Périphéries

Ecoumène et Médiance, d’Augustin Berque

Penser par monts et par vaux

« Je ne puis méditer qu’en marchant
et ma tête ne va qu’avec mes pieds.
 »
Jean-Jacques Rousseau

« Entre moi et moi-même, il y a la Terre » : cette citation de Jean-Marc Besse, Augustin Berque l’a placée en exergue d’Ecoumène. Elle résume l’intuition que son livre, avec rigueur et érudition, s’attache à fonder rationnellement. Le diagnostic que pose Berque, au terme d’un passionnant cheminement intellectuel de plusieurs décennies, c’est qu’« il manque à l’ontologie [l’étude de l’être] une géographie, et à la géographie une ontologie ». Etre, c’est forcément être quelque part : on ne peut en faire abstraction. « Dire que la question de l’être est philosophique, tandis que celle du lieu, elle, serait géographique, écrit-il, c’est trancher la réalité par un abîme qui interdit à jamais de la saisir. » Comment cet abîme s’est creusé au fil des siècles dans l’histoire occidentale, avec un tournant décisif lorsque Descartes a « discriminé la chose étendue de la chose pensante », fondant ainsi le dualisme moderne, c’est ce que retrace Ecoumène.

Drôle de livre ! A priori, on ne verrait aucune raison pour qu’un non-spécialiste s’y intéresse : l’abondance de termes savants, les citations en grec, en latin, en allemand, en chinois, en japonais, toutes langues que l’auteur manie avec un naturel affolant, semblent le réserver à un public universitaire. D’où vient, alors, que très vite, on soit pris ? Qu’on ne se laisse à aucun moment décourager par l’exigence et la densité du propos, mais qu’au contraire on s’y plonge avec délectation ? Peut-être d’abord du sujet, tout simplement : chacun, aujourd’hui, souffre plus ou moins confusément de se sentir « séparé » : séparé de lui-même à travers la dualité du corps et de l’esprit, séparé des autres par les ravages de l’individualisme, séparé de son environnement naturel. La société part en vrille, elle s’autonomise par rapport à son milieu et perd tout repère ; elle a désenchanté le monde et semble errer sous un ciel vide. La dévastation des paysages et des ressources naturelles, les aberrations architecturales et urbanistiques, sont les signes les plus évidents d’un dysfonctionnement grave et profond dans la relation de l’homme moderne au monde. Cette soif de sens, certains tentent de l’apaiser par une idéalisation inconditionnelle de la nature, par une adhésion à un mysticisme fumeux, par un rejet du rationnel aussi nocif que ce qu’il prétend contrer. Augustin Berque, lui, réussit à trouver des explications au rationalisme intégriste, et donc des réponses à ce mal-être, avec les seules armes de la réflexion et de la recherche.

Ces questions représentent pour lui bien davantage qu’un simple sujet d’étude : il les a chevillées au corps, et cela se sent. C’est pourquoi on le suit sans hésiter, y compris dans ses développements les plus ardus : si jargon il y a, ce n’est jamais gratuit ; ce n’est jamais pour s’en gargariser. Berque ne pontifie pas, il ne se pose pas en homme de science évoluant au-dessus du commun des mortels, retranché dans une froide indifférence sous prétexte de sérieux ; il est lui aussi un habitant de la terre, un membre de la société, un être humain de ce début de vingt et unième siècle, et à ce titre il présume, sans trop de risques de se tromper, que les préoccupations essentielles qui l’animent sont aussi celles du lecteur. Son livre captive par la pertinence de son sujet, mais aussi par la forme : il s’en dégage une sorte de cordialité qui décomplexe formidablement. Augustin Berque, qui ne dédaigne pas les traits d’humour, a l’érudition hospitalière. C’est un intellectuel aux références éclectiques, que son sujet a obligé à s’intéresser à toutes sortes de disciplines, de l’astrophysique à la linguistique, de l’histoire à la philosophie, de la poésie à l’architecture. Il regarde autour de lui (pour un géographe, cela vaut mieux), lit les journaux, et est capable, au détour d’une note, entre une référence à Platon et une autre à un poète chinois du septième siècle, de vous parler d’Easy rider. La vanne de Giovanna Marini - grande chanteuse et spécialiste de la culture populaire italienne -, qui faisait remarquer qu’« il n’y a rien de plus ignorant qu’un intellectuel quand on le sort de son domaine spécifique », ne vaut pas pour lui.

