Périphéries

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Août 2001

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[19/08/01] L’Œil de Carafa, de Luther Blissett

« Il est écrit sur la première page : dans la fresque, je suis l’une des figures à l’arrière-plan.
Une écriture soignée, minuscule, sans la moindre bavure, formant des dates, des lieux, des réflexions. C’est le carnet des derniers jours convulsifs.
Les lettres sont vieilles et jaunies, poussières de décennies passées.
La pièce de monnaie du royaume des fous se balance sur ma poitrine, symbole de l’éternelle oscillation des fortunes humaines.
Le livre, le dernier exemplaire rescapé peut-être, n’a plus été ouvert. Les noms sont des noms de morts. Les miens, et ceux des hommes qui ont parcouru ces sentiers tortueux.
Les années que nous avons vécues ont enseveli à jamais l’innocence du monde.
Je vous ai promis de ne pas oublier.
Je vous ai mis à l’abri dans ma mémoire.
Je veux tout maîtriser depuis le début, les détails, le hasard, le flux des événements. Avant que le recul ne brouille mon regard, émoussant le vacarme des voix, des armes, des bataillons, atténuant les rires et les cris. Et pourtant, seul le recul autorise à remonter à un début probable. Un point de départ. Des souvenirs qui recomposent les fragments d’une époque, la mienne et celle de mon ennemi : Q.
 »

Ainsi débute L’Œil de Carafa, fascinant roman d’aventures de 750 pages qui entraîne le lecteur au cœur d’une Europe en pleines convulsions : celles des premières années de la Réforme et des débuts de l’imprimerie, où les idées circulent comme des traînées de poudre et ébranlent le pouvoir tant politique que religieux. Le narrateur, un mystérieux héros aux multiples identités successives, s’engage aux côtés de ceux qui, vite déçus par Martin Luther, veulent faire de la religion réformée un instrument de libération des opprimés : Thomas Müntzer et son armée de paysans, puis les anabaptistes qui s’emparent de la ville de Münster. Toujours en fuite, réchappant par miracle des terribles désastres qui engloutissent à chaque fois ses compagnons d’idéal, celui que ses camarades de Münster connaissaient comme le valeureux capitaine Gert du Puits sillonne l’Europe, de l’Allemagne aux Flandres, de la Suisse à l’Italie, d’autant plus intrépide qu’il est désespéré, ouvert aux rencontres les plus surprenantes, éternellement prêt à lancer aux puissants de nouveaux défis. Au fil des décennies, se fait peu à peu jour dans sa conscience une vérité tétanisante : la trahison d’un homme, un seul, toujours le même, est à l’origine de la ruine de toutes les causes pour lesquelles il s’est batttu, de toutes les défaites qu’il a traversées. En suivant d’un bout à l’autre de l’Europe les indices infimes que chacun sème derrière lui, les deux hommes vont cheminer l’un vers l’autre, pour finalement se retrouver à Venise, et régler les comptes de toute une vie.

D’une révolution technologique à l’autre : au début du livre, une notice indique que « les auteurs et l’éditeur autorisent la reproduction, partielle ou totale, de cette œuvre et sa diffusion par voie télématique, pour l’usage personnel des lecteurs et non dans un but commercial ». Sous le pseudonyme de Luther Blissett se cachent quatre jeunes auteurs italiens, membres des Tute Bianche (les « Tuniques blanches », qui se sont illustrées récemment à Gênes lors des manifestations contre le sommet du G8) de Bologne. Sur Internet, ils animent le collectif Wu Ming, nom qui signifie « Anonyme » en chinois, et sert souvent à signer des écrits interdits. On trouve sur le site leur manifeste, traduit dans une langue qui a l’air de vouloir être du français. Il est des plus éloquents. Ils y disent vouloir écrire des « romans qui puisent la matière vive dans les zones d’ombres de l’Histoire, histoires réelles racontées comme des romans et vice-versa, découverte d’événements oubliés ». « Quelles sont les histoires qui intéressent Wu Ming ? Tout d’abord, des histoires qui aient une tête, une intrigue et une queue. L’expérimentalisme est recevable seulement s’il aide à mieux raconter. Si, au contraire, c’est le doigt derrière lequel se cachent des narrateurs médiocres, en ce qui nous concerne, ils peuvent se le fourrer dans le cul. » Ils peuvent se permettre tous les bras d’honneur qu’ils veulent : avec sa trame magistrale, son héros magnifique, L’Œil de Carafa est un intense plaisir de lecture, qui intègre la réflexion politique dans le plus tumultueux des romans d’aventures.

Luther Blissett, L’Œil de Carafa, Seuil.

Sur le site des Virtualistes, voir la traduction du texte « Nous, multitudes d’Europe... », mis en circulation par Wu Ming avant les manifestations de Gênes.

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