dire des successions de syllabes qui ne s’entrechoquent pas. C’est aussi un moyen de parler à la sensibilité du lecteur, et d’atteindre des gens que l’on ne pourrait pas atteindre autrement. Si on trouve une belle formule, cela peut aider à faire passer une idée. Quand l’expression écrite arrive à m’émouvoir moi-même, je sais qu’elle touche à une certaine vérité ; parce que la réalité nous émeut. Si l’expression écrite ne nous émeut pas, elle n’est que « plaquée sur », elle n’est pas en lien profond. Elle n’a pas vraiment de sens.
- Les préoccupations qui vous motivent recoupent celles de beaucoup de gens aujourd’hui : l’écologie, la toute-puissance de l’économie... Mais souvent, les écologistes idéalisent la nature, ce qui n’est pas votre cas.
A.B. : Quand on choisit cette voie, on est entre deux dangers : celui qui consiste à réduire l’être humain à l’animal, d’une part, et d’autre part, la tentation d’autonomiser le domaine des signes, le domaine du symbolique - les sciences sociales tombent volontiers dans ce travers où les signes ne réfèrent plus qu’à eux-mêmes, et non aux choses. Ce sont des attitudes répandues. Le problème essentiel, c’est justement l’embrayage des deux, du naturel et du symbolique. Mais, pour arriver à saisir cet embrayage, on est amené à batailler sur deux fronts. Et comme ça prend dans certains cas un tour assez polémique, on est obligé d’outrer, de caricaturer un peu, au risque de passer pour un défenseur de la position adverse, que justement on récuse aussi. Je suis dans une position d’acceptation des deux, et non de refus : si c’est « ni ceci, ni cela », alors quoi ? Que reste-t-il ?... Non, j’ai la conviction que l’existence humaine dans sa plénitude - c’est-à-dire un champ immense -, elle est là ! Elle est là, c’est-à-dire... C’est le monde !
Au Japon, ces thèses sont plus faciles à faire entendre qu’en France, parce qu’il y a l’héritage de Watsuji, le philosophe qui m’a inspiré ma propre théorie de l’écoumène. Ça a davantage d’écho. En France, ça en a par-ci par-là, dans mon corps d’appartenance, les géographes. Mais la géographie est une discipline qui n’a pas le vent en poupe dans l’opinion publique. Les disciplines qui ont dominé ces trente dernières années, ce sont essentiellement celles qui tournent autour du linguistique et du sémiologique.
- Ce qui est symptomatique de ce que vous pointez : les systèmes symboliques fonctionnent en circuit fermé, ne réfèrent plus qu’à eux-mêmes, et oublient de référer aux choses...
A.B. : Effectivement. Quand on s’attaque à cette tendance, cela ne peut donc pas passer facilement.
- Vous plaidez aussi pour que nous reconnaissions « la part de nous-mêmes investie dans les choses » : vous écrivez que « notre être et le leur se chevauchent ou même s’identifient dans une certaine mesure ». Cette idée peut paraître assez effrayante. On a tendance à se penser comme séparé des choses, parce que cela nous rassure : on peut se dire qu’il n’y a aucun danger pour qu’on soit une chose soi-même, qu’on n’a rien à voir avec ça...
A.B. : C’est sûr. Nous pensons que ça nous garantit la liberté. Or c’est un lieu commun que de dire qu’une notion n’a de sens que par référence à la notion contraire - donc, la liberté par rapport à la contrainte. La liberté sans contrainte serait l’illusion d’avoir de plus en plus de liberté et de moins en moins de contraintes ; mais c’est faux. D’autres contraintes naissent d’un excès de liberté, c’est-à-dire de la perte de repères. Les contraintes, effectivement, sont haïssables de beaucoup de points de vue, mais elles ont en tout cas cette utilité qu’elles donnent des repères qu’on ne peut ignorer. La dynamique de la modernité a été de donner plus de liberté aux individus par rapport à la fois à la société et à la nature ; d’immenses progrès ont été faits dans le bon sens. Mais cette dynamique à elle seule aboutit à effacer tout repère. Et c’est terrible, parce qu’une liberté qui se met à tourner en roue libre, ce n’est plus une liberté ! On se retrouve prisonnier d’un système qui se clôt sur lui-même. Et c’est la pire des choses.