« C’est par les sens
que nous avons du sens »

Il reste qu’Ecoumène ne se lit pas exactement comme un Agatha Christie : il se savoure plutôt sur plusieurs semaines, voire sur plusieurs mois, étape par étape. On s’y embarque pour une croisière au long cours, pour une odyssée intellectuelle, avec l’assurance de voir du pays. Car c’est du monde qu’il est question, et le monde est bien là, pleinement là : on passe d’une île grecque, avec son chemin aux pierres polies par les sabots des ânes, ses odeurs d’été, la réverbération du soleil, au désert australien, puis aux rizières japonaises ; ou on se retrouve dans un jardin aux essences enchanteresses, oliviers, pins, eucalyptus, palmiers, orangers, à Imintanout, aux portes de l’Atlas marocain... Ces nombreuses escales n’ont rien de touristique, rien d’anecdotique : chacune permet d’ajouter une pierre à l’édifice de sens que construit patiemment le livre. Les contrées visitées et les recours à l’étymologie s’avèrent les uns comme les autres riches en enseignement : ni la chose, ni le signe ne tirent la couverture à eux - l’auteur rappelle que le mot « concret » vient du latin concrescere, qui veut dire « grandir ensemble » : il croit au « grandir-ensemble des devenant-humains, des devenant-mots et des devenant-choses ».

Le cheminement physique se confond avec celui de la pensée : la forme du livre est en parfaite adéquation avec sa thèse. Aucune opposition entre sensualité et cérébralité ; au contraire : « C’est par les sens que nous avons du sens, que nous avons accès aux choses », écrit Berque. Il rappelle que le terme « esthétique » vient du grec aisthêsis, qui signifie « faculté de sentir, de percevoir par les sens ». Descartes le traduisait par « sentiment ». « Or, écrit-il, pour le dualisme moderne, le sentiment est cela même dont il faut s’abstraire afin d’établir le point de vue scientifique (...). Pourtant Descartes, tout en posant les conditions de la rigueur scientifique dans ses Principes de philosophie, reconnaissait que le sentiment est “notre vie elle-même”. Effectivement ; car les cadavres n’ont plus d’aisthêsis. L’idéal du point de vue de la médiance [la relation de l’être humain à son milieu], contrairement au dualisme moderne, c’est d’arriver à penser rigoureusement à partir de notre vie elle-même, au lieu de s’en abstraire. C’est en effet la logique la plus vraie, dans la mesure du moins où nous ne sommes pas encore des cadavres. » Ailleurs, il souligne, s’appuyant sur les thèses de Merleau-Ponty et de Lakoff & Johnson, que « c’est notre corps qui pense », notre conscience n’étant à cet égard que « la partie émergée de l’iceberg ».

Tout cela, en se reflétant dans la forme même de son travail, donne, on l’imagine, des passages d’une grande poésie - le lecteur se retrouve alors dans la situation de l’alpiniste essoufflé par une escalade difficile, qui voit s’offrir à lui, en récompense de ses efforts, un paysage splendide à contempler. Le « poème du monde », c’est d’ailleurs ainsi que les Anciens baptisaient le résultat de l’interaction entre l’être humain et son environnement. Berque écrit dans son introduction : « Si l’œuvre humaine a un rôle dans le poème du monde, un rôle nécessaire, elle perd tout son sens lorsqu’elle prétend s’en détacher. Nécessaire, elle l’est parce qu’en disant le poème, elle le porte plus loin ; mais nullement suffisante, car elle ne serait rien si le poème ne la portait déjà, comme une houle plus longue et plus profonde porte une vague au déferlement qui la dépasse elle-même. » On vous avait prévenu que c’était beau.

La pensée s’enracine dans la chair, dans les lieux, mais elle se déploie aussi dans le temps : Berque, si cela s’avère pertinent pour son propos, mentionne où et dans quelles circonstances il a lu un ouvrage qu’il cite ; il raconte aussi comment il a pu passer d’abord complètement à côté d’un auteur en le lisant, et n’avoir l’illumination que des années plus tard - c’est le cas pour le philosophe japonais Watsuji, dont les thèses allaient changer sa vie et sont à la base de sa théorie de l’écoumène, mais auquel il avoue n’avoir « rien compris » la première fois qu’il l’a lu, lors de son premier séjour au Japon. A croire qu’il n’était pas encore mûr pour recevoir le message essentiel qui l’attendait déjà, planqué entre ces pages.

