Périphéries

Jean-Louis Sagot-Duvauroux, philosophe

Gratuité(s)

Interventions dans L’Humanité
et dans Le Passant ordinaire

Gratuité des transports et sécurité

On me l’avait dit, mais je n’y avais pas cru. Ça m’avait paru trop énorme. Et pourtant, c’est vrai. Au milieu d’une foison de dispositions contestables officiellement justifiées par la lutte contre le terrorisme, le texte benoîtement baptisé « Loi de sécurité quotidienne » déclare la guerre aux jeunes pauvres des grandes agglomérations à travers un article tellement inique, tellement révoltant qu’on se demande comment il a pu passer sans qu’on en fasse un cas.

Le texte stipule : « Toute personne qui aura, de manière habituelle, voyagé dans une voiture sans être muni d’un titre de transport valable sera punie de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende. » Plus précisément, un jeune qui aura été pris dix fois dans l’année à sauter les barrières du métro pourra être arrêté, emprisonné, dépouillé. Dans une République dont le chef impunissable offre à sa famille des week-end de luxe dans les îles avec des liasses d’argent liquide puisé dans les caisses de l’Etat (si ce n’est pire !), vraiment, ces petits salauds de banlieusards ont bien mérité la taule !

Dans les grandes agglomérations, les jeunes de milieux populaires vivent la ville sous le régime de la double peine. D’une part, leurs familles sont chassées par la spéculation, le racisme et des politiques urbaines de classe dans les cités malcommodes de la périphérie. D’autre part, ils doivent payer les transports urbains deux à trois fois plus cher que les gosses de riches dont les familles occupent les centre-ville. Comme ces gibiers de potence éprouvent le sentiment diffus d’avoir comme les autres le droit d’aller et venir dans leur agglomération, même s’ils n’ont pas un sou en poche, ils l’exercent. C’est désormais puni de prison.

Or la tarification des transports publics urbains, notamment en région parisienne, est un chef d’œuvre d’iniquité marchande. La classe dominante veut bien voir ses subalternes à la tâche dans ses entreprises, mais pas flanant dans les rues de ses quartiers. Et le service public feint de croire que les kilomètres épuisants qu’on fait deux fois par jour pour répondre au bon plaisir de nos maîtres sont de même nature que les voyages qui nous conduisent aux bains de mer. Plus t’en fais, plus tu payes ! En l’absence de proposition politique audible pour corriger cette injustice, les comportements individuels contournent ce qui est ressenti de façon diffuse comme une anomalie. Mais chacun sait bien que sauter une barrière de métro ne menace la sécurité de personne. Chacun voit bien aussi que ces escadrons d’uniformes forcément inefficaces, souvent apeurés et chaque année plus massifs qui nous attendent aux issues du métro créent une tension, une agressivité palpables, qu’ils transforment des actes anodins en moteur à produire du « sentiment d’insécurité ». Que cherche-t-on en punissant de prison les jeunes pauvres qui montent en ville ? A en faire pour de bon des associaux ? A mettre le feu partout ? Pendant ce temps là, le promoteur dont la fortune double parce qu’on ouvre une station de métro à proximité de ses immeubles, l’hyper-marché qui pour la même cause aspire soudain des milliers de consommateurs en plus, l’employeur qui bénéficie d’un réseau de transport lui amenant chaque matin sa cargaison de salariés, le rentier des beaux-quartiers dont la fortune immobilière préservée de la proximité des sales pauvres prospère bourgeoisement, on leur fait quoi ? On leur donne la légion d’honneur ?

