Ecrivain, formateur pour adultes pendant trente ans et à ce titre observateur sensible du monde du travail, de ses mécanismes, de ses non-dits, Jean Sur était surtout connu de nous pour ses entretiens avec son ami l’orientaliste Jacques Berque. Après la mort de celui-ci, il lui avait écrit un court hommage qui était en même temps un texte politique éblouissant, par sa hauteur de vue chaleureuse, par ce qu’il ébauchait d’une articulation encore possible et désirable entre le personnel et le collectif. Depuis, on l’a rencontré, et on a lu d’autres livres de lui : l’un sur Mai 68, déroutant par sa manière inédite d’en témoigner et de déborder son sujet, l’autre sur son expérience dans les entreprises. Il défend la conviction que l’engagement militant est trop tapageur, induit trop de contraintes subtiles et de relations biaisées pour pouvoir provoquer un changement. A ses yeux - comme aux yeux de Jacques Berque autrefois - « le mal atteint l’anthropologique », et nécessite d’autres recours. Pour cet intellectuel inclassable, recalé des catégories existantes, rétif à tous les embrigadements, Internet semblait le moyen d’expression idéal. Il vient d’ouvrir son site, Résurgences.
« On n’est pas obligés de vivre comme ça -
travailler pour leurs maîtres -
lancer leurs bombes -
manger leur merde
Pourquoi on devrait vomir
les idées qui nous permettront de vivre ? »
Edward Bond, Pièces de guerre III
De Jean Sur, on connaissait peu de choses. Essentiellement, un petit livre d’entretiens avec son ami l’orientaliste Jacques Berque (qui fut professeur au Collège de France), Les Arabes, l’islam et nous, paru en 1995 - peu après la mort de Berque - aux éditions Mille et une nuits, et reprenant un dialogue qui avait eu lieu entre les deux hommes sur Arte. Il y avait ajouté un texte d’hommage à son ami disparu, Un homme matinal, qui nous avait éblouis - et pour en avoir parfois, ici et là, retrouvé des citations, on aime penser qu’on n’avait pas été les seuls. Ce qui s’était glissé là, dans ce livre minuscule (la seconde meilleure vente des Mille et une nuits), c’était, en quelques pages fulgurantes, un texte politique providentiel. Plus exactement, un texte qui montrait la voie d’une manière encore possible et désirable d’articuler le personnel et le collectif, alors qu’on avait été lassé et dégoûté par toutes les manières qui nous avaient été proposées jusque-là, sans être guéri pour autant d’une nostalgie obscure, mais terrible, de cette articulation.
C’était bien cela que Jean Sur avait découvert chez Berque : « En lisant Jacques Berque, le sous-développé que j’étais réapprenait un pays intérieur, une présence parmi les autres, retrouvait des mouvements de l’enfance scellés par le conformisme social, s’essayait à sentir, retrouvait le désir, l’encore et le davantage, le plus et le trop, l’erreur et le vertige. Autre chose aussi, et du même mouvement : la fraternité première des gens qui ont le bonheur de chercher leurs signes vrais. Et aussi le regard neuf qu’ouvre cette fraternité-là, et le goût de réfléchir qu’elle cheville non pas dans la boîte crânienne mais au cœur de la chair. » Dans une époque asphyxiée par une pensée mesquine, fourvoyée dans son culte mortifère du « réalisme », on découvrait, dans l’œuvre de Berque interprétée par lui, une exigence existentielle flamboyante, qu’on avait fini par considérer, à tort, comme un luxe inaccessible. Dans un texte récent, il évoque « l’immense désir de largeur qui, entre deux périodes de soumission dépressive, sollicite, d’une façon toujours plus désespérée, ce reste de liberté dont la propagande ne vient pas à bout ». Il confirmait aussi la légitimité du rêve, sans lequel l’être humain se vide de son énergie vitale et n’est plus capable que d’ajouter le désastre au désastre. Il avait trouvé dans les livres de Berque, écrivait-il, le « souvenir réanimateur des soifs » : « Il y avait plus de demeures dans le désir que je n’avais su l’espérer. » Dans le premier édito de Périphéries, on avait recopié, en guise de manifeste, cette citation qu’il avait extraite de L’Orient second pour en faire une métaphore de la place du rêve dans la vie :