L’écoumène :
« Une imprégnation réciproque
du lieu et de ce qui s’y trouve
 »

Mais peut-être serait-il temps d’expliquer enfin ce qu’est l’écoumène. Le terme vient du verbe grec oikeo, qui signifie habiter - il a donc la même étymologie qu’écologie ou économie. Les auteurs grecs l’utilisaient pour distinguer la terre habitée des déserts. Dans la géographie moderne, il signifie la « partie de la terre occupée par l’humanité ». Berque, lui, l’emploie pour désigner la « relation d’un groupe humain à l’étendue terrestre ». Et ce qui caractérise cette relation, c’est une « imprégnation réciproque du lieu et de ce qui s’y trouve » : « Dans l’écoumène, le lieu et la chose participent l’un de l’autre. Dans un espace abstrait, en revanche, la chose peut être située ici ou ailleurs, cela n’affecte pas son être ; et réciproquement, le lieu est définissable indépendamment de la chose, par exemple en géométrie par des coordonnées cartésiennes, ou sur le globe terrestre par des méridiens et des parallèles. » En grec, deux mots signifient lieu : topos et chôra. Le premier désigne le lieu cartographiable ; le second, le lieu existentiel. Dans la chôra, l’être humain et son milieu s’engendrent et se façonnent l’un l’autre en un mouvement incessant. La chôra, dit Berque, est à la fois « empreinte et matrice » ; elle « accueille et engendre ». Elle est « un lieu dynamique, à partir de quoi il advient quelque chose de différent, non pas un lieu qui enferme la chose dans l’identité de son être ». Ce qui ne signifie pas pour autant que le topos, le lieu cartographique, soit une notion à balayer : « Dans la réalité de l’écoumène, tout lieu tient des deux à la fois ; mais la modernité ne fut que cartographe. »

On pense tout de suite à Le Corbusier, et à sa conception de l’espace comme d’une abstraction où sont posés des objets qui pourraient tout aussi bien être ailleurs. L’architecte parlait de la maison comme d’une « machine à habiter ». A son propos, Berque écrit : « Ainsi se résolvent tout foyer, tout horizon, tout embrayage symbolique à la terre comme au ciel, dans la pure métricité du mètre carré pour le mètre carré. » Il retrace les étapes successives par lesquelles l’Occident, avec une constance troublante, s’est toujours davantage détaché de son milieu : très tôt, il décide qu’il n’y a « rien à voir dans le monde », que la vérité est à chercher ailleurs - c’est déjà le postulat de l’idéalisme platonicien. On se défie du monde physique : soit on l’ignore, soit on cherche à le dominer et à le contraindre pour le corriger - alors qu’aux origines d’une autre grande civilisation, la civilisation chinoise, au contraire, la vérité est dans les choses. Berque cite une description du temple grec de Sageste, en Sicile, construit au cinquième siècle avant Jésus-Christ : « La nature est désordre. La perfection géométrique de ce temple, seule, émerge à la lumière du divin. (...) Le temple pur et froid s’élevait, triomphe du nombre, de la géométrie et de la technique, au milieu du désordre et l’indifférence. » Et il commente : « Entre l’ordre divin et l’ordre humain, ne fonctionne pas la mutuelle correspondance que l’on vient de voir [dans le livre] à propos de la Chine. A la place : la projection d’un ordre idéel sur la face de la terre ; ordre dont la transcendance est symbolisée par le fait que, dans cette architecture, tout est affaire de proportion, non pas d’échelle. (...) Les Grecs ne mettaient pas leurs temples en rapport avec la taille humaine. Ils les concevaient selon les lois de leurs proportions intrinsèques. La taille des portes ou des marches, par exemple, variait selon celle de l’édifice, non pas en référence à la taille humaine. »