Le mot qui cristallise tout, c’est le mot d’échelle. C’est l’image qui sert de point de départ au livre : l’un des sens d’« échelle » était autrefois celui de « port ». Le port permet de quitter une île, un monde clos, et de voguer vers d’autres mondes. On ne doit jamais l’oublier. La modernité, en établissant un système d’objets, en procédant par objectification, a nié le principe même d’échelle, qui est ce qui permet d’établir des relations ; c’est là un immense problème, car l’échelle est indispensable pour nous relier à la biosphère, qui est le fondement de notre existence.
La perte de référence - la perte d’échelle - conduit à la fermeture sur soi d’un système. Or c’est d’abord faux : le logicien mathématicien Kurt Gödel a démontré que, pour prouver la validité d’un système, on est obligé de prendre une référence à l’extérieur. Donc, si vous voulez avoir un sens de vérité, vous ne pouvez pas le prendre dans le système lui-même. Et le besoin de vérité va avec le besoin de sens. C’est justement cela qui est terrible, dans le discours des intellectuels français : cette façon de clore le sens sur lui-même, dans des systèmes de signes. C’est une entreprise destructrice de la société - non pas la société dans le sens conservateur, réactionnaire, d’ordre social, pas du tout ! Mais dans le sens de ce qui permet d’être dans un monde. Là, vous êtes coincé dans un petit système, et il n’y a plus d’échelle qui vous ouvre vers le monde, le grand monde. Le grand monde, c’est-à-dire d’autres mondes.
La logique du développement de la modernité est celle d’une déconnexion croissante entre tous les domaines : l’esthétique, l’éthique, le rationnel... Tout cela, on peut le résumer par la perte de cosmicité, la cosmicité étant un lien, ressenti par tous ceux qui vivent dans un certain monde, entre des domaines que le rationalisme moderne oblige à déconnecter, à ne pas mêler. Il ne s’agit pas, à l’inverse, de fondre tout cela dans un confusionnisme prémoderne, non ! Mais de voir, au-delà de la modernité, la nécessité fondamentale de trouver des liens. Parce que sans ça, vous n’arrivez pas à fonder le sens. Et si vous ne fondez pas le sens, vous ne faites plus tenir la société. Si le sens n’est pas fondé cosmiquement, cosmologiquement, vous n’avez pas le droit de l’imposer aux autres s’ils n’en veulent pas.
- Dans Médiance, vous évoquez la nécessité de prendre en compte les réalités qui existent en deçà de l’horizon, dans leur singularité, et de ne pas être seulement tourné vers l’universel, vers ce qu’il y a au-delà de l’horizon. Vous écrivez que « le régional, le vernaculaire, les particularismes ont cessé d’être passéistes ; ils émergent à l’actuel et revendiquent l’avenir ». Or, en France, le jacobinisme reste très présent, et avec lui cette idée que le lieu dans sa particularité n’importe pas...
A.B. : C’est la question du besoin d’enracinement. Chateaubriand avait établi une dialectique entre la patrie et la matrie : la patrie qui ouvre à des idéaux, à l’universalité, et la matrie qui donne des racines. Pour lui, la patrie, c’était la France, et la matrie, la Bretagne ! On a besoin des deux. Si tout le monde avait les mêmes repères, ce serait affreux.
- Vous définissez la notion d’universion, qui est une réduction abusive du divers à l’Un, au même, opérée par la modernité. Et vous écrivez que « la recherche de l’universel est une négation du dialogue »... On pourrait penser au contraire qu’elle est une condition du dialogue !
A.B. : Pendant longtemps, j’ai raisonné dans le sens de ce que vous venez de dire. Mais, en vivant au Japon, j’ai pu voir de près ce que représentait l’universalisme pour les Japonais. Pour eux, c’est une doctrine qui vient de l’Occident. Ils en ont reconnu la grandeur, mais aussi l’altérité, et ils n’ont cessé de réagir contre - ce qui était au départ une revendication identitaire tout à fait normale. Mais, par un jeu pervers, ils ont commis l’erreur de se penser uniques - ce qui a nourri l’ultranationalisme. La réalité, c’est que tout être humain a besoin des deux : il est obligé d’être singulier, et obligé de s’ouvrir vers l’universel. Mais il n’atteint jamais tout à fait l’universel, et il n’est jamais non plus tout à fait singulier : nous sommes des êtres multistrates ; au sommet, vous avez votre conscience individuelle, mais en dessous, c’est de moins en moins conscient, jusqu’à l’inconscient absolu - et là, vous avez tout ce qui vous rattache aux autres...
