Périphéries

Carnet
Novembre 1999

Au fil des jours,
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[02/11/99] Après les élections législatives en Suisse
Genève : le début de la fin du rêve multiculturel ?

Il y a les rouleaux à la pistache de chez Grülke - de petites bûches pralinées enrobées de chocolat noir, fourrées à la pâte d’amandes (on dit « massepain »). Il y a les « châtaignes », avec leurs piquants en sucre, qu’on s’offre à l’automne dans de petits sachets transparents, et pour lesquelles j’aurais du mal à départager les confiseurs de la ville. Il y a le sorbet au marron de chez Hautle, à la texture et au goût incomparables, qui apparaît dans les bacs début décembre et que l’on déguste dès la sortie de la boutique, en marchant dans les rues de la Vieille-Ville, à cette époque de l’année où l’air pur et glacé s’accorde si bien avec la belle rigueur des façades calvinistes. Il y a les « marmites d’Escalade », ces marmites en chocolat remplies de légumes en massepain, que l’on confectionne en décembre pour la fête du même nom : on célèbre alors la déroute des Savoyards lorsqu’ils tentèrent de prendre d’assaut la ville, en 1602, en « escaladant » les murailles (en pleine nuit, les perfides sagouins). Une commère qui avait laissé sa soupe sur le feu durant la nuit renversa sa marmite par sa fenêtre sur la tête d’un assaillant et l’ébouillanta, d’où cette si pertinente tradition, grande pourvoyeuse annuelle de crises de foie... Dans les vitrines des confiseries, les modèles d’exposition des marmites en chocolat, hénaurmes, font fantasmer tous les gamins. En croquant dedans, on se console de l’idée rageante qu’on a failli être dans l’Europe - si seulement nos ancêtres avaient eu le sommeil un peu plus lourd...

Voilà. De tous les clichés qui circulent sur la Suisse, le chocolat est le dernier que je peux assumer sans me sentir écrasée de honte, le seul dont je puisse me sentir fière. C’est toujours mieux que rien, hein... Ne m’enfoncez pas... Oh, ce n’est pas le premier dimanche d’après-élections qui mérite le nom de « dimanche noir ». Mais, avant, on pouvait toujours prétendre que c’était la faute aux Suisses-allemands ; la faute aux péquenots des campagnes ; la faute aux rustres des montagnes ; que de toute manière, ici, à Genève, ville internationale, ville ouverte, ce n’était pas vraiment la Suisse... Or, cette fois, aux élections législatives, le score à Genève du parti de Christoph Blocher, l’UDC, est passé de 0 à 7%.

Quelque chose s’écroule. La seule chose qui me faisait aimer cette ville, c’était le nombre de langues que l’on pouvait entendre, pratiquer, fréquenter, emprunter, dédramatiser, avec lesquelles on pouvait jouer, se familiariser. C’était de compter le nombre de nationalités représentées dans l’appartement que je partageais avec mes copains : franco-chilienne, dano-indonésienne, grecque, italienne, helvético-croate, helvético-germanique, helvético-égyptienne - dans la cuisine, ça parlait anglais, grec, espagnol, danois, italien dans tous les sens... C’était d’écouter bruire l’histoire du monde dans les récits des immigrés, des réfugiés qui avaient échoué dans ce drôle de cocon, dans le « placard » helvétique - la moitié de la population du Canton a des racines toutes fraîches hors du pays. C’était d’assister aux spectacles en italien, en allemand, en espagnol, en anglais, en arménien, au Théâtre Saint-Gervais, tour de Babel artistique ancrée dans les quartiers populaires de la rive droite. C’était de m’empiffrer des chawarmas au poulet et des baclavas du Libanais de la rue de Berne... (Je sais, je pense avec mon estomac.) Genève apparaissait comme un modèle de multiculturalisme, de tolérance, de diversité. Les autorités « communiquaient » sur cette image, encourageaient cette tendance naturelle par des fêtes, des actions dans les écoles. Normal, pensait-on : l’argent adoucit les mœurs... On découvre aujourd’hui que non. Pas forcément.

J’ai déjà un confrère, ici, en France, qui veut partir en reportage dans un village de sauvages des Grisons, qui a refusé à 100% l’entrée dans l’Espace économique européen, et auquel Libération avait consacré un article il y a un an. Il va s’offrir le grand frisson. Grand bien lui fasse. Mais moi, je pense à ceux qui défendent depuis toujours, avec enthousiasme et conviction, une Suisse ouverte et généreuse, forte des identités culturelles multiples qu’elle rassemble en son sein autant que des apports de l’extérieur. Depuis le vote de l’autre jour, leur travail patient, fragile, se retrouve balayé par l’image dévastatrice, et hélas justifiée, d’un « pays de fachos ». Dans les mois, les années qui viennent, ils vont avoir besoin de soutien. C’est-à-dire d’abord d’attention.

Mona Chollet

« « En Suisse, on peut voter pour l’extrême droite sans se salir les mains » » : lire l’article du webzine suisse Largeur.com sur l’UDC, « parti aux deux visages ».

Illustrations : La mosaïque genevoise, aux éditions Zoé, en 1995, par le directeur du Musée d’ethnographie de la ville. - Dans Charlie Hebdo du 28 juin 1995, un article d’André Langaney sur la Genève multiculturelle... et l’illustration de Charb. (Tsss, tsss... Mauvais esprit...)

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Périphéries, 2 novembre 1999
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