Accrochez-vous au pinceau,
la modernité enlève l’échelle

C’est avec cet abandon de l’échelle au profit de la proportion que l’être humain commence à creuser cet abîme, qui ira en s’élargissant, entre lui et la nature, s’obligeant ainsi à un grand écart de plus en plus douloureux. L’un des sens d’échelle, raconte joliment Berque, était autrefois celui de port ; l’échelle, c’était ce qui permettait, dans les îles grecques, de monter dans un bateau, de voguer vers d’autres ports, et de découvrir d’autres mondes à mettre en relation avec le sien (« lieu où l’on pose une échelle pour débarquer, port, escale », confirme le Petit Robert. Au XVIIe siècle, les « échelles du Levant », c’étaient les ports de Turquie et d’Asie Mineure, et les « échelles de Barbarie », les ports d’Afrique du Nord...). C’est ce qui permettait d’échapper à l’enfermement, à l’insularité, et de s’ouvrir à l’autre. En retirant l’échelle, l’homme occidental s’est donc condamné à l’Un ; il s’est enfermé dans un système qui fonctionne en circuit fermé, qui exclut l’altérité, et qui le coupe de son environnement - qui le coupe de l’écoumène. « L’échelle, c’est ce qui rapporte la grandeur de l’édifice non seulement à la taille humaine, mais aux réalités du monde sensible. Cela n’est pas le cas de la proportion, qui réfère la forme à elle-même ou à d’autres formes relevant d’un même système, lequel peut être totalement abstrait. Au contraire, l’échelle ramène au concret. »

Affirmer la nécessité de l’échelle ne relève pas de la nostalgie d’un âge d’or fantasmé. Du mouvement moderne en architecture et en urbanisme, Berque écrit, histoire de mettre les choses au point : « Posons d’abord qu’il était mû par l’idéal qui aura fait la grandeur de la modernité - fondamentalement, la volonté de libérer l’être humain des jougs, naturels ou non, sous lesquels le maintenait la tradition. Cet idéal, celui de Descartes, doit rester le nôtre. Néanmoins, nous devons, en la matière, nous libérer du joug que le mouvement moderne, à son tour, nous a imposé en absolutisant “l’espace” ; c’est-à-dire en oubliant l’échelle pour la proportion, donc en effaçant l’horizon, et en coupant de ce fait le lien - vital pour les humains, essentiel pour l’architecture et la géographie - que la géométrie doit garder avec la non-géométrie de l’étendue concrète et des affaires humaines. » Car la relation écouménale n’est « point seulement archaïque ou originelle (à notre origine) ; mais originaire (au fond de notre être), et grosse d’un paradigme relationnel périmant le dualisme moderne ».

Un paysage ? Où ça ?

Très vite, l’Occident a établi qu’il y avait « incommensurabilité entre l’esprit et le monde ». « Rien n’est admirable en dehors de l’esprit, écrivait Sénèque ; rapporté à sa grandeur, rien n’est grand. » Plus tard, Saint-Augustin décrète qu’il faut choisir entre le spectacle du monde et celui de notre conscience ; que l’absolu réside en nous-mêmes et nous n’y avons accès que dans la mesure où nous ne sommes pas dans le monde. Dans Les Confessions, on lit : « Et les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues énormes de la mer, le large cours des fleuves, les plages sinueuses des océans, les révolutions des astres, et ils se détournent d’eux-mêmes. » Le christianisme « disqualifie le monde phénoménal » : « Là commence la réification du monde. » Tout cela fait que l’Europe ne découvre le paysage que plus de mille ans après la Chine... Dans un article consacré aux expositions de peinture qui foisonnent actuellement sur le thème du paysage, Télérama soulignait récemment (25 avril 2001) que ce thème n’était apparu qu’au XVIIe siècle - et qu’il avait encore fallu deux siècles de plus pour que le peintre se décide à poser son chevalet en plein air : « L’éveil de cette sensibilité semble tardif, mais on réalise mal aujourd’hui à quel point on se désintéressait jusqu’alors de l’environnement. Les descriptions de paysages dans la littérature sont quasi inexistantes avant Jean-Jacques Rousseau, au XVIIIe siècle. Et encore, en son temps, il fait figure d’exception. Dans les trois mille pages de son journal, Casanova, qui, à la même époque, sillonne l’Europe frénétiquement, semble ne jamais jeter un coup d’œil par la fenêtre de sa berline - où il est sans doute fort occupé, certes. »