Rêvons un peu. Rappelons-nous d’abord, puisque nous parlons du droit d’aller et venir, que les grandes agglomérations construisent et entretiennent, pour des sommes considérables, un vaste réseau de rues et de voies qui sont d’accès gratuit, et nul ne réclame qu’on établisse des péages pour les faire financer par les seuls passants. Est-il absurde d’imaginer qu’on aille dans ce sens pour l’usage des transports publics urbains ? Financement mutualisé de l’impôt, taxation des profits fonciers et immobiliers, contribution patronale, suppression du zonage qui pénalise les quartiers périphériques, gratuité au moins pour les jeunes... Avant de mettre sous les verrous les sauteurs de portillons, peut-être qu’on pourrait réfléchir à des perspectives de cet ordre, peut-être que ça ne ferait pas de mal à la politique, peut-être même que ce serait une forme assez morale de solidarité prospective, car un jour ce sont ces jeunes qui paieront nos retraites.

Reconnaissons la vérité : une répression de classe frappe obsessionnellement les jeunes pauvres sur des points qui n’ont rien à voir avec la « sécurité quotidienne », mais entretiennent un concubinage opiniâtre avec la conservation des injustices ou de l’ordre moral. Contrôles au faciès sous prétexte de traque aux sans papier et répression de la fraude dans les transports publics sont les deux principales manifestations concrètes de l’intimidation policière sur la jeunesse des quartiers populaires. Supprimer cette répression et réparer les injustices ou les hypocrisies qu’elle protège, c’est aussi dégager des moyens pour affronter de vraies menaces sur la sécurité des gens et des biens, c’est aussi se donner l’autorité morale nécessaire pour être entendu de la jeunesse. Quelque chose qui a rapport avec ce que les classiques du marxisme entendaient par « dépérissement de l’Etat ».

L’article 50 de la « Loi de sécurité quotidienne », dans son infamie même, amène en effet à repenser ce que pourrait être une réponse communiste à ce que l’idéologie dominante nomme la « sécurité quotidienne » mais qui est en réalité la question politique essentielle de l’ordre public. La lignée marxiste a depuis des lustres mis en évidence les contradictions structurelles qui caractérisent le maintien de l’ordre dans les sociétés de classes. Ces sociétés génèrent en permanence de l’injustice, du déséquilibre, de la violence, et c’est cet ordre-là, pas un autre que la force répressive de l’Etat a pour mission de maintenir. Mais en même temps, comme cette société-là est également la société tout court, celle où nous vivons tous, le maintien de l’ordre permet au simple citoyen de sortir dans la rue sans se faire égorger, ni voler le fruit de son travail. Et du coup, en attendant que s’apaisent par d’autres voies les tensions provoquées par l’injustice, tout être sensé souhaite être protégé des bandits par la force répressive de l’Etat . Le nier serait se payer de mots.

Comment des communistes peuvent-il se sortir positivement de cette contradiction ?

Premier axe, celui qui fonde la spécificité communiste en matière d’ordre public : le dépérissement de l’Etat. De la même manière qu’en imposant les droits de l’homme, les révolutionnaires de 1789 faisaient en même temps « dépérir » la répression des hérétiques ou la censure des livres et des journaux, les communistes d’aujourd’hui doivent identifier et faire dépérir les champs de l’activité répressive de l’Etat purement et simplement ordonnés à mater la révolte individuelle contre des injustices ou des hypocrisies criantes. Par exemple l’article 50 de la loi de sécurité quotidienne, la traque aux sans papier, voire la pénalisation du canabis...

Deuxième axe : « faire classe » autour de la jeunesse populaire. Ils sont nos enfants, nos jeunes frères, nos jeunes sœurs. Reconnaissance ne signifie pas absolution pour les tracas et les menaces causées par le crime ou la délinquance. On punit aussi ses enfants quand ils empoisonnent la vie de la famille. Mais ne faisons pas comme si nous ne voyions pas les causes sociales des déstructurations individuelles qui conduisent certains des nôtres à commettre des méfaits, ne construisons pas des punitions qui les transformeraient à jamais en ennemis de la société, combattons les représentations qui désignent la jeunesse « des quartiers », nos enfants, comme un corps étranger, une menace extérieure.