- A part le Japon et la France, dans quels pays avez-vous vécu ?
A.B. : Depuis que je suis entré dans la vie professionnelle, c’est-à-dire depuis trente ans, j’ai passé la moitié de mon temps au Japon. Mais dans mon enfance, jusqu’à l’adolescence, j’ai vécu d’abord dix ans au Maroc, puis en Egypte, parce que mon père était islamiste... euh ! islamologue [rires]. Cela m’a sensibilisé à la question de l’autre. Mon père étant orientaliste, j’étais attiré par l’Orient, mais je voulais aller encore plus à l’Est. Alors, j’étais étudiant en géographie, et en même temps, j’allais à Langues O, où j’apprenais le chinois. Après avoir terminé mes études et mon service militaire, je voulais partir en Chine. Et puis il y a eu la Révolution culturelle, et c’est devenu absolument impossible pour un géographe : géographe égale espion ! Comme je ne voulais pas avoir fait tout cet investissement pour rien - en particulier l’études des sinogrammes -, je me suis alors tourné vers le Japon. Voilà, ce sont les contingences de la petite et de la grande histoire...
J’étais un géographe ; mais un géographe orientaliste. L’orientalisme est quelque chose de très peu défini : il s’agit de comprendre des sociétés qui, pour nous, sont vers l’Orient. C’est la découverte de l’autre, sous tous les angles : quand on est confronté à l’autre, on cherche à le comprendre, et tous les moyens sont bons. Cela m’a peu à peu ouvert à toutes sortes de questions et de disciplines que, en tant que géographe, je n’aurais jamais étudiées, et dont j’aurais même ignoré l’existence.
- L’écrivain Jean Sur dit qu’il a appris de votre père la « cofluidité des secteurs de la vie », ce qui peut faire penser aussi à vos propres travaux. Avez-vous le sentiment d’avoir repris des éléments ou des principes de son travail ?
A.B. : Dans l’introduction d’Ecoumène, je cite une formule que je lui ai empruntée : « Renaturer la culture, reculturer la nature ». C’est là un souci que j’ai hérité de lui. Mais pour ce qui est des problématiques, non, je n’en ai pas directement hérité. Quant à l’idée que les différents secteurs de la réalité sont en correspondance, qu’ils circulent l’un dans l’autre, moi, j’appelle cela « trajection ». Lui, je crois qu’il employait le terme de « métaphore » à ce propos : la métaphore d’un domaine dans un autre domaine... Je ne me rappelle plus la formule exacte, mais c’est fondamentalement la même idée.
- A vous lire, on a l’impression qu’il y a eu une constance étonnante, dans l’histoire occidentale, à considérer la nature comme un repaire de faussetés, comme une illusion dangereuse, et à en abstraire l’être humain : cela commence avec Platon, se poursuit avec Saint-Augustin, puis avec Descartes... Pourquoi cette option ?
A.B. : Je ne le sais pas moi-même. J’ai des bribes de connaissances sur la manière dont cela s’est passé, quelques repères ; néanmoins... C’est la contingence de l’histoire : une tendance infinitésimale au départ, et qui se développe d’elle-même. Dans les années qui viennent, je vais, dans mes recherches, adopter un comparatisme historique entre deux tendances qui, je crois, aboutissent à déterminer nos comportements actuels vis-à-vis de la nature : d’une part, la pastorale, les bucoliques, qui nous viennent de l’Antiquité gréco-romaine ; et, de l’autre, un courant qui nous vient de la Chine : la découverte du paysage en tant que tel, comme objet esthétique. Ces deux tendances convergent au XVIIIe siècle avec la nouvelle esthétique des jardins en Europe. Je le saisis de manière trop floue pour l’instant, mais il s’agira d’établir une comparaison sur plusieurs siècles. Je ne le ferai pas seul, mais dans le cadre d’un programme international en coopération scientifique, avec des collègues de plusieurs pays.