A l’inverse, souligne Berque, la dynamique chinoise est « mondanisante » : elle invite à « se fondre aux phénomènes ». Il l’illustre par des extraits commentés, souvent sublimes, de la poésie chinoise, laquelle sait rendre « le mouvement même de l’existence qui nous porte au-delà de nous-mêmes à la rencontre des choses », et sait confondre « le sentiment et la chose, la personne et la scène », afin de « restituer son unité à l’avènement du phénomène ». Cette fusion avec le monde se reflète dans la langue même : « Il n’est pas vain qu’en français, comme en anglais ou en grec, etc., l’on puisse poser l’être de “je” indépendamment du monde. En effet, je dis (que je suis) “je” en toute circonstance et en tout lieu ; ce qui n’est pas le cas par exemple en japonais, où l’expression correspondante varie selon la situation. » Dans un autre de ses livres, Médiance, il renchérit : « Nulle part cette construction du regard n’a été menée aussi loin qu’en Chine, la civilisation paysagère par excellence. Aucune civilisation plus que la chinoise, en effet, n’a travaillé à reconnaître, définir, instituer, reproduire les lignes maîtresses de son regard sur l’environnement. (...) L’une des idées fortes de cette cosmologie, c’est qu’un même souffle vital ou énergétique, le qi, circule dans l’homme et les choses. L’art du géomancien, celui du peintre, du médecin, visent à gérer ce souffle chacun à sa manière. Pour le géomancien, cela consiste à interpréter correctement la topographie, de façon à ce que les bâtiments ne contrarient pas l’écoulement du souffle, mais au contraire en bénéficient. Pour le peintre, à s’imprégner de la dynamique du paysage grandeur nature, en la méditant, pour ensuite - à l’atelier - en exprimer fidèlement les lignes essentielles par les traits du pinceau dans le paysage-image. (...) En fait, il s’agit, dans l’un et l’autre cas, de sentir et d’exprimer avec justesse la correspondance organique du macrocosme (la nature) avec le microcosme (l’homme) ; d’agir en accord avec la dynamique d’un accomplissement général. »

Tout cela, à la lecture, on a le sentiment que l’Occident contemporain, ayant la conscience cuisante de ses propres manques, le jalouse plus ou moins obscurément. Il importe des éléments de ces cultures traditionnelles exotiques, mais reste impuissant à en faire un usage autre que marchand : le fengshui, ou sitologie - « science des lieux » -, c’est-à-dire, selon la définition qu’en donne Berque, « le choix d’une orientation et d’un emplacement auspicieux pour les constructions humaines de toute échelle », nouvelle marotte des rédactrices de mode et des décoratrices d’intérieur, fait le bonheur des magazines féminins. Quant au Zen, il représente aujourd’hui ce qu’il y a de plus suprêmement désirable dans l’idéal du bien-être et du bonheur modernes. La preuve : il est devenu un nom de parfum.

En deçà et au-delà de l’horizon

Cette intuition de la correspondance entre toutes les choses qui cohabitent sous le ciel, ne serait-elle qu’une pittoresque et sympathique superstition asiatique ? Sûrement pas. Berque, qui partage cette conviction que « nous n’existons que dans notre rapport au monde », fait état des travaux de plusieurs scientifiques qui tous postulent que « la relation précède l’essence ». Le biophysicien américain Harold Morowitz écrivait en 1970 : « Toute chose vivante est une structure dissipative, c’est-à-dire qu’elle ne dure pas en soi, mais seulement en tant que résultat du flux continuel de l’énergie dans le système. De ce point de vue, la réalité des individus pose problème parce qu’ils n’existent pas [en eux-mêmes] mais seulement comme des perturbations locales dans ce flux d’énergie universel. » Le physicien quantique D’Espagnat définit quant à lui la belle notion de « réel voilé » : « Le réel est voilé, résume Berque, par son irréductible relation à l’intersubjectivité humaine (c’est-à-dire à l’ensemble des observateurs, si objectifs qu’ils puissent être individuellement par le respect des protocoles d’expérience). Plus simplement dit, D’Espagnat parvient à l’idée non cartésienne que l’objet ne peut être séparé du sujet que jusqu’à un certain point. »

Cela, la civilisation chinoise l’avait pressenti, mais sa faiblesse est de ne pas avoir su dépasser l’horizon : elle s’est concentrée sur ce qui se passait en deçà, sur les phénomènes, sur le paysage qui s’offrait aux sens, et a ignoré les lois invisibles qui régissent « l’universalité du monde physique objectif ». L’Occident, lui, s’est désintéressé de la topographie particulière qui lui était échue : refusant d’admettre la frontière de l’horizon, rejetant les « faussetés » qui régnaient en deçà et cherchant la vérité au-delà, il a tenté de l’abolir en « absolutisant » et en homogénéisant l’espace. Chacun a eu tort : « Dans l’écoumène, il y a toujours, simultanément, des vérités en deçà et au-delà de l’horizon », rappelle Berque. Il faut donc tenir compte des deux. Universel et particulier ne s’opposent pas ; mais l’Occident n’a voulu tenir compte que du premier. Plutôt que l’universalisme, il a pratiqué ce que Berque appelle l’universion, c’est-à-dire la réduction du divers à l’Un. « La diversité des phénomènes, voilà en effet l’obstacle à vaincre pour atteindre à l’universel. Or l’abolition du divers, c’est un coup de force envers le monde sensible. (...) L’histoire montre que l’universion comporte souvent l’élimination d’autrui, selon une échelle allant de la violence symbolique envers les déviants jusqu’au génocide massif. (...) Il y a cependant, pour ce faire, une voie moins directement violente ; et c’est celle que, dans l’ensemble, a suivie la modernité : supprimer la chôra qui, ontologiquement, est nécessaire à la genesis [la singularité de l’être relatif] ; autrement dit, neutraliser le déploiement des lieux singuliers de l’écoumène au bénéfice d’un espace universel. »