Cette « reconnaissance de classe » joue pour la prévention, pour la réinsertion et dans les formes de la répression elle-même. Elle est particulièrement urgente là où elle est le plus profondément mise en doute, c’est à dire chez nos jeunes compatriotes qui ont des origines familiales dans les anciennes colonies.

Troisième axe : « faire classe » contre la délinquance de fait ou de droit de la bourgeoisie. Il n’est pas indifférent et même très criminogène que des tenants du pouvoir politique ou économique se fichent comme d’une guigne du respect des lois qu’ils imposent aux autres. Leur responsabilité dans l’effondrement de l’esprit civique et la multiplication des méfaits est majeure. Sans compter la manipulation des textes à leur profit, comme cette ahurissante décision du Conseil constitutionnel, qui anéantit le principe du droit au travail, pourtant inscrit en toutes lettres dans la Constitution, au nom d’un prétendu « droit d’entreprendre » qui n’y a jamais figuré. Sans compter la spoliation légale, protégée par un océan de lois et de forces, que constitue l’exploitation du travail par le capital.

Ces trois axes permettent d’imaginer une politique de l’ordre public qui prend acte du besoin de sécurité, mais bouge avec les mouvements de la société, avec sa capacité éventuelle à sortir de ses contradictions. Ainsi, les communistes sortiraient du rang et seraient politiquement utiles. Peut-être qu’une grande campagne populaire contre l’article 50 de la Loi de sécurité quotidienne et pour le libre accès de nos jeunes aux transports urbains ne nuirait pas à leur influence, y compris dans les échéances électorales qui s’annoncent. Peut-être même qu’elle les rendraient plus crédibles quand ils réclament parallèlement des moyens supplémentaires pour la protection des personnes.

L’Humanité - 14 février 2002

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A quoi servons-nous ?

A quoi servent donc les communistes ? Posons le principe qu’ils servent d’abord à faire du communisme, à mettre en œuvre ce vieux rêve d’émancipation qui plonge dans la nuit des temps, hante les plus vieux récits, les plus anciens écrits. Cette immémoriale utopie, quelques penseurs du XIXe siècle liés aux classes exploitées invitent à la mettre à l’ordre du jour, décelant dans les rapports de force politiques et sociaux, dans les développements de la science et de la technique, dans les mouvements de l’histoire la possibilité de passer du vœu à l’acte. Trois mots d’ordre dessinent pour eux le communisme. « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » : par la gratuité, l’accès aux biens produits par l’homme peut sortir de la contrainte marchande et des brutales inégalités qu’elle engendre. « Abolition du salariat » : l’activité productrice, seule source des richesses, n’est pas vouée à s’exercer sous la contrainte. « Dépérissement de l’Etat » : la vie sociale peut se dégager de la coercition que l’Etat lui impose du dessus pour assurer un ordre injuste. A ces trois traits fondamentaux du communisme s’en ajoute un quatrième, subordonné aux autres par la tradition marxiste, mais que je propose de placer au premier rang : effacement des oppressions identitaires, comme le racisme ou le pouvoir patriarcal.

La promesse communiste mobilisa des forces immenses et provoqua des commotions historiques inouïes. Mais comme médusés par l’audace de ce programme, les communistes du XXe siècle en repoussèrent le miel à des lendemains brumeux, proposant une transition dictatoriale qui se révéla cauchemardesque. La remise à plat était inévitable. Elle nous invite à regarder sous nos pieds, plutôt qu’au delà de l’horizon. Gratuité ? Oui, en dépit de leurs imperfections, il existe déjà des biens produits par le travail des hommes et qui ont un coût sur le marché, mais dont l’accès est libre pour tous : l’école, les soins sous réserve des remboursements de la sécurité sociale, l’éclairage public ... Libre activité ? La diminution du temps de travail, obtenue par la mobilisation sociale et politique des salariés, ouvre désormais l’existence sur des formes d’action autonomes et en même temps productrices de biens. Dépérissement de l’Etat ? Le PACS ou la liberté de religion enlèvent au pouvoir coercitif de l’Etat la responsabilité d’assurer l’alignement des consciences ou la bonne tenue des couples. Égalité des identités humaines ? Comme revendication mais aussi en vrai, elle explosait dans les manifestations anti-Le Pen des présidentielles.