« Lorsque le srâb [le mirage] miroite sur la plaine torride, l’horizon faux et l’horizon vrai y paraissent indissolublement liés. Ainsi les chimères et les réalités vivent-elles ensemble dans les sociétés humaines, pour la déception des hommes, mais aussi pour leur espérance. Comme alternent dans la nature marocaine “mah’ârem” et espaces cultivés, l’illusion et la vérité se mêlent à l’horizon de nos désirs, de nos projets, distincts et pourtant inséparables. Mais le marcheur affronté au “srâb” ? C’est la contemplation de la beauté qui le sauve, la contemplation de cela même qui pourrait le tuer. De longues traînées de brume de chaleur faufilent, dirait-on, le bord de la steppe avec celui du ciel, les lointains proches avec les lointains inaccessibles, le présent avec l’ailleurs. Des lacs illusoires, le reflet des palmiers dans l’eau se proposent à son implacable soif. Le marcheur risque ainsi de perdre sa route. Mais il n’irait pas loin s’il n’était guidé par cette fraîcheur des yeux. »
Quelques années plus tard, se débattant au milieu des immondices idéologiques de l’après-11 septembre, on a opposé au pamphlet haineux d’Oriana Fallaci contre les musulmans, La rage et l’orgueil, une réédition d’autres entretiens, plus longs, entre Jacques Berque et Jean Sur, au titre réconfortant : Il reste un avenir. Le nom de Jean Sur restait auréolé de mystère, synonyme d’une écriture qu’on admirait et à laquelle on aimait puiser. Tout cela était donc en ligne depuis des mois, voire des années, quand, un matin, allez savoir pourquoi celui-là plutôt qu’un autre, le téléphone a sonné. « Je suis Jean Sur ! » a annoncé une voix chaleureuse au bout du fil. Son fils était tombé sur les articles qu’on lui avait consacrés et les lui avait imprimés. L’abstraction prestigieuse s’incarnait. On s’est donné rendez-vous. On a parlé ; il nous a passé quelques-uns de ses livres, qu’on avait ratés. On n’a pas été déçus.
Ce qu’on a le plus envie de répercuter, dans sa pensée, c’est peut-être d’abord cette conviction que le politique ne suffit plus, que ce n’est plus là que l’essentiel se joue. Il n’a pas oublié la conclusion à laquelle était arrivé Jacques Berque dans les derniers temps de sa vie : « Pour lui, qui y était si attaché, écrit-il dans Un homme matinal, la politique n’était plus un recours suffisant pour répondre aux problèmes du temps. Il pensait que le mal atteignait désormais l’anthropologique, le fondamental, et que le remède ne pouvait se situer qu’à ce niveau. » Les transformations essentielles s’opèrent loin des organisations - politiques, associatives -, qui restent impuissantes à les provoquer, quand elles ne les empêchent pas (« qui milite limite », aime-t-il à répéter, reprenant la formule d’un ami) : cette intuition, que l’on voit faire son chemin aujourd’hui chez différents penseurs, il la porte depuis longtemps. Il se méfie des embrigadements, des formatages, des structures qui, dit-il, pratiquent une « restriction de la largeur sous prétexte d’extension de la profondeur. La profondeur ne s’accroît pas quand la largeur diminue. Toute raison supérieure cache une passion inférieure ». A Mai 68, qui a bouleversé de fond en comble sa vie de jeune homme bien lancé dans le milieu littéraire parisien (il avait alors trente-cinq ans), il a consacré un livre, 68 forever, qui est à la fois la célébration la plus vibrante et la critique la plus sévère qu’on en ait lue.