Le monde moderne :
un magasin de surgelés

On se souvient que la chôra est « un lieu dynamique, à partir de quoi il advient quelque chose de différent, non pas un lieu qui enferme la chose dans l’identité de son être ». En la supprimant, la modernité a pratiqué ce que Berque appelle un « arrêt sur objet » : « Arrêt de quoi ? Arrêt du mouvement existentiel qui investit notre être dans les choses et de ce fait les humanise, tout en faisant d’elles, corrélativement, la forme concrète de notre existence. » « Cette spatialisation, dit Berque, a fait taire le chant du monde. Elle en a figé le poème, en le vidant de sa poésie. » A la place de l’écoumène, on se retrouve alors avec une « collection d’identités fixes », ou un « magasin de surgelés ». Ce qui bien sûr vaut autant pour les êtres humains que pour les choses. « Une collection d’identités fixes », c’est ce à quoi l’Occident moderne et le système économique qui lui est inhérent, le capitalisme, réduisent les êtres. On pense aussi à la phrase de Raphaël Tisserand, le cadre aliéné et écrasé de solitude d’Extension du domaine de la lutte, de Michel Houellebecq : « J’ai l’impression d’être une cuisse de poulet sous cellophane dans un rayon de supermarché. » En perdant l’échelle, l’homme moderne a « décosmisé » le monde et l’être humain lui-même. Il a fait de la chose un pur objet, devenu un fétiche dans la société de consommation. Il a aussi fétichisé son corps : « Cette décosmisation de la corporéité humaine en a déplacé le foyer vers le corps lui-même, devenu dans notre société de consommation, selon l’expression de Jean Baudrillard, un “objet de salut”. » Ainsi s’est perdu le sens de l’existence humaine. Et de citer Nietzsche : « Malheur ! Il vient, le temps où l’humain n’enfantera plus d’étoile. »

Cette sérialisation, cette succession d’« arrêts sur objet », présentée comme un sommet de rationalité, est pourtant fausse. « Ce n’est pas la réalité de l’écoumène, laquelle est un perpétuel engendrement, non seulement des choses, mais de nous-mêmes avec elles », insiste Berque. Depuis Einstein, on sait que l’idée de l’abolition de l’horizon, qui a conduit à abolir la chôra, est non seulement néfaste, mais inepte : « La relativité einsteinienne a entraîné la nécessité de “re-clore l’Univers”, c’est-à-dire de poser que sa taille (son espace-temps) n’est pas infinie, ou plus exactement qu’elle a un “bord”. Autrement dit, l’univers a un horizon. » Scoop !

Dans Médiance, Berque souligne un autre fait nouveau : la préoccupation écologique. L’être humain a récemment pris conscience du fait que les ressources et la résistance écologiques de la terre n’étaient pas infinies, et qu’il avait trop longtemps « confondu une généralité relative (l’espace disponible sur Terre) avec une généralité absolue (l’espace universel) ». Du coup, l’horizon est réhabilité, comme une « prise essentielle de la réalité ». Corrélativement, « le régional, le vernaculaire, les particularismes ont cessé d’être passéistes ; ils émergent à l’actuel et revendiquent l’avenir ». Même si Berque ne s’attarde pas sur la question, il y a sans doute là de quoi apporter de l’eau au moulin des régionalismes intelligents, capables d’ouvrir sur l’universel, dans leur lutte contre les excès du centralisme et du jacobinisme à la française.

Aujourd’hui, s’offre à nous la possibilité de reconnaître enfin la Terre comme une réalité sensible, et cela, « du fait même que nous en connaissons mieux [à travers la science] la réalité factuelle ». « Il ne s’agit pas d’un simple retour de balancier, affirme Berque, mais d’un dépassement. » En somme, s’offre à nous la possibilité d’habiter, pour la première fois, à la fois en deçà et au-delà de l’horizon.