Oui, il existe bien dans le réel même de notre vie sociale une frontière entre des espaces libérés des grandes oppressions historiques, notamment celle que provoque le capitalisme, et d’autres qui sont encore sous contrôle. Cette ligne frontière est aussi une ligne de front mouvante où les forces engagées dans l’émancipation se heurtent à celles qui profitent de la contrainte. Les communistes ne servent pas seulement à porter l’idée communiste. Ils servent à construire les rapports de force permettant de faire reculer la frontière : ouvrir de nouveaux espaces de gratuité, d’autonomie, de libre activité, de rencontre vraie. Depuis un siècle et demi, le mouvement communiste identifie les luttes de classes comme l’élément axial de ces rapports de force. Les classes exploitées ont en effet un intérêt spécifique à faire reculer la frontière dans le sens d’une plus grande autonomie. Elles en ont aussi la puissance. Les communistes s’y sont longtemps, efficacement identifiés.

Par un effet de cette histoire, leur politique n’est pas seulement de produire du communisme. Elle propose et produit aussi du « social » : augmentation des salaires, amélioration des conditions de travail, allocations diverses, etc. Elle le fait souvent avec une radicalité liée à sa proximité avec les classes populaires. Cette « audace sociale », où est aujourd’hui ramenée presque toute la politique communiste, est politiquement représentée sous la notion de « gauche », c’est pourquoi, étant plus sociaux que par exemple les socialistes, les communistes se présentent comme plus à gauche, comme porteurs de la vraie politique de gauche. Le concept prête à discussion, mais c’est vrai, les communistes servent à pousser vers davantage de mesures sociales.

Dans ce travail utile sur les rapports de force, la part du mouvement communiste que représente le PCF se caractérise par une volonté affirmée et constante d’investir les instances du pouvoir d’État (parlement, gouvernement, pouvoirs publics locaux) chaque fois que l’action politique, le vote démocratique, éventuellement les révolutions le rendent possible. Ce faisant, les communistes savent bien que leurs hommes de pouvoir devront pour une part faire tourner la machine, qu’il leur faudra le plus souvent établir des compromis politiques avec d’autres, qui ne sont pas communistes et sont « moins sociaux ». Mais ils considèrent que les avancées communistes ou sociales qui peuvent être obtenues grâce à cet aspect particulier de l’action sur les rapports de force sont de nature à améliorer concrètement la vie des gens, à faire avancer la société vers davantage de douceur, d’autonomie. Donc ils y vont. Les communistes qui s’inscrivent dans la mouvance du PCF, j’en suis, servent aussi à ça.

Enfin, les communistes veulent donner un outil politique solide à l’utopie tenace par rapport à laquelle il se définissent. Ils ne sont pas un club de discussion, ni une académie populaire. Ils s’organisent pour agir, pour décider, pour répondre ensemble aux questions posées par les mouvements de la société. Les communistes servent à donner une organisation efficace et unie à l’idée communiste.

Je crois que paradoxalement, ces quatre champs d’utilité des communistes sont très en phase avec ce qui se passe dans le pays, notamment dans la jeunesse, dépourvue d’anticommunisme, disposée à mettre en œuvre les grandes causes, mais sans se payer de mots et pour des résultats concrets, quotidiens.

