Périphéries

Un essai de Jean-Louis Sagot-Duvauroux (I)

Pour la gratuité

Ce texte a été édité
chez Desclée De Brouwer (1995)
Il est aujourd’hui libre de droit
et gratuitement diffusable.
Je remercie ceux qui,
ayant usé de cette gratuité,
auront l’amabilité de me le signaler.
Jean-Louis Sagot-Duvauroux

Avril 2006 : le livre reparaît,
dans une version augmentée,
aux éditions de l’Eclat
(voir le compte rendu).



Avertissement
Pourquoi la gratuité ?

Parce qu’elle existe. Parce qu’elle est l’inverse du marché qui se présente aujourd’hui, de façon si pesante, comme l’horizon du projet humain. Parce qu’elle provoque, là où elle se déploie, une sympathie presque générale. Parce que la permanence d’espaces de gratuité enfonce un coin dans la toute-puissance de l’argent. Parce qu’aucune existence ne se vit sans être confrontée aux valeurs essentielles dont elle s’environne. Parce qu’elle offre peut-être une voie pour répondre à la question si brutalement posée par cette fin de siècle : le dépassement du règne capitaliste est-il tout simplement faisable ?

Cette interrogation-là a été le point de départ de ma réflexion. Elle plonge dans les déboires du mouvement de transformation sociale auquel, comme citoyen, j’ai cru et participé. Elle occupe presqu’entièrement la première partie de ce texte. Le lecteur qu’aura séduit le beau vocable de gratuité, mais qui ne se sent pas directement impliqué dans les aventures, les rêves ou les théorisations du « progressisme » politique aimera peut-être retrouver plus vite et plus directement la chair du sujet. Qu’il passe alors à la seconde partie, et s’il est intéressé par la problématique développée, il aura le goût, je l’espère, de revenir en fin de lecture à ces premières pages.

* * *

Quelle est la légitimité d’une telle réflexion ?

Les grands systèmes de pensée se sont effondrés. En même temps, le champ des connaissances s’est tellement étendu, tellement diversifié qu’il semble bien présomptueux de penser légitimement sans se limiter à une spécialisation qui interdit tout point de vue d’ensemble.

Peut-être reste-t-il néanmoins raisonnable de se fonder sur une constatation de bon sens : tout homme occupe une position unique et veille à un poste d’observation qu’il est seul à tenir comme si, dans une tour immense percée de meurtrières ou de trous de souris, chacun était fixé à sa lucarne, bénéficiant de panoramas plus ou moins larges mais toujours limités, ne voyant le monde que peu, ou mal, ne discernant qu’un lambeau de ciel, qu’un arpent de désert, un buisson dans la forêt profonde, un filet d’eau, prenant souvent sa parcelle de lumière pour la totalité des choses, l’interprétant à l’aune de son bout de vision, se perdant dans ses déductions trompeuses et pourtant sommé par son esprit de témoigner sur ce qu’il voit.

Ce texte sur la gratuité prend racines dans mon histoire personnelle. C’est elle - engagements, expériences, lectures, conversations... - qui en a créé la motivation et fourni l’aliment. La pensée comme témoignage critique. Non pas mise en système, mais mise en relation. Avec l’espoir que ce témoignage atteindra d’autres hommes, d’autres centres de pensée qui sont eux aussi placés sur un poste de guet au paysage unique, que de cette rencontre naîtra la vérification des idées et leur enrichissement.

J’ai conscience que la confrontation avec ceux qui, dans une discipline ou dans une autre, ont réfléchi à la gratuité - et la plupart d’entre eux ont des titres plus importants que les miens à le faire -, pourront mettre en défaut bien des idées que j’exprime. D’une certaine manière, je le sollicite. Mais je sais aussi que pour soi comme pour quiconque, c’est prendre ce risque, ou refuser de penser. Contre tout ce qui mutile cette faculté si noble, contre les intimidations multiformes par lesquelles tant de gens sont conduits à y renoncer, je serais comblé si, répondant à une belle expression un peu désuète, la lecture de ce texte pouvait donner à penser.

* * *

Comment être utile ?

Cet essai n’est pas neutre. Il est engagé contre la conquête de l’être par l’avoir. Les idées, les points de vue, les intuitions, les sentiments qu’il exprime et réunit sont polarisés par cet engagement. Face aux valeurs du marché, qu’il combat, il voudrait contribuer à renforcer une culture de la gratuité, à en dessiner la cohérence. S’il aide à la mobilisation des esprits - à leur mise en mouvement, au refus de l’engourdissement sous l’hypnose des pouvoirs de tous ordres -, alors, il est utile. S’il peut être lu non comme un traité, mais comme une proposition, alors, il est utile.

J.-L. S.-D.

Chapitres suivants :
Une frontière à l’empire marchand (II)
Le continent des gratuités (III)
Nouveaux espaces (IV)
Des valeurs à chérir (V)

Périphéries, mars 2002
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