« Je ne peux pas me reconnaître dans quelqu’un qui dénie à 68 une importance décisive. Mais je ne peux absolument pas me reconnaître non plus dans le personnel pour qui Mai 68 a été cet épisode festif et confus sur les ruines ou sur les prolongements duquel ils ont fait carrière ensuite, explique-t-il. Autrement dit, 68 m’évoque quelque chose qui est exactement antithétique aux images que représentent pour moi, quelque talent qu’ils aient par ailleurs, Daniel Cohn-Bendit et Serge July. Soixante-huit, c’était ce que ces gens-là n’étaient pas. Je ne suis en rien preneur de l’image de 68 qui a été véhiculée ensuite par la bourgeoisie française de gauche. Ces gens-là n’ont rien compris, ils se sont servis du souffle libertaire de l’époque pour assurer autrement leur domination. Ils ont tiré leur pouvoir de cette émulsion de sensibilités qu’a été Mai 68. Pour moi, ce n’était pas du tout ça. C’était le signe qu’un monde était en train de finir, mais qu’il finissait aussi en chacun de nous. Jamais je n’ai mieux senti qu’à ce moment la nature des sentiments qui m’avaient habité au cours des années précédentes : j’étais un jeune homme glorieux, on parlait de moi dans les journaux, je pouvais faire le malin dans les dîners en ville, et pourtant, je portais au fond de moi un immense sentiment de malaise, qu’il n’était pas en mon pouvoir de guérir. Tout à coup, tout m’est apparu. Soixante-huit supposait une rupture avec tout ce qui caractérisait l’avant-68, le temps de la hiérarchie, de l’organisation, de l’institution... J’ai été stupéfait de voir à quel point ceux qui prétendaient porter 68 ont mis en avant la hiérarchie, l’organisation nouvelle, l’institution. Pour moi, Mai 68 était une cassure spirituelle. Attendez ! je vous explique : une cassure spirituelle, c’est lorsque la racine même de l’être - qui, à mon sens, est indissociable de sa relation aux autres - est touchée. Nous venions d’atteindre ensemble le point qui permettait de concevoir notre vraie relation aux êtres et au monde. Ça n’a duré qu’un instant, comme quand le soleil n’apparaît qu’un quart de seconde dans un ciel de nuages ; mais tous savaient qu’à partir de ce moment, ce qui existait avant était bel et bien fini. Si bien qu’après, est arrivé le temps du simulacre. Nous sommes entrés dans le temps de tous les simulacres : simulacre de liberté, de démocratie, de communication... Et c’est ce mouvement vers le simulacre qui entraîne la folie matérialiste : pas le contraire. Après 68 est venu le temps des farceurs. »
« Faire changer le monde, ce n’est pas le commenter, c’est changer soi-même de posture vis-à-vis de lui », écrit-il. La relation tapageuse au monde et à la politique qui se noue à l’époque de Mai 68 le laisse sceptique : « La volonté d’être présent à tous les malheurs du monde agit comme une surdétermination bien plus féroce que les contraintes de la vie petite-bourgeoise ; elle n’en est, après tout, que l’expression la plus pure, entre western et Bouvard et Pécuchet. L’inauthenticité de ce qu’on raconte atteint des sommets et contamine même les belles amours libérées. Au nom de la liberté, on se force ; plus la moindre possibilité de solitude, les affaires du monde se discutent à toutes les terrasses. » C’est de façon souterraine, invisible, une fois les événements décantés, que 68, observe-t-il, produit ses véritables effets : « Une jeunesse entre en perplexité. (...) On se découvre une façon bizarre de prendre la vie avec une attention qui crée du détachement, avec du détachement qui crée de l’attention. (...) Sauver le tiers monde, sans doute, mais il commence ici, en eux, en vous, en moi. Penser cela, ce n’est pas fuir. On ne peut pas tout. En même temps que les illusions simplistes s’effacent, d’immenses solidarités, chez les meilleurs, squattent en silence le quotidien. La conscience se fait plus charnelle, on la sent s’appesantir en soi, traînant après elle des parfums étrangers, et le monde entier passe ironiquement en elle comme une harde de fauves traverserait une chambre. »