La pulsation existentielle qui fait
que le monde nous importe

Mais voyons d’un peu plus près les modalités de cette fameuse relation écouménale. Berque rapporte son échange de vues avec l’astrophysicien Kenneth Brecher, un jour, dans les couloirs d’un hôtel japonais, à propos de « l’être » d’un crayon sorti de la poche de l’astrophysicien (on imagine la scène...). Alors que son interlocuteur se contente de localiser l’objet, de déterminer sa masse, ses composants, etc., le géographe, lui, l’examine et conclut : « C’est une chose pour écrire ! » Et il détaille tout ce que cela implique : des systèmes symboliques - l’écriture et la parole, et donc des relations humaines ; des forêts pour le bois, du carbone cristallisé pour la mine ; du papier, sans quoi le crayon ne sert à rien... Le crayon vient de la forêt de Scandinavie d’où est issu son bois, et finira dans l’atmosphère après son passage par l’incinérateur public ; dans l’intervalle, il aura laissé des traces sur du papier, ainsi que biologiquement dans les neurones des gens qui auront lu le texte qu’il aura servi à tracer... Cela, Berque le définit comme la « trajectivité » du crayon. « Ce fil d’Ariane ontologique qu’est la trajectivité de mon crayon, comme celle de toute chose dans l’écoumène (y compris les moins matérielles), d’aiguille en fil, remonte à l’origine du monde, et de fil en aiguille c’est à sa fin qu’il mène. De l’une à l’autre elle va nécessairement, par le crayon qui est là. Couper ce fil en ne considérant que le topos du crayon, c’est donc non seulement abstraire celui-ci du monde, mais c’est aussi contribuer à découdre le monde. »

Ni la pure objectivité, ni la pure subjectivité ne sont satisfaisantes pour définir la réalité ; pour sortir de ce dualisme simpliste, et désigner de façon appropriée la façon dont toutes les choses et tous les êtres, dans l’écoumène, sont « cousus ensemble », Berque propose donc ce troisième mode qu’est la « trajectivité ». Le corps de l’être humain, affirme-t-il, est double : c’est à la fois un corps animal, et ce qu’il appelle un « corps médial ». Le corps médial, c’est la partie de nous-même qui est « investie dans l’environnement par la technique et par le symbole ». Cette cohabitation du corps animal et du corps médial, « qui étend notre être du foyer du corps animal jusqu’à l’horizon de notre monde », c’est ce qu’il définit comme notre « médiance » : notre relation particulière à notre milieu. Explication : « La technique est bel et bien une extériorisation, qui prolonge notre corporéité hors de notre corps jusqu’au bout du monde ; mais le symbole est au contraire une intériorisation, qui rapatrie le monde au sein de notre corps. Quand le robot Sojourner saisit cette pierre, là-bas sur Mars, il prolonge, grâce à la technique, le geste ancestral de l’Homo habilis, qui, voici deux millions d’années, investit dans un galet aménagé, tenu à bout de bras, une fonction jusque-là uniquement exercée par les incisives au-dedans de la bouche. Mais inversement, c’est avec ma bouche, ici et maintenant, que je parle de Mars et de Sojourner, qui sont loin dans l’espace, et d’Homo habilis, qui est loin dans le temps. Je peux le faire grâce à la fonction symbolique, laquelle, sous ce rapport, consiste donc à rendre présentes au-dedans de mon corps des choses qui en sont physiquement éloignées. Cela, ce n’est pas une projection ; c’est, tout au contraire, une introjection. La trajection, c’est ce double processus de projection technique et d’introjection symbolique. C’est le va-et-vient, la pulsation existentielle qui, animant la médiance, fait que le monde nous importe. Il nous importe charnellement, parce qu’il est issu de notre chair sous forme de techniques et qu’il y revient sous forme de symboles. C’est en cela que nous sommes humains, en cela qu’existe l’écoumène, et c’est pour cela que le monde fait sens. »

