Périphéries

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Avril 2002

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[25/04/02] Vive la politique !
Par Frédéric Barbe

Je me souviens qu’au début de cette triste campagne électorale - une autre époque déjà - un des porte-parole de Lionel Jospin annonçait fièrement que le candidat socialiste allait restaurer la fonction présidentielle. La réussite est totale de ce point de vue. La fonction présidentielle est restaurée dans ce qu’elle incarne de pire, la confiscation de la démocratie, l’autocratie et la mégalomanie d’une génération de politiciens professionnels et complices, usés jusqu’à la corde. Ainsi nous avons aujourd’hui le choix pour nous représenter entre un manipulateur professionnel occupé à neutraliser les enquêtes judiciaires ouvertes à son encontre et un fasciste qui vit dans la nostalgie de la guerre d’Algérie. A l’évidence, la fonction présidentielle est entièrement restaurée et nous pouvons en remercier les penseurs subtils du parti socialiste qui nous invitent maintenant à voter Chirac, le sortant qui n’a totalisé que 14% des suffrages des électeurs inscrits - en se pinçant le nez.

Trêve d’ironie, davantage encore que le lamentable résultat, c’est le comportement des responsables politiques dimanche soir qui été proprement indigne. Capacité d’autocritique proche de zéro, absence d’analyse sur l’obsolescence complète des institutions de la Cinquième République et en particulier de la fonction présidentielle qui en concentre les perversités, maintien d’un cap sécuritaire revendiqué et appel grégaire à faire barrage à l’extrême droite, l’épouvantail habilement construit depuis vingt ans par les principaux responsables politiques du pays. Plus encore, les remarques sur l’incivisme des abstentionnistes et des électeurs des « petits » candidats doivent être considérées comme des plus incongrues. Accuser les électeurs de la tournure des événements, c’est s’exonérer de tout travail critique, ce travail critique qui est à la base de la politique. Les hauts responsables socialistes semblent tellement persuadés d’incarner l’intérêt général qu’ils ne peuvent comprendre ce qui est arrivé à leur candidat. C’est trop injuste ! nous disent-ils.

Cette ambiance délétère de la soirée de dimanche prend aussi racine dans le fantasme de la dépolitisation, ce refus du politique qui affecterait les électeurs les plus jeunes. Les hommes politiques qui sont invités dans les médias se pensent comme les derniers des justes et ils croient incarner à eux seuls, par leur délégation et leur engagement de parti, la politique. Ils commettent ainsi le péché d’orgueil. C’est bel et bien cette conception étroite, fanée et castratrice de la politique qui est en cause dans la débâcle socialiste. La démocratie représentative n’épuise pas la politique. Vivre en démocratie ne se réduit pas à mettre un bulletin dans l’urne tous les cinq ans. Ainsi se déploie l’erreur d’analyse des responsables socialistes et si beaucoup de jeunes Français, notamment ceux qui ont l’âge d’être au collège ou au lycée, les électeurs de demain, développent une idée très dévalorisée et très négative de la politique, c’est bien parce qu’ils interagissent avec cette conception étroite de la politique véhiculée par les responsables des grands partis. Ce lieu commun adolescent tient en une formule un peu grossière qu’il faut avoir le courage et l’honnêteté de rapporter ici : « la politique c’est de la merde ! ».