Prônant « l’inéluctable nécessité d’une rupture à la fois douce et radicale », il vise une qualité de présence au monde qui ne saurait répondre à un mot d’ordre. Il refuse la paresse qui consiste à déléguer la tâche de penser le monde ; il raconte avec ironie l’histoire de ce lecteur anglais qui écrivait à son quotidien favori que, depuis cinquante ans qu’il le lisait, pas une fois le journal n’avait dit autre chose que ce qu’il pensait lui-même : « C’est l’intoxication absolue... » Il écrit dans 68 forever : « Penser, c’est témoigner d’une présence. C’est un acte sauvage. Penser, c’est dire le monde à travers soi, comme on est seul à pouvoir le dire, comme le trahissent forcément ceux qui déclarent qu’ils le voient comme vous. Penser, c’est accomplir par ses chemins propres cet itinéraire de solitude au bout duquel on rencontre tout le monde. C’est s’accompagner sur ce chemin avec une affection raisonnable. » Lorsqu’il rencontre Jacques Berque, peu après Mai 68, à Tunis, il lui demande quel conseil il donnerait à quelqu’un comme lui, dont les récents événements ont mis la vie sens dessus dessous. Berque lui fait cette réponse superbe : « Augmentez votre poids spécifique. »
L’enjeu, dit-il, est la « décolonisation de soi-même ». Les livres de Berque sur les luttes pour l’indépendance en Afrique du Nord avaient eu en lui des résonances étranges. Lui aussi, il s’en rendait compte, avait été « colonisé », dépossédé, et avait une liberté à retrouver, une identité à reconstruire. Il évoque un souvenir de son propre séjour en Algérie, pendant la guerre d’indépendance, lors des 28 mois qu’il a passés au bureau d’action psychologique de l’armée française (« c’étaient les intellectuels de l’affaire, chargés d’expliquer que défendre l’Algérie française, c’était défendre la civilisation chrétienne contre le communisme international »), où il devait se faire rapidement très mal voir. « Dans la vie quotidienne, on assistait alors à des scènes qui ne sont pas sans m’évoquer ce que nous voyons aujourd’hui. Chez le boucher de Bab El Oued, un petit garçon français bourrait de coups de pied les jambes du boucher. La mère faisait semblant de ne pas voir, et le boucher gardait une immobilité terrible ; il avait presque un sourire d’indulgence. Et puis, quand la mère et l’enfant étaient partis, le boucher, pour peu qu’il sente chez vous une complicité, tenait un langage tout autre. Aujourd’hui, les gens supportent de la même manière. Mais ce qu’ils supportent ne leur est pas infligé de l’extérieur ; il n’y a pas un colon, un ennemi facile à désigner, c’est pourquoi il est inexact de poursuivre les vieux discours selon lesquels il suffirait de remplacer ou d’abattre les dirigeants économiques ou politiques pour arriver à un Eden. Nous sommes devenus les colons de nous-mêmes. C’est cette autocolonisation qui est importante. De même que, à l’époque de la colonisation, Berque citait, je crois, Ben Bella, qui disait : “Nous ne nous serions pas soulevés si nous n’avions pas rêvé”, de même il faut aujourd’hui moins se soulever contre un pouvoir que passer à une existence plus libre, plus généreuse, plus ouverte. Il faut en appeler au rêve, comme les colonisés en appelaient au rêve : non pas au nom d’un passé idyllique mythifié, mais sous l’effet d’une pression interne qui leur donnait envie de se “rapatrier”. »
Aucune misanthropie dans son refus des structures : au contraire. « Ce n’est pas parce que je refuse les partis que je refuse la politique. Ce n’est pas parce que je refuse les clubs que je refuse mes semblables. » Sur Résurgences, son site Internet, qui vient d’ouvrir, il écrit : « Ma solitude n’est pas une prison, c’est un porche, un premier pas, un matin. » Et, dans 68 forever : « Tisser et retisser l’étoffe de sa vie, avec le tissu qu’on a, les moyens qu’on a, le talent qu’on a : quoi de plus modeste, de plus silencieux, de plus libre ? Mais le fil de ce tissu conduit aux autres et, de proche en proche, tisse et retisse le monde ; quoi de plus large, de plus ambitieux, de plus nécessaire ? » Ce qu’il semble rechercher, à travers un rapport à soi débarrassé de sa fausseté et de ses distorsions, c’est une relation aux autres qui soit elle-même débarrassée de la fausseté et des distorsions qui en font un fardeau, et finissent par ne plus rien nous faire désirer d’autre que le repli. « Aucun risque en tout cas pour le visiteur, écrit-il sur son site, d’être conduit aux portes d’une chapelle, d’un parti, d’un club. Non pas qu’on ait fait vœu d’éclectisme. Non pas qu’il ne se trouve dans ces chapelles, ces partis, ces clubs, de belles intelligences et de grandes bonnes volontés. Mais les liens qui s’y créent entre les êtres y sont désormais, quoi qu’on fasse, obsolètes, réducteurs, stérilisants. »
