Ces prolégomènes aux merveilleux contes de fées de la Nouvelle Economie sont gracieusement offerts aux pléiades de jeunes gens, et jeunes filles, qu’une lecture trop rapide des journaux et magazines en 1999 n’auraient pas encore convaincus qu’un avenir résolument radieux s’offre désormais à eux. Vous ne manquerez donc pas, insouciant(e)s écervelé(e)s, de vous précipiter toutes affaires cessantes sur votre i-Mac après lecture de cet article, et de rédiger sur le modèle ci-après une épître que vous adresserez à Messieurs France Telecom, Vivendi, Bouygues, Yahoo !, TF1 et autres rois du monde numérique.

Il conviendra tout d’abord de les informer de vos saines lectures. Comme de la livraison de décembre 1999 de Webmagazine, le dernier fleuron de Prisma-Presse. Afin que nul n’en ignore, Webmagazine vous offrait en effet les dix règles d’or de la Nouvelle Economie :

1- Ne croyez pas qu’il suffit d’avoir la meilleure technologie pour gagner.
2- Soyez objectif : analysez vos atouts, vos faiblesses, et ceux de vos concurrents.
3- Trouvez ou créez un marché sur lequel vous pouvez offrir un service qui vous différencie.
4- Gardez à l’esprit qu’un marché établi est plus difficile à prendre qu’un marché émergent.
5- Un atout technologique n’est pas forcément un atout commercial. Demandez-vous comment transformer l’un en l’autre.
6- Construisez une stratégie avec des articulations logiques.
7- Soyez prêts à réajuster cette stratégie dès que les tendances du marché évoluent.
8- Appuyez-vous sur des partenaires. N’essayez pas de tout faire vous-mêmes.
9- Conduisez vos concurrents vers les segments de marché que vous ne voulez pas occuper.
10- Amenez le marché à partager votre vision. Il s’agit d’évangéliser !

(Vous avez par ailleurs précieusement découpé, à tout hasard, le même accablant tissu de fadaises paru dans le Nouvel Observateur du 2 décembre 1999.)

Quand bien même vous ne débarquez pas à l’instant de Caltech où vous venez de décrocher brillamment votre MBA, Messieurs France Telecom, Vivendi, Bouygues, Yahoo !, TF1, etc., sont déjà favorablement disposés à votre égard. C’est à ce stade que, forts d’une analyse attentive de près de 500 articles parus dans la presse française en 1999, il convient de frapper fort et de vendre L’IDÉE. Votre site web : une plate-forme transactionnelle en ligne qui délivrera gratuitement et automatiquement des articles pré-calibrés à la gloire de la Net-Economy.

BINGO : réduction immédiate des charges d’exploitation de l’ensemble des médias français qui ouvrent leurs colonnes au prêchi-prêcha HTML garant de dynamiques insertions publicitaires à la gloire de Messieurs France Telecom, Vivendi, Bouygues, Yahoo !, TF1, etc. Dans une seconde phase, des efforts de rationalisation, secondés par une puissante campagne de marketing viral, permettront la production-diffusion automatisée en real-video d’un article unique par « push e-mail », à destination de l’ensemble des internautes français connectés au réseau : PC, téléphones portables, Palm-Pilot, etc.

L’ARTICLE 2000 (modèle déposé) :
1- Ils sont jeunes, 18 à 25 ans.
2- Tout petits à l’école, ils étaient les rois de l’Amiga et du Commodore.
3- Ils sont partis deux ans travailler dans la Silicon Valley.
4- Avec trois amis, ils ont réuni un million de francs dans leur entourage familial et amical. La « love money » jaillit à Passy. Un microclimat particulièrement défavorable semble pénaliser pour l’heure Les Minguettes et Sarcelles.
5- Six mois durant, dans leur petit local du Silicon Sentier, ils ont construit le modèle économique de leur start-up. Energie, fraîcheur, inventivité, irradiaient les murs lépreux de la minuscule chambre de bonne dans laquelle la société a emménagé.
6- Enthousiaste, l’équipe de leurs jeunes collaborateurs, non rémunérés, se dépense jour et nuit sans compter pour établir la viabilité du « business model ». Dans les locaux vastes et lumineux que vient d’acquérir l’une de ces nouvelles entreprises qui participe à l’explosion de la Nouvelle Economie, les jeunes collaborateurs émerveillés se voient offrir gratuitement des friandises et des boissons gazeuses (copyright Laurent Mauriac, supplément Emploi, Libération, 12 juillet 1999).
7- Un premier tour de table a permis de lever 10 millions de francs auprès du fonds de capital-risque Gogol International Illimited.
8- La Net-Entreprise travaille à son développement international. Des versions poldo-moldaves, austro-bantoues et guatémalco-souverainistes seront lancées au premier trimestre 2000. Les « partners » de Gogol International Illimited s’inquiètent fugacement de voir l’un de leurs poulains faire l’acquisition d’une Porsche 960, au moment où le compte d’exploitation laisse apparaître un déficit de 40 millions de francs. Mais tout rentre très vite dans l’ordre. Le fondateur devait se rendre très souvent à Montceau-les-Mines pour y rencontrer les gérants du nouveau fonds de capital-investissement qui vient tout juste d’être créé par la Société régionale des veuves de mineurs silicosés.
9- Le dernier classement des 30 Hommes qui font le Net français du Journal du Net consacre la montée en puissance de notre start-up, qui prépare un second tour de table. Il devrait se boucler à hauteur de 60 millions de francs.
10- Après son introduction en bourse, le fondateur de dementia.com aurait, selon une confidence recueillie à l’occasion d’un road-show la semaine dernière, retiré de l’opération 300 millions de francs. Il s’apprête à créer un nouveau réseau de « business-angels », qui sera doté d’un capital initial qui devrait dépasser les 500 millions de francs. On notera avec intérêt le soutien qu’une filiale off-shore de la National Russian Oil Bank apporte à ce fonds. Le petit frère de M. Boris Berezozki pourrait en assurer la vice-présidence.

Le risque : bien sûr, votre futur site, qui offrira gratuitement L’ARTICLE 2000 ci-dessus à l’ensemble des médias français, stoppera net les plans de carrière de la prometteuse phalange de jeunes plumitifs multisupports qui s’emploient journellement à pondre pareilles billevesées, comme vous n’avez pas manqué de la constater en parcourant d’un œil las vos journaux et magazines favoris. Vous allez être haï(e)s, jalousé(e)s.

Avant l’été 2000, votre site alimente l’ensemble des médias français. Vous avez percé. Des centaines de vos jeunes confrères et consœurs, frais émoulus des centres de formation de journalistes et des écoles de commerce, se retrouvent au chômage et se battent pour une place de balayeur dans votre start-up. Vous êtes le roi (la reine) du monde. Meilleurs vœux.