C’est donc à un travail de (re)définition qu’il faut s’atteler immédiatement pour bien comprendre notre curieuse situation, en s’appuyant simultanément sur l’expérience et les connaissances des jeunes générations, fussent-elles, en apparence, réduites - dramatiquement - aux personnages des Guignols de l’Info, travail de définition pour établir qui sont les vrais citoyens et ce qu’est la politique. Rien de ce qui est arrivé dimanche n’est franchement nouveau et c’est par un retour sur la candidature dite « fantaisiste » de Coluche aux élections présidentielles de 1981 que l’on peut approcher facilement une définition intégratrice de la politique. En effet, Coluche expose à l’époque, en interview, une définition contradictoire de la politique, mieux, il le fait dans un langage fleuri ou grossier (le lecteur choisira) qui est en gros celui qu’utilisent beaucoup d’adolescents pour décrire la politique devant leurs pairs ou des adultes. Les adolescents qui écoutent cette interview avec un peu d’acuité repèrent immédiatement la contradiction que développe Coluche : l’opposition entre la politique politicienne (« la querelle du PS et du PC, du RER et de l’EDF »), les habitus de la classe politique et la politique de tous les jours, « celle qui est à ras de terre », celle de ceux qui, apparemment, comme Coluche, n’y connaissent rien. D’ailleurs, en 1981, des intellectuels aussi peu fantaisistes que le sociologue Pierre Bourdieu avaient soutenu sa candidature. Coluche a aussi l’avantage de l’exemplarité, son travail pour les Restos du Cœur le montre suffisamment. On attend de pied ferme ceux qui arriveraient à nous démontrer que la création des Restos du Cœur n’a pas été un acte politique. La création et la viabilisation des Restos du Cœur ne sont pas des actes charitables, c’est de la vraie et belle politique, qui a suppléé une carence de la classe politique, inattentive et inactive devant la souffrance de gens qui crevaient la dalle.

Qu’est-ce que la politique alors ? C’est l’ensemble des interactions entre les actes de la vie politique institutionnelle, de la classe politique (quelques milliers ou dizaines de milliers de personnes, surtout des hommes, plutôt âgés) et les actes politiques quotidiens (des millions de citoyens, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, qui ne vivent pas de et dans la classe politique) de ce que l’on nommera ici la société civile. Ces interactions, on pourrait aussi les appeler rapports de force, la politique étant l’ensemble des rapports de force construits dans la classe politique et dans la société civile, ainsi qu’à l’interface des deux. On voit qu’avec une telle définition le spectre de la politique devient des plus intéressants et qu’il nous faut quitter, même temporairement, les Guignols pour faire de la politique, avec ce qu’on est soi-même - dans la compagnie des autres -, ses ignorances, ses lacunes, ses désirs et un souci d’objectiver, de bien comprendre ce qui se passe pour ne pas se faire avoir (selon l’heureuse formule « les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent »). De fait s’il est important de voter, la centration de la citoyenneté sur le vote devient, avec notre définition, un cul-de-sac philosophique et une méprise totale sur les valeurs démocratiques, cul-de-sac dans lequel les responsables politiques français se sont profondément fourvoyés et dans lequel ils ont entraîné leurs électeurs. C’est ainsi que les élus prétendent maintenant choisir les mouvements sociaux qui leur agréent en décernant des brevets de légitimité ou d’illégitimité. Qu’à l’occasion, par exemple, de la grève des instituteurs en Loire-Atlantique réclamant 500 postes pour ce département qui connaît le plus faible taux d’encadrement de France, certains élus locaux de gauche aient violemment reproché à ces derniers leur manque d’exemplarité, est exemplaire de ce genre de méprise. Quoi donc, les instituteurs n’auraient que les urnes pour s’exprimer ? Plus encore, leur statut d’éducateurs exemplaires devraient leur interdire toute autre forme d’expression ? On croit rêver. C’est tout le contraire, la politique. C’est pour tout le monde tout le temps. Au travail, dans la rue, à la maison, dans l’isoloir, au café, dans les bois, à l’école... Des fois on s’emmerde, des fois c’est festif, cela dépend. C’est la démocratie.

