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Les « intellos précaires », c’est cette masse de « pigistes, auteurs, salariés en contrat à durée déterminée, en contrat emploi-solidarité, chercheurs indépendants, vacataires », que la crise a laissés à la périphérie de l’entreprise. Leur niveau d’études (ils sont souvent très diplômés, voire issus de grandes écoles) et leur milieu d’origine les rattachent plutôt à la bourgeoisie, leur fonction est parfois prestigieuse, mais leur statut et leur mode de vie - ou de survie - échappent à toutes les classifications. Un pied en dedans, un pied en dehors de l’entreprise ou de l’institution : une position acrobatique, mais qui, par le point de vue imprenable qu’elle offre sur la société, aiguise le regard.
Elles-mêmes intellos précaires, Anne et Marine Rambach sont allées à la rencontre de cet « OVNI social » et ont découvert une génération « créative, entreprenante et sans concession ». Très vivant, très drôle, leur livre n’est pas une enquête sociologique, plutôt une articulation de témoignages, où l’on passe du cocasse au scandaleux (les thésards étrangers obligés de faire les gardiens de nuit dans la cité universitaire, pour un salaire de misère...). Tout est passé au crible : le quotidien, les rapports avec les employeurs, la vision du monde du travail, les activités bénévoles - parfois plus déterminantes d’une identité sociale que la fonction salariée (c’est le chapitre « Créer ailleurs », où on retrouve Périphéries... Eh, oui : quand on vous dit que les intellos précaires sont partout !). Le style est alerte, l’analyse fine (vu le prestige dont est auréolé le travail intellectuel, le salaire est presque considéré comme indu : l’intello précaire doit en quelque sorte payer pour son travail...) Au passage, la génération des baby-boomers en prend pour son grade : aux commandes dans le monde du travail, elle s’arc-boute sur ses positions pour repousser l’assaut de ceux qui la suivent. Lassée de défendre ses vieux idéaux, elle les déclare caducs ; revenue de tout, elle interdit à la nouvelle génération d’y aller. Mais, patience... « Encore quelques années à tirer avant la retraite. Pas la nôtre (on n’en aura pas). La leur ! »
Il y a quelques années, réfléchissant au projet éditorial de Vacarme, Mathieu Potte-Bonneville théorisait déjà sur la fonction politique de l’intello précaire, sur cette « énergie intellectuelle non-liée, littéralement désaffectée par les transformations actuelles de la production ». Il constatait : « On assiste au déclassement massif d’une population intellectuelle dont la qualification, la formation scientifique, artistique, universitaire, est en raison directe de sa déqualification professionnelle, de son incapacité à inscrire ses compétences dans des cadres institutionnels déterminés, aptes à définir sa tâche et sa fonction. » (« Faire du Vacarme ensemble », février 1998.)
Parce qu’il met dans le mille, parce qu’il donne - et en beauté - une visibilité à un phénomène nouveau et encore peu identifié, Les intellos précaires devrait faire du bruit (voir déjà l’article dans Le Monde du 30 août).
Anne et Marine Rambach, Les intellos précaires, Fayard.
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