Y sommes-nous ? Il y a un peu plus d’un an, un groupe de communistes lance l’idée d’un grand service public du logement réduisant l’inégalité des avantages entre l’accession à la propriété et la location, incluant une forme d’assurance sociale qui garantirait la gratuité dans tous les moments de l’existence où les revenus ne permettent plus de financer son toit. Cette proposition touche à une question nodale de la crise urbaine. Elle contient du communisme en repoussant fortement et pour tous la contrainte marchande sur l’accès au logement, en diminuant le poids du marché capitaliste sur le foncier urbain et en ouvrant de ce fait sur un développement plus collectif , plus maîtrisé de nos villes. Elle contient du social, en répondant à des urgences vivement ressenties par les catégories les plus pauvres de la population. Elle est de nature à mobiliser des forces sociales considérables et à faire bouger les rapports de force. Elle s’inscrit dans le possible, comme le suggère la proposition socialiste d’instaurer avec des moyens analogues une Couverture logement universelle (CLU). Elle donne du sens à la participation communiste à des pouvoirs de gauche. La discussion contradictoire, souvent passionnée, parfois enthousiaste qui se développe à ce sujet dans L’Humanité et dans les organisations du parti incite à réimaginer les modalités de l’élaboration politique et de la décision à l’intérieur de l’organisation communiste. Mais au bout du compte, rien. Ou plutôt si, ce mot d’ordre : « Lancement d’un plan de construction de logements sociaux », une des 25 propositions sur lesquelles nous étions appelés à voter communiste après cinq ans d’une législature de gauche où le ministre chargé du logement était membre du Parti communiste.

Si nos propositions ne contiennent pas de communisme, si elles sont même moins « audacieuses » que la CLU du Parti socialiste, si elles sont pensées et formulées de telle sorte qu’elles pourraient être réglées de A à Z par un cabinet ministériel, si du coup elles sont inaptes à participer au développement du mouvement populaire et à la modification des rapports de forces, si l’organisation des communistes est incapable de transformer en proposition politique les élaborations qui l’animent, alors, combien même nos tristes scores électoraux seraient multipliés par dix, nous ne servons à rien.

L’Humanité - 7 mai 2002

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La frontière de la gratuité

La gratuité entretient une relation intime avec l’histoire des utopies d’émancipation humaine. D’une certaine manière, la gratuité constitue l’utopie de l’émancipation, reprise notamment par les communistes ou les anarchistes des XIXe et XXe siècles, cette société imaginaire où tous les biens dont l’homme a besoin pour vivre sont produits à suffisance et gratuitement délivrés : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » Or la gratuité n’est pas une fantaisie de l’imagination. Elle existe bel et bien dans la vie sociale comme dans l’expérience individuelle. Il y a, me semble-t-il, des leçons à en tirer.

Tout d’abord, parce que le terme de gratuité est très polysémique et très attaqué par l’actuelle progression des représentations marchandes, quelques précisions. Le fait qu’un bien ait un coût, c’est à dire qu’il ait été produit par du travail vendu, n’empêche pas qu’il puisse être gratuit. Est gratuit ce que je me peux m’approprier de droit, en raison de ce que je suis. Exemple : Je suis un bipède ambulant. Quoi que j’aie en poche, je puis vagabonder dans le bois de Vincennes. La promenade au bois de Vincennes est de droit et gratuite. Je suis père d’un enfant de trois ans. Quels que soient mes moyens financiers, mon fils ira à l’école. L’école est de droit et gratuite. A l’inverse, est payant, est d’appropriation marchande ce dont je ne puis disposer qu’en fonction de ce que j’ai. Exemple : J’ai cent cinquante euros a dépenser ; je peux visiter Disneyland en famille. Disneyland n’est pas « de droit ». Disneyland est d’appropriation marchande. Si j’y entre sans payer, c’est du vol et des Mickey baraqués ont la mission de me le faire comprendre.