Il recherche le point à partir duquel « les autres ne sont plus ces camarades de régiment avec qui l’on marche au pas, avec qui l’on va en quartier libre, avec qui l’on n’évoque jamais, pour les redouter ou pour feindre d’en plaisanter, que les circonstances de la commune captivité. Il en est tant des régiments, et de si raffinés, et de si délicats, et de si savants, et de si altruistes, et qui enferment plus sûrement que le vieux service militaire ! L’autre n’existe que lorsqu’il ne se déduit pas de la circonstance, lorsqu’il la fait éclater comme une coquille. Il ne suffit pas d’être des compagnons de banc sur la galère du bavardage démocratique. Ni des équipiers exaltés par les serments de victoire qui les lient. Ni des partenaires qui négocient la meilleure façon de vivre ensemble ». Quand on parvient à le trouver, ce mode d’être, tout le vieux folklore du militantisme, les gesticulations, le formalisme, le volontarisme, le suivisme, deviennent inutiles : « Plus besoin de barricades, plus besoin de descendre dans la rue, de parler plus haut que sa parole, de désirer plus gros que son désir, de se forcer à penser des choses qu’on ne pense pas, d’entrer dans un style qui n’est pas le sien, de prendre des assassins pour des héros, de réviser sa révolution dans les bouquins, de regarder le CRS de travers, d’avoir honte de son petit confort. Du jamais vu, de quoi désorienter Renseignements généraux et révolutionnaires patentés, de quoi les envoyer défiler bras dessus bras dessous », écrit-il dans 68 forever.
Ce type de relations, c’est ce qu’il a tenté de susciter durant les trente années (entre 1967 et 1997) au cours desquelles il a exercé avec passion le métier de formateur pour adultes. Il y est arrivé bien décidé à ce que les nobles idées qu’il avait glanées dans le milieu littéraire s’appliquent à tous. « Je m’étais mis en tête, raconte-t-il sur Résurgences, d’être le champion d’une idée unique, mais de la défendre avec un acharnement intransigeant : l’urgence, pour les salariés, grands et petits, c’est de se guérir de la lourde carence d’expression dans laquelle on les maintient et où, souvent, ils se complaisent. Propos - en très gros - socratique, que j’ai choisi délibérément, qui ne m’a pas encore valu de boire la ciguë, mais qui m’a constamment placé en position délicate vis-à-vis de toutes les autorités et de la plupart de mes collègues. » Des interventions comme les siennes, qui ne visaient pas le bien des entreprises, mais celui des travailleurs, ne seraient plus imaginables aujourd’hui : on s’en doute, et il le confirme de façon catégorique. Ses rapports avec les dirigeants ont été hostiles, orageux ; souvent, les sessions ont débouché sur des conflits et ont été interrompues. Mais aujourd’hui, même ces conflits ne seraient plus possibles. Dans les années 1980, il a assisté à l’arrivée dans les entreprises du management, qui a causé des dégâts irréversibles en prenant - ou en tentant de prendre - le contrôle des esprits : « Le management a tué le modèle de travail selon lequel le salarié borne sa responsabilité à l’accomplissement honnête de sa tâche et au respect du contrat de travail », constate-t-il dans le livre qu’il a consacré à son expérience. Depuis, cette tyrannie s’est trop emballée pour laisser le moindre interstice par où un agent subversif tel que lui pourrait encore s’infiltrer. La mise en expression, une alternative au management, ainsi s’intitule son livre - il y raconte en particulier une action, la plus achevée, menée entre 1992 et 1996 à EDF.