Cette centration de la politique sur l’acte électoral et sur la délégation est à la base de la formation à la citoyenneté généreusement dispensée dans nos établissements scolaires. C’est bien dommage de dépenser autant d’argent à construire chez les élèves la représentation d’une classe politique professionnalisée incarnant la quintessence de la démocratie, formatage simpliste pour béni-oui-oui qui ne fait que conforter la plupart des élèves dans leur dégoût du politique, alors même que ces jeunes savent faire plein de choses, qu’ils s’expriment, tout en étant plongés dans une configuration sociale tendue et un horizon professionnel qui ne sont pas des plus simples à vivre. Le constat est alors le suivant : la crise de la politique n’est pas telle qu’on la décrit à la télévision. Nous adultes, franchement, où en étions-nous de la politique quand nous avions dix-huit ans ? Les jeunes électeurs de 2002 sont-ils vraiment si incultes et irresponsables ? Ce serait prendre ses désirs pour des réalités que de croire cela. La politique n’est pas morte chez les jeunes, elle l’est sans doute davantage dans une classe politique qui ne se renouvelle pas, tout occupée qu’elle est à gérer des féodalités électorales et territoriales, à s’approprier la démocratie. Plus encore, la politique se trouve maintenant confrontée à des obstacles nouveaux qui rendent l’exercice politique plus difficile : multiplication des échelles de décision, des enjeux techno-scientifiques, fluctuation et violence des nouveaux et si puissants discours médiatiques, télévisuels notamment, tyrannies des sondages et du paraître, promotion de valeurs qui nient la démocratie et l’égalité humaine, centration sur l’intérêt personnel, la quête du fric, maintien d’injustices sociales niées au plus niveau et en premier lieu, le chômage de masse. Si la lepénisation des esprits est certaine dans la classe politique, laquelle semble tout entière clivée sur la peur et le refus de l’autre, le refus de la main tendue, elle n’est heureusement que très relative dans la population française en général. Il faut remettre ce second tour de barnum institutionnel à sa juste place et le renvoyer à sa profonde incongruité.

On peut alors écrire, sans rougir, vive la politique !, car cette expression est le vrai synonyme de démocratie, sans se réduire jamais à l’acte électoral. La politique est plurielle dans ses opinions et ses moyens, ses lieux, elle est donc par essence désordonnée, « bordélique », aurait dit Coluche. Elle garantit que l’esprit de résistance et l’acte d’entreprendre sont toujours là au cœur de notre société et que le retour aux vieilles lunes autoritaires ne peut tenir lieu de politique, même après le 11 septembre. On se souvient aussi du « matériel électoral » du candidat « fantaisiste » de 1981. A l’époque, Coluche, au terme d’une longue énumération de catégories stigmatisées de la population française, terminait ainsi son avis à la population : « J’appelle tous ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques à voter pour moi, à s’inscrire dans leur mairie et à colporter la nouvelle. » L’expérience a montré que le renoncement politique du « candidat » Coluche soumis à une intense pression policière a été le prélude à la formation d’un puissant parti d’extrême droite. Que la classe politique ait ainsi choisi dans les années quatre-vingt de briser la démarche sincèrement humaniste et populaire du « candidat » Coluche, puis de privilégier peu de temps après la création instrumentale d’un parti politique extrémiste présent aujourd’hui au second tour de l’élection présidentielle, invite à l’examen de conscience et à user de son esprit critique.

La gauche se doit de reprendre les exigences de l’anti-corruption que prétend incarner aujourd’hui le candidat d’extrême droite comme elle se doit d’entreprendre la suppression de cette fonction présidentielle irresponsable qui sert de modèle infernal à tous les niveaux électifs et hiérarchiques de la société française. Assurément, la fonction présidentielle devenue le noyau hyper-scandaleux de la vie politique française, un noyau criminel dans ses aspects les plus obscurs, ceux de la politique africaine de la France, doit disparaître dans ses formes actuelles et au plus vite.

Coluche, réveille-toi, ils sont devenus fous !

F. B.

Frédéric Barbe est géographe, écrivain, éditeur et membre de l’association NEUF (Nantes Est Une Fête), initiatrice notamment du réveillon du premier mai et de la transparence automatisée des comptes publics.

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Périphéries, 25 avril 2002
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