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« Vous le connaissez, vous, l’Internet dont ils parlent à la télé et dans les journaux ? Lorsque, au détour d’un article, d’une émission, voire même d’une conversation, Internet est évoqué, j’ai de plus en plus cette impression étrange de n’y avoir jamais mis le pointeur de ma souris. Existe-t-il finalement deux Internets ? Celui que je connais, ce formidable outil d’expression et d’échange (...), et celui qui n’est qu’un énorme supermarché, où l’être humain n’est qu’un chiffre statistique, celui qui aide le capitalisme et le marketing à s’approprier notre avenir ? Internet est-il schizophrène ? » s’interroge Erwan dans son édito de L’Ornitho, ce mois-ci. Pas de chance : c’est le premier Internet, celui qu’on connaît et qu’on aime, qui est aujourd’hui menacé.
Deux offensives en même temps : Lionel Jospin vient de confier au député PS Christian Paul une mission sur la création d’un « organisme de co-régulation d’Internet » dans le but notamment de fixer une « déontologie des contenus ». De son côté, Hervé Bourges, alors que le CSA n’a strictement aucune compétence en matière d’Internet, organise un « Sommet mondial des régulateurs sur Internet », qui s’est ouvert hier à l’UNESCO. Pour discuter de la régulation du réseau (dont il a d’ores et déjà décrété qu’elle était absolument nécessaire), Bourges a invité des délégués de différents pays, parmi lesquels on retrouve des Etats universellement connus pour leur respect scrupuleux de la liberté d’expression : Iran, Turquie, Gabon, Malaisie... Autres intervenants : des représentants de deux groupes industriels, Lagardère et Bertelsmann, largement engagés sur Internet, et que l’on peut supposer plus préoccupés par la nécessité aveugle de gagner des parts de marché que par la promotion du bien public.
Grande absente de cette petite sauterie mondialiste entre gens sérieux : la société civile, c’est-à-dire les simples citoyens, ceux qui ont été les pionniers d’Internet et qui y sont massivement présents aujourd’hui à travers pages personnelles et webzines. Ceux qui, par leur pratique active, quotidienne et responsable du Net, ont acquis une connaissance incontournable du réseau et de ses spécificités, connaissance qui coiffe au poteau celle de bien des politiques et « spécialistes » autoproclamés des « nouveaux médias ». La Coordination permanente des médias libres (CPML) et le Minirézo avaient au moins obtenu du directeur de cabinet d’Hervé Bourges l’assurance écrite qu’une documentation résumant leurs positions quant à la régulation d’Internet serait à la disposition des participants au Sommet.
Non seulement cela n’a pas été le cas, mais les représentants de la Coordination ont été tenus à l’écart de la manifestation, dans un UNESCO quasiment en état de siège. Leur présence a été soigneusement camouflée afin qu’elle n’attire pas l’attention des journalistes présents au sommet. Comme quoi, on peut faire confiance à Bourges quand il assure que, lorsqu’il sera roi d’Internet, il respectera la pluralité des points de vue...
« Nous souhaitons que nos concitoyens sachent comment est filtrée, traitée, l’information qui leur est proposée », a déclaré Catherine Trautmann dans son allocution d’ouverture. Or nous ne voulons pas d’une station d’épuration pour Internet, d’où qu’elle vienne. N’en déplaise à madame la ministre, ses concitoyens ne sont pas seulement consommateurs d’information, mais aussi émetteurs. Et ils doivent pouvoir continuer à l’être sans tomber sous le coup d’une quelconque « déontologie », qui n’a ici aucun sens. Internet est une simple extension de l’un des droits fondamentaux des citoyens : la liberté d’expression. Seule la justice doit pouvoir fixer des limites à cette liberté. En démocratie - simple rappel... -, on ne définit pas ce qu’il est permis, mais ce qu’il est interdit de dire.
Oui, il faut réguler Internet :
En facilitant le travail de la justice ;
En fixant une fois pour toutes la responsabilité, devant la justice, des auteurs de pages web (à l’exclusion complète des hébergeurs et autres prestataires techniques), ce que font très bien les amendements proposés par le député Patrick Bloche ;
En protégeant le citoyen de l’appétit sans limite des marchands, qui veulent à toute force le réduire au simple état de consommateur, sur le Net comme ailleurs.
Mais tout cela peut et doit se faire par des aménagements législatifs, par des décisions fortes et ponctuelles. La mise en place d’un organisme spécifique et permanent, au contraire, encouragerait des pratiques de lobbying dans lesquelles la société civile ne pourrait qu’être perdante, et régulerait le seul secteur du Net qui, justement, ne doit pas l’être. Une autorité de tutelle n’a pas lieu d’être, puisqu’il ne s’agit pas de gérer un nombre limité de canaux de diffusion, comme c’est le cas pour la télévision hertzienne. Il est urgent de refuser le chantage imposé par des visions sécuritaires, frileuses et sensationnalistes d’Internet, visions trop largement répandues, qui justifient à l’avance toutes les censures.
« Article11.net : contre une corégulation assassine du Net », L’Echo du Village, 2 décembre 1999.
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