Mais ce titre ne doit pas tromper : la « mise en expression » qu’il opérait poursuivait des objectifs aux antipodes de ceux du management. Et ce livre est l’une des analyses les plus fines qu’on ait lues sur le travail, sur le conditionnement qu’il implique, sur le sens profond du management, justement parce qu’il tient ensemble, sans jamais lâcher ni sur l’une ni sur l’autre, la plus grande acuité lucide et l’idéalisme le plus exigeant. Ce sont parfois des constats simples, mais d’une simplicité qu’on n’osait plus, et qui fait du bien : « En tant qu’être humain, un salarié ne trouve pas vraiment sa place au travail. L’humanité dont il est porteur y est de trop. La considération qu’on lui porte, l’éventuelle souplesse du règlement, la bonne volonté de sa hiérarchie et la convivialité du climat peuvent au mieux l’aider à supporter ce sentiment d’être en trop, mais ne l’effacent pas. » Ou encore : « Quelque chose empêche la vie d’entrer dans ces lieux, une ombre qui flotte, le soir, dans les bureaux déserts, dans les ateliers soudain inquiétants. Quelque chose fêle les rires, les relations, les amitiés. La vie n’habite pas ici. Elle n’y a pas sa place. On veut la lui donner, on amène des photos d’enfants, des bouquets, des confidences. Ou on prend des mines, on feint de s’exalter sur des chiffres. Mais la vie reste aux portes de l’entreprise, aux portes des cœurs de ceux qui y travaillent, aux portes de notre société. Elle est comme une puissance mendiante qui erre et tourne, on entend son souffle et l’absence que ce souffle révèle et creuse est effrayante. » Ainsi s’explique, selon lui, la souffrance qu’éprouvent tant de salariés, et qui découle du « sentiment poignant de faire semblant » : « Ce mal, tout, dans notre société, le refoule et le nie. »
La situation des travailleurs, pris en tenaille entre des dirigeants qui leur farcissent la tête de leur vocabulaire de gagneurs et des syndicats qui leur proposent de grappiller quelques améliorations, certes non négligeables, de leur condition matérielle, le laisse perplexe. « Dans les entreprises, explique-t-il, on peut parler de tout, des salaires, des conditions de sécurité et d’hygiène ; de tout, sauf de l’essentiel : la signification de tout ça. Le sens même du travail donné, hormis les grotesques proclamations statistiques des dirigeants. C’est un non-dit très fort, qu’on sent quand on arrive pour faire de la formation. Ce qui est intolérable, ce n’est pas que le bureau soit trop petit ou le salaire trop court, même si tout ça est fâcheux, regrettable, tout ce qu’on veut ; l’intolérable, c’est l’idée même que tout cela crée de l’homme et de la société. Suffit-il de le dire pour que ça change ? Non, bien évidemment. Mais le dire, en parler, y réfléchir, se centrer sur les vraies questions, où qu’on en soit soi-même politiquement, idéologiquement, socialement, c’est aller dans le sens d’un progrès. » Il écrit dans son livre : « Il n’est pas besoin d’avoir beaucoup fréquenté les travailleurs pour savoir que leur rêve secret, c’est de sentir que ce qu’ils font rejoint l’intérêt vrai des hommes. »
Il commente : « Je défends l’idée - une idée indéfendable, et contre laquelle je vois bien qu’on pourrait descendre dans la rue - que, si ce que fait une entreprise ne sert pas le bien commun, les employés, eux aussi, devraient protester et s’en aller. Ne les traiter que comme des victimes potentielles, c’est les mépriser. C’est les mutiler de leurs possibilités. On me dira que c’est impossible, qu’ils sont enchaînés par leur condition matérielle, et je vois bien le problème. Je ne peux pas leur demander un héroïsme que peut-être je ne pratique pas assez moi-même, mais il ne s’agit pas d’un héroïsme gratuit : les y encourager, c’est les aider à ne pas aller à la catastrophe, pour eux-mêmes, pour leurs enfants, pour la société. On voit bien que poser ce problème, c’est-à-dire poser son existence en dehors de sa simple signification matérielle, crée de la liberté. Cela crée aussi sans doute beaucoup d’ennuis, mais cela crée de la liberté. Les seules catégories dont le sort matériel m’importe, ce sont les pauvres absolus, et ceux qui dans le monde ne mangent pas : l’amélioration de la puissance de la voiture ou du poste de télévision des autres m’est absolument indifférente. Je crois que le dommage que l’on fait aux gens en les privant à la fois de leur révolte, de leur désir, de leur liberté, est infiniment plus grave que les quelques dommages matériels supplémentaires qu’ils subiraient, au moins pendant un temps, s’ils acceptaient cette histoire. »