De cette définition, qui est tout simplement celle du sens commun, on peut tirer quelques conséquences. La première est qu’en abolissant le rapport marchand, la gratuité trace une frontière très suggestive entre le domaine de l’être et l’empire de l’avoir. Si, la veille de la fête des mères, je sors en ville avec l’idée d’acheter un cadeau, quand j’arrive devant la vitrine, je n’ai encore devant moi que des marchandises, et dans ma poche, la somme que j’ai décidé d’y mettre. Mais lorsque j’ai fait mon choix et que le lendemain, par le don que je fais à ma mère, j’interromps la circulation de la marchandise pour en faire un présent, la valeur d’échange s’estompe au profit de ce que l’expression populaire appelle la « valeur sentimentale ». L’objet quitte la ronde des avoirs. Il s’installe auprès de nous. Il se met à nous augmenter l’existence. Et si un jour il se brise, ma mère, peinée, dira : « Ce n’est pas tellement pour ce que ça valait, mais j’y étais attachée. » Chacun sait bien que la destination finale de la pomme, ce n’est pas d’être vendue, c’est d’être mangée.

Deuxième point, il existe des gratuités pré-marchandes, celles qui s’attachent à des biens que le marché n’a pas encore, ou pas tout à fait annexés : la lumière du soleil, le corps humain, les sentiments, l’activité sexuelle, l’air pur, les bords de mer. Mais il y a aussi des gratuités post-marchandes, socialement construites, payées mais non payantes, gratuités par cotisation, quand la société décide ou reconnaît, souvent à la suite de luttes ardentes, qu’un bien est d’une telle importance pour l’être humain ou pour l’existence même de la société qu’il doit être reconnu comme un droit et gratuitement mis à la disposition de tous : c’est le cas de l’école publique, des soins, par l’intermédiaire de la sécurité sociale, mais aussi de l’éclairage urbain, du ramassage des ordures ou de la voirie. Si l’on retient l’idée d’une parenté profonde entre la gratuité et les grandes utopies d’émancipation - mais la gratuité n’est pas utopique, elle est établie dans certains domaines de notre vie - ne tient-on pas là quelques pistes de réflexion pour penser la faisabilité d’un vrai dépassement de l’empire marchand ?

Au moins pour ce qui est de leur appropriation, des biens répondant à des besoins vitaux peuvent sortir des rapports marchands - gratuité de l’école ou des soins -, comme ils peuvent ne pas y entrer : gratuité du corps humain, gratuité des « dons » de la nature, une notion clef du combat écologiste, communauté de la terre dans biens des pays du Sud.... Cette alternative aux rapports marchands provoque de puissants effets sur les domaines de la vie humaine qu’elle libère. On pourrait même dire qu’en renvoyant chacun à son autonomie, à la capacité qu’il a ou non de profiter des richesses ainsi mises à disposition, la gratuité est, sur le plan de l’appropriation des biens, la forme la plus achevée de la civilisation.

Regardons maintenant du côté des représentations. La gratuité produit dans les esprits des effets singuliers. A côté du bon sens marchand : « tout ce qui est rare est cher », elle construit ses propres évidences : « l’argent ne fait pas le bonheur ». Pour la part de son temps qu’il vend sur le marché, un cadre supérieur vaut davantage qu’un smicard. Mais quand il rend visite à un parent malade, son heure de temps libre, de temps gratuit est mesurée à la même aune que s’il était un pauvre bougre, l’aune de l’égale dignité humaine. On dit alors : ça, c’est sans prix.

Ne faut-il pas voir dans les effets idéologiques de la gratuité - les évidences qu’elle produit- un puissant levier subjectif en faveur de transformations non capitalistes et post marchandes, levier déjà présent dans toutes les têtes, puisque l’expérience de la gratuité, le sentiment d’une dignité qui n’est pas monnayable, est vitale pour tous les hommes. Comme si toute conscience reproduisaient dans ses représentations, et avec une relative étanchéité, les affrontements de classe provoqués par l’extension du capitalisme marchand. Comme si toute conscience pouvait être sollicitée à reconnaître en elle-même le bien fondé de ce que recouvrent les grandes utopies d’émancipation humaine. La question est d’importance si l’on veut enfin penser la faisabilité de transformations radicales, qui soient accompagnées par l’assentiment des consciences, c’est à dire qui ne se traduisent pas par la dictature.