Je voudrais qu’on y voie plus clair là-dedans, parce que cela pourrait être une manière sérieuse de contrer une tendance que je trouve très dangereuse, et que j’appelle « l’habitat insoutenable » - en anglais, comme c’est un projet international : « unsustainability in human settlements ». Ce mode de vie est résumé tout entier par un objet fétiche entre tous : le 4x4. Celui que tout « bobo » [bourgeois-bohême] se doit d’acheter pour circuler entre chez lui et le supermarché. Un véhicule qui brûle quatre fois plus d’essence que la normale et qui coûte au moins deux cent mille francs... Le couple « bagnole et cottage » : voilà ce qu’il nous faut aujourd’hui. On idéalise l’habitat au contact direct de la nature, mais ce contact, il faut l’acheter. Et il implique à la fois une désurbanité, un éclatement de la ville - le lien social se défait, on ne supporte plus de vivre à côté de quelqu’un -, et des formes d’habitat insoutenables du point de vue écologique, qui bouffent de l’énergie, qui détruisent les écosystèmes en multipliant les routes... Tout cela procède d’une idéalisation, mais qui ne s’est pas faite du jour au lendemain : il y a une très longue histoire là derrière, et l’une des sources de cette histoire, c’est justement la découverte du paysage par les élites de la Chine - juste à l’époque où, en Occident, Saint-Augustin prônait de se détourner du monde. En Chine, on quitte alors la ville, on s’en va sur ses terres, et on vit en ermite ; un érémitisme de luxe, en somme, qui a laissé des images.
En anglais, sustainable veut dire « durable ». En français, traduire unsustainable par « insoutenable » ajoute une touche éthique. Parce que cet habitat n’est pas défendable éthiquement : c’est une péroraison de l’individualisme flanqué de ses machines. Car ce mode de vie a pour image emblématique le 4x4, mais aussi le cyborg. Un cyborg, on imagine que c’est un être avec des implants mécaniques, électroniques... Mais ce n’est pas que ça. C’est aussi ce que l’on devient quand notre vie est prise dans un système mécanique, dans un système de machines, d’objets en général, au point qu’on ne la conçoit plus autrement.
- Mais on est toujours pris dans un tel système, non ? Vous-même, dans votre livre, vous plaidez pour qu’on reconnaisse que la technique prolonge l’être humain...
A.B. : Oui ; mais il s’agit d’en rester maître ! Je ne pars pas du tout en guerre contre la technique : en effet, mon propos repose très largement sur l’idée que la dimension technique est constitutive de l’être humain. Cela, je l’adopte totalement. Mais ce qu’il ne faut pas, c’est que les systèmes techniques se développent selon leur propre logique, au point de détruire et de dominer totalement le reste, et notamment la dimension symbolique des choses. Pour mon cours, j’utilise à ce sujet un exemple très simple et très parlant, qui me vient de mes discussions avec mes collègues au Japon : dans les vieux quartiers de Tokyo, il y a beaucoup de ruelles très étroites. Chaque fois qu’on détruit un bâtiment pour en construire un nouveau, on doit créer un retrait pour donner à la rue une largeur minimale de quatre mètres, ce qui est la dimension exigée par la loi, et définie pour laisser passer les camions de pompiers. Au premier abord, cela paraît logique. Seulement, on est là dans un système purement objectif, exigé par des machines. On ne se pose pas la question de savoir si d’autres systèmes ne seraient pas mieux adaptés - par exemple, un système de tuyaux, ce qui serait tout à fait faisable... On pense à partir de la machine au lieu de penser à partir de la ville, c’est-à-dire à partir des formes de l’existence humaine. Cette manière de raisonner vaut malheureusement pour tous les pays de la planète aujourd’hui - même si toutes les sociétés n’en sont pas à acheter des 4x4. Or la technique, le symbolique et l’écologique sont les trois dimensions qui font l’existence humaine : aucune des trois ne devrait prendre le pas sur les deux autres.
Voir aussi :
* « Penser par monts et par vaux » : compte rendu d’Ecoumène et de Médiance, deux livres d’Augustin Berque.