« Après 68 est venu le temps du simulacre », disait-il : ce simulacre, il en pointe l’extraordinaire prolifération dans notre société, au point qu’on ne se demande plus pourquoi elle va mal : on s’étonne qu’elle n’aille pas plus mal encore. Il parle sur son site de « l’écart terrifiant » qu’il a toujours constaté et exploré « entre, d’un côté, la sensibilité des travailleurs, la nature des interrogations qui les traversent, la hiérarchie des valeurs inscrite dans leur cœur et dans leur esprit et, de l’autre, les objectifs qu’on leur propose, la violence quotidienne qu’on leur impose, la propagande dont on les abrutit ». Il avertit : « Il faut absolument que cette société s’ouvre à elle-même ses propres souterrains, qu’elle se les réapproprie. Sinon, d’autres vont les ouvrir pour elle, et ce sera ou bien la négativité de la violence, ou bien le jeu méprisant de l’esthétisme : le jour on travaille, on produit, on consomme, et le soir, on se regarde en train de travailler, de produire, de consommer. En parlant des grottes qui servaient de caches au FLN, Berque évoquait le “recours à l’antre”... Ces grottes existent ; si nous ne leur ménageons pas l’accès à la lumière, elles seront d’horribles antres, pleins de puanteur, de régression, de nostalgie sinistre, de mort. Il faut prendre le risque de les ouvrir - et c’est vrai que c’est un peu dangereux : je suis frappé par la récurrence actuelle de l’évocation du mythe de la boîte de Pandore, on ne peut pas allumer la radio sans entendre parler de la boîte de Pandore... C’est par ces grottes, par ces caches que nous avons en nous qu’il faut communiquer, qu’il faut se faire présents. Pour partager les secrets, non pas d’alcôve ou d’argent : ça, ce sont des secrets de polichinelle ; mais les secrets du rêve : tout ce dont on ose rêver en dépit de... Et voilà qui redonne le goût de vivre. »
Le « chemin de liberté » qu’il dessine, « sans outrance, sans inquisition », tient en trois étapes (« je suis désolé de son caractère sommaire ») : « Penser ce qu’on sent, dire ce qu’on pense, faire ce qu’on dit. Ce que les gens sentent a infiniment de valeur, alors qu’ils sont tentés de croire que c’est une bizarrerie personnelle... S’ils se donnent ce plaisir, un doux plaisir lié à l’honneur, ils prépareront aussi autre chose pour leurs enfants. » Il écrit dans 68 forever : « Vivre “à hauteur d’homme”, disait magnifiquement Senghor. Coupé des deux seules sources capables de l’alimenter, la fierté intransigeante de sa liberté personnelle et le sentiment profond de son appartenance au monde, l’homme n’est plus à hauteur d’homme ; il joue à l’humain comme un gamin joue à l’adulte, toute fragilité lui est interdite, et avec elle toute vérité et toute relation, il est condamné à errer dans la fuite perpétuelle que les systèmes d’argent ont balisée pour lui. » La simplicité des remèdes qu’il préconise peut sembler un peu un courte dans un premier temps - jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que la facticité est plutôt du côté des garde-fous et des prétextes qu’on se donne pour éviter de changer. Il écrit encore : « Ce n’est pas seulement du fait de son extrême habileté qu’une tyrannie multiforme dissimule autant qu’elle le peut sa violence, s’entoure de précautions et de séductions, feint de solliciter l’adhésion plutôt que de l’arracher par la force. Bien réelle, cette habileté n’est que le signe d’une faiblesse structurelle : à l’inverse des précédents, ce totalitarisme nouveau ne peut rien sans l’assentiment de ses victimes. » Et il interroge : « Quelle conception vicieuse de la vie fait préférer au combat l’extinction lente au fond d’une cave ? »