Mille développements théoriques sont possibles. Je pense aux conditions historiques très particulières à travers lesquelles émerge un consensus majoritaire autour de gratuités comme l’école ou la sécurité sociale ; je pense à la gratuité comme moyen d’accorder le droit formel à l’accomplissement concret du droit : l’école gratuite comme moyen de réaliser le droit à l’éducation (demain le logement, les transports urbains, l’art, partout dans le monde les soins contre le paludisme ou le sida ?) ; je pense aux formes tout à fait nouvelles de mixité de l’économie que suggère la cohabitation d’un secteur gratuit et d’un secteur marchand ; je pense aux nouvelles lignes de démarcation qui peuvent être tracées au niveau international, par exemple la mise en place, sur une base de mutualisation, d’un service public mondial de santé ; je pense à la lourde résistance des gratuités acquises, on l’a souvent vu avec l’école ou la sécurité sociale qui font descendre des centaines de milliers de personnes dans la rue dès qu’on les attaque, résistance qui amène peut-être à dénouer la difficulté classique que le dogme stalinien figurait non sans arguments sous le slogan d’irréversibilité du socialisme, un dogme qui joua les premiers rôles dans le soutien des communistes à la dictature. Si nous pouvons effectivement arracher au rapport marchand des espaces de la vie sociale et si ces espaces libérés résistent bien à la reconquête, si le bénéfice qu’on en tire est efficacement intériorisable et qu’il s’inscrit dans nos évidences, alors les problématiques malmenées par l’histoire du « renversement » du capitalisme, de la commotion globale, de l’hésitation à améliorer les choses tout de suite pour ne pas émousser la colère du peuple peuvent peut- être trouver une issue. Tout comme d’ailleurs les solutions inverses - « réformistes » - de la régulation qui tentent d’instiller de la loi sociale dans les mécanismes du marché, mais laissent les rênes à la mécanique et sont bien souvent emportées dans sa danse.

En deçà d’un éventuel élargissement de l’espace gratuit, j’aimerais enfin attirer l’attention sur le dynamisme propre de la notion de gratuité, sa capacité propre à rassembler les forces. La gratuité habite des combats éparpillés sous des rubriques diverses : combat des écologistes contre le rapt de la pure nature au profit de quelques uns, combat des femmes pour le libre amour, combat des mutualistes contre la logique assurancielle qui tue la solidarité, combat des moralistes et des associations contre la vente du sang ou des organes humains, combat de toute la société pour son école ou sa protection sociale, combat des communistes contre ce qu’ils appellent l’argent-roi, des syndicalistes chaque fois qu’ils défendent ces belles et nobles rigidités qui empêchent le marché de mettre ses mains partout, combat des artistes et des poètes dont toute l’activité prêche pour la singularité des choses et contre l’interchangeabilité générale qui est l’objectif et la condition du marché, combat du simple consommateur effrayé de ce que produit en lui l’obscène fascination de la marchandise, du simple téléspectateur qui voit peu à peu s’étendre l’empire du mensonge publicitaire sur l’ensemble de la programmation. Le seul fait d’en prendre conscience et de le dire constitue, me semble-t-il, un vrai point de rassemblement, une vraie ligne de front. C’est pourquoi je crois qu’il serait aujourd’hui très politique de développer, face à l’envahissement débilitant de la marchandise, une véritable culture de gratuité.

Le Passant ordinaire - n°40/41, juin 2002

Voir aussi :
- « La gratuité est un saut de civilisation », entretien avec Jean-Louis Sagot-Duvauroux.
- Une lecture de Pour la gratuité : « Une boussole pour des combats dépareillés », et le texte intégral du livre.
- « Pour la gratuité du logement social », interventions dans L’Humanité.

Périphéries, septembre 2002
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