Reconnaître la part de nous-mêmes
qui est dans les choses

« L’être de l’humain s’étend hors de lui-même » : c’est en cela qu’il est « un être géographique », comme le postulait l’auteur dès les premières lignes d’Ecoumène. Tout cela a l’implication assez troublante de nous confondre dans une certaine mesure avec les choses - de quoi horrifier l’homme moderne, qui tient par-dessus tout, pour se sentir libre, à délimiter clairement les frontières, à se sentir à la fois distinct des autres et distinct des choses. (Mais n’est-ce pas là plutôt une illusion de liberté qui mène, au contraire, à un esclavage ?) « Vis-à-vis [des objets], nous ne sommes pas comme la substance pensante (res cogitans) devant la substance étendue (res extensa), sur laquelle se projetterait unilatéralement son activité, psychique au premier chef et, par acte de volonté, conséquemment physique. Nous participons ontologiquement de cette relation, comme en participent les choses de notre milieu ; ce qui signifie que notre être et le leur se chevauchent ou même s’identifient dans une certaine mesure. Nous avons donc avec ces choses un rapport bien plus complexe et plus mouvant que la simpliste dualité sujet/objet. » Et cela, tout simplement parce que nous sommes liés à elles par des siècles et des siècles d’histoire, qui ont fini par rendre cette relation inextricable. « Les choses, écrit Berque, rassemblent dans leur concrétude ce qui a fait que nous sommes devenus humains : d’avoir instauré avec elles, par le geste et la parole, un commerce qui les a investies de notre humanité. C’est pour cela que nous nous attachons à elles, alors que nos cousins primates, qui sont bien assez malins et adroits pour s’en servir à l’occasion (...), les rejettent après chaque opération, et n’en ont donc jamais fait de véritables outils. C’est qu’ils n’en ont guère besoin ; leur corps superbement adapté leur suffit. Le nôtre, incapable à tant d’égards, ne nous suffit plus depuis ces milliers de siècles que dura notre genesis, et de jour en jour il nous suffit moins. C’est pour cela que nous avons besoin des choses et leur confions une part toujours plus ample de nous-mêmes, tandis que notre corps médial ne cesse de grandir avec elles, repoussant les contours du monde. »

« Reconnaître la part de nous-mêmes et de nos semblables qui est dans les choses », comme il le prône, est peut-être effrayant au premier abord ; mais, si on y regarde à deux fois, cela offre au contraire des perspectives enthousiasmantes. Si nous faisons partie des choses et si les choses font partie de nous, cela change un peu, par exemple, notre manière d’envisager l’architecture et l’urbanisme : « Nos villes nous représentent. Elles ne sont pas dissociables de notre être. Leurs formes sont le visage de notre corps médial. Il n’y a qu’à voir avec quelle sensibilité ces formes, partout sur la terre, traduisent les structures sociales et leur évolution. » Du coup, construire n’importe comment, planter quelque part un bâtiment qui rompt brutalement avec l’harmonie de ceux qui l’entourent, c’est exactement la même chose que de « boxer les gens pour prendre leur place dans l’autobus », et cela devrait nous paraître aussi incongru.

Berque cite même un célèbre architecte japonais contemporain (la distinction entre Extrême Orient et Occident dans ce domaine est bien sûr devenue caduque, l’Occident ayant imposé dans le monde entier sa conception de l’espace), Takamatsu Shin, qui se vante de pratiquer une « architecture tapageuse », et de ne jamais mettre les pieds sur les terrains où il va construire, « pour ne pas risquer de se faire influencer par les formes voisines »... Or, dit Berque, « respecter les formes de la ville n’est pas verser dans la copie ; c’est respecter les gens. Ce n’est pas reproduire des objets ; c’est correspondre avec les partenaires passés, présents et futurs dont ces formes sont le corps médial. (...) Cela, c’est plus exigeant que le parti moderne : dévaster ou muséifier. » Apprendre à raisonner en fonction de notre corps médial, telle est la tâche que nous assigne Ecoumène, après nous avoir convaincu de sa pertinence et de sa réalité. « Tant socialement qu’individuellement, c’est-à-dire comme concitoyens, nous devons prendre en compte notre corps médial dans l’unité trajective de sa triple dimension technique, écologique et symbolique ; alors que nous le pensons et le traitons comme un simple agrégat de topoi, là dehors dans l’étendue, inorganique et désintégrée par le dualisme, ainsi que l’exprime la croissante incohérence de nos paysages. » A la clé, se trouve la possibilité d’« atteindre une harmonie dans la relation des sociétés humaines à l’étendue terrestre ». Car « l’existence humaine atteint sa vérité quand le souffle du corps animal et celui du corps médial sont à l’unisson ».

Mona Chollet

Augustin Berque, Ecoumène et Médiance, éditions Belin, 2000.

Voir aussi :
* « L’existence humaine dans sa plénitude », entretien avec Augustin Berque.

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Rationalisme
Périphéries, juin 2001
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