« Vous êtes un officiel clandestin », a dit un jour Jean Sur à Jacques Berque, qui avait beaucoup aimé la formule. L’adjectif vaut aussi pour lui, qui reste insaisissable et échappe aux étiquettes. Il a commencé son parcours dans les institutions catholiques : un chrétien de gauche, alors ? Mai 68 a bouleversé sa vie : un soixante-huitard ?... Il a été l’ami proche de Louis Aragon et d’Elsa Triolet, qui étaient très liés au Parti communiste : un coco, dans ce cas ?... Mais lui n’est vraiment nulle part. « On m’a dit trop souvent : “Tu es un égoïste si tu n’entres pas chez nous.” Égoïste si je n’allais pas chez les curés, égoïste si je n’adhérais pas au parti... » Le titre de ses livres les plus récents peut prêter à confusion : si l’on s’y tient, on peut les prendre respectivement, et bien à tort, pour un simple traité sur l’islam, un chromo de Mai 68, une caution du management... Difficile, à première vue, de soupçonner ce qui s’y cache. Sa pensée ne porte pas l’estampille du marketing de la révolte ; elle n’entre dans aucun cadre préétabli. C’est tout à son honneur. Il peut être fier de ce slalom entre les institutions ; il écrit d’ailleurs sur son site : « Aurais-je vraiment eu de la chance si, à dix ans, j’avais vu toutes les portes de la vie se fermer devant moi pour ne laisser ouvert qu’un interminable couloir de la mort et, au bout, sans surprise, l’exécution par l’argent, la carrière, l’image ? Est-ce vraiment une malchance que de se sentir vivre ? » Mais cela implique qu’après quatorze livres, il ne dispose plus de canaux éditoriaux prêts à diffuser ses écrits.
En somme, il est exactement le genre de personnage inclassable, recalé des catégories existantes, pour qui Internet, en supprimant les intermédiaires, constitue le moyen d’expression idéal. Sans compter qu’on est persuadé que le réseau est un lieu privilégié où nouer les relations de qualité qu’il appelle de ses vœux, où envoyer des bouteilles à la mer et tomber sur celles des autres, dans un monde où vos semblables, en dehors du cercle des amis, ont peu d’espaces et d’occasions où présenter un visage qui suscite la curiosité, l’empathie, l’excitation (les collègues de bureau ? les automobilistes des embouteillages de six heures ? la chair à spectacle masochiste de la télé-réalité ? les compagnons de queue à la caisse du supermarché ?...). On n’a pas eu besoin de le lui dire. Lors d’une rencontre ultérieure, il nous a annoncé que l’un de ses fils lui avait proposé de lui monter un site : « Naturellement, si je n’avais pas connu le vôtre, j’aurais éclaté d’un rire gras... »
Dans sa rubrique « carnet » (eh, oui...), il note ses premières impressions : « Ici, sur Internet, rien ne pèse. J’écris à des amis. Connus ? Connaît-on jamais vraiment ? Inconnus ? Ignore-t-on jamais vraiment ? Cette liberté me fait un peu peur. Rien ne doit peser : cela, précisément, pèse. Il faudra renvoyer dos à dos conformisme et anticonformisme, pathos intégré et pathos protestataire. Et tant de choses encore... Je suis tout surpris de m’adresser aux autres directement, directo comme nous disions en jouant aux billes. Aucun filtre, aucun contrôle, personne pour m’expliquer que mon papier n’est pas mal, mais pas très vendable. Et maintenant que vais-je faire ? Vais-je savoir écrire sans canne ? Vais-je pouvoir inventer une forme, une manière, vais-je oser en changer aussi souvent qu’il le faudra ? » On lui fait confiance. Déjà on attrape quelques perles : « A peine avais-je sauté dans le vide qu’une espérance tombait du ciel comme une échelle de corde » ; « chaque vie est un crible, chacun de nous un chercheur d’or » ; « la différence, c’est une manière particulière d’être semblable »... Sur Résurgences, pas d’adresse e-mail, et encore moins de forum. Jean Sur a horreur de tout ce qui pourrait ressembler à un livre d’or : « Il ne faut pas mettre ses gribouillis dans les dessins des autres : il faut regarder les dessins des autres, et faire ses propres dessins. »
Jean Sur, 68 forever, Arléa, 1998 ; La mise en expression, une alternative au management, Syros, 1997 ; Travail et mondialisation (sous la direction d’Ettore Gelpi), L’Harmattan, 2003.
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