Périphéries

Carnet
Février 2002

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[08/02/02] Levi’s : « Un peu d’émotion suivie de beaucoup d’oubli »

En mai 1998, le président de Levi’s, Robert Haas, arborant le maillot du RC Lens, rendait visite aux ouvrières françaises de l’usine d’Yser-La Bassée, dans le Nord. Quelques jours plus tard, il leur écrivait : « Par-dessus tout, je vous remercie d’avoir produit pour moi le cent millionième jean. Je le porterai avec fierté et bonheur et cela me rappellera les 541 merveilleuses personnes d’Yser. Mes meilleurs vœux pour le futur. » Quatre mois plus tard, le groupe annonçait la fermeture de l’usine, en même temps que celle de ses trois usines belges. Ses jeans seront désormais produits en Turquie et aux Philippines. En mars 1999, les « 541 merveilleuses personnes » - dont 86% de femmes - se retrouvent au chômage. En mai et juin 2000, vingt-cinq ouvrières participent à un atelier d’écriture qui aboutit à la publication d’un livre, Les Mains bleues (éditions Sansonnet - lire les extraits publiés par L’Humanité) et à la création d’un spectacle avec la compagnie Vies à Vies : 501 BLUES.

Aujourd’hui, la situation est tragique. Le plan de reclassement mis en place est un échec complet (voir l’article du Monde diplomatique, « Licenciées et engluées », octobre 2001). A la veille de l’élection présidentielle, l’association Les Mains bleues diffuse cette lettre ouverte, qui est aussi une pétition.

« Lettre à mesdames et messieurs les candidats aux élections, aux grands patrons, à tous ceux qui devraient être responsables et qui n’y arrivent pas

Levi’s Yser : 541 licenciés le 12 mars 1999 par la fermeture injustifiable de l’usine.

Nul ne peut dire - n’ose dire - aujourd’hui combien ont retrouvé du travail. Les mesures de reclassement sont un simple échec pour ceux qui les ont décidées ou menées, une vraie catastrophe pour ceux et celles qui les ont subies. Au bout de trois ans, le silence. Autant la lutte a pu émouvoir, autant la peine de longue durée ne suscite que la gêne, la fatigue.

Le spectacle 501 BLUES connaît le succès, les représentations sont nombreuses et c’est tant mieux. Il fait vivre la mémoire de la vie ouvrière chez Levi’s et de la lutte, il donne du travail à cinq ex-ouvrières devenues intermittentes du spectacle, il donne de la force et du courage à plusieurs autres. Le livre Les Mains bleues se vend régulièrement, il fait entrer quelques milliers de francs dans la caisse de l’association des 25 qui l’ont écrit. Tout cela est vrai, spectaculaire, exemplaire mais ne remplit pas la vie et les besoins des 541 !

Leur vie n’est pas un long conte de fées tranquille dans la lumière de la scène. Non !

En trois ans, on sait les deux suicides, les dépressions nerveuses, les divorces, les familles dévastées, les dettes qui montent dangereusement, les vies étouffées et l’avenir noir. Levi’s a fermé ses usines en Belgique et à La Bassée, s’est réorganisé dans des pays pauvres et connaît des bénéfices records. Ici, c’est la misère qui s’abat. Plus d’espoir, plus de joie : survivre.

Et pendant ce temps-là, on nous rabat les oreilles avec la sécurité ! Des emplois. Des emplois pour tous, bien considérés, bien payés ! Voilà ce que nous voulons et qui assurera la sécurité pour nous, pour nos enfants, pour tous et pour pas cher. C’est simple, c’est connu, alors pourquoi remettre sans cesse sur le tapis des questions de surveiller, soupçonner, traquer, punir ? Nous ne sommes pas des délinquants, nous ne sommes pas des bandits : nous sommes les ouvriers déchus du travail. Vous nous avez employés, vous nous avez jetés et vous ne voulez plus de nous ; vous ne voulez rien faire pour nous et au lieu de nous considérer avec confiance vous prétendez que nous faisons peur.

Alors nous voilà aujourd’hui en FIN DE DROITS. FIN DE DROITS, vous vous rendez compte !

Nous sommes sans droits. Allez-vous nous pousser à la mer ? Nous expulser ? Chaque jour l’humiliation s’empire et il faudra encore en avaler une fameuse dose pour seulement prétendre au RMI. Quand nous serons devenus des intouchables, quel but aurez-vous atteint ?

Les Levi’s il y a trois ans, les Marks & Spencer aujourd’hui, les Moulinex, les Thompson, les Lever, tous les autres, est-ce cela qui les attend ? Un peu d’émotion suivi de beaucoup d’oubli ? Est-ce que leur vie sans avenir n’a aucune importance ?

Commence bientôt le printemps électoral, alors écoutez-nous. Nous avons peu à dire :

“DONNEZ-NOUS LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL ET FAITES-NOUS CONFIANCE. TOUT VIENDRA DE LÀ.”

Avant même d’arriver à la date du troisième anniversaire de la fermeture de l’usine, les ASSEDIC déclarent que la majorité des licenciés de Levi’s Yser est en

“FIN DE DROITS”.

Après n’avoir rien fait pour empêcher la fermeture de l’usine, après avoir levé les bras au ciel pour dire qu’on ne pouvait rien pour les salariés, trois ans plus tard on constate froidement qu’ils sont en “FIN DE DROITS”.

Une de ces personnes, établissant son dossier pour le RMI, a eu droit à un refus motivé ainsi : “Vous ne pouvez avoir le RMI, vu que vous êtes propriétaire de votre maison.” Malheur à elle, voilà ce que c’est d’être en “FIN DE DROITS”. »

— -

« Pétition : parce que la justice n’est pas un privilège, parce qu’un salarié vaut bien un actionnaire, parce que la loi doit défendre les plus faibles contre les plus forts, nous nous déclarons en accord avec le présent document, nous refusons énergiquement la mise hors la loi des chômeurs de longue durée, nous exigeons que le crime économique de fermeture injustifiée d’entreprise soit reconnu et réprimé, nous exigeons que la situation des personnes en chômage de longue durée soit reconsidérée et qu’ils soient restaurés dans TOUS LEURS DROITS. »

Les signatures, avec nom, prénom, qualité, adresse, sont à adresser à : Vies à Vies, 142, rue de Wazemmes, 59000 Lille, ou par courrier électronique à : vies-a-vies@wanadoo.fr.

Voir aussi l’article de L’Interdit, « Les esclaves des multinationales se rebiffent ».

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Périphéries, 